La San-Felice – Tome IV

CXLVIII – LE DERNIER COMBAT

En ne voyant pas revenir celui dont ilconnaissait et avait approuvé le projet, Manthonnet comprit ce quiétait arrivé : c’est que son messager était prisonnier oumort.

Il avait prévu le cas, et, à la ruse quivenait d’échouer, il était prêt à substituer une autre ruse.

Il ordonna à six tambours d’aller battre lacharge au haut de la rue de l’Infrascata, et cela, avec autantd’élan et d’ardeur que s’ils étaient suivis d’un corps d’armée devingt mille hommes.

L’ordre portait, en outre, de battre non pasla charge napolitaine, mais la charge française.

Il était évident que Fra-Diavolo et Mammonecroiraient que le commandant du fort Saint-Elme se décidait enfin àles attaquer et se précipiteraient au-devant des Français.

Ce que Manthonnet avait prévu arriva :aux premiers roulements du tambour, Fra-Diavolo et Mammonesautèrent sur leurs armes.

Ce battement de caisse, ce retentissementsombre, venaient à l’appui de l’ordre donné par le cardinal.

C’était sans doute dans la prévision de cettesortie qu’il avait rappelé Fra-Diavolo près de lui, et ordonné àMammone de se retrancher derrière le musée Borbonico, qui estjustement en face de la descente de l’Infrascata.

– Oh ! oh ! fit Diavolo en secouantla tête, je crois que tu t’es un peu pressé, Mammone, et lecardinal pourrait bien te dire : « Caïn, qu’as-tu fait deton frère ? »

– D’abord, dit Mammone, un Génois n’est pas etne sera jamais mon frère.

– Bon ! si ce n’était pas ce messager quieût menti, si c’était le matelot génois ?

– Eh bien, alors, cela me ferait un crâne deplus.

– Lequel ?

– Celui du Génois.

Et, tout en parlant ainsi, les deux chefsappelaient leurs hommes aux armes, et, dégarnissant Tolède,couraient avec eux vers le musée Borbonico.

Manthonnet entendit tout ce tumulte ; ilvit des torches qui semblaient des feux follets voltigeantau-dessus d’une mer de têtes, et qui, de la place du couvent deMonte-Oliveto, s’élançait vers la salita dei Studi.

Il comprit que le moment était venu de selaisser rouler dans la rue de Tolède, par la strada Taverna-Pentaet par le vico Cariati. Il occupa, avec deux cents hommes, dans larue de Tolède, la place que les avant-postes de Fra-Diavolo et deMammone y occupaient dix minutes auparavant.

Ils prirent aussitôt leur course vers le largodel Palazzo, le rendez-vous commun étant à l’extrémité deSanta-Lucia, au pied de Pizzo-Falcone, en face du château del’Œuf.

Le château de l’Œuf était, en effet, le pointcentral, eu supposant que les patriotes de Manthonnet descendissentpar les Giardini et la rue Ponte-di-Chiaïa.

Mais, comme on l’a vu, la prise des Giardiniavait tout changé.

Il en résulta que, comme la troupe deManthonnet n’était point attendue par la rue de Tolède, on la prit,dans l’obscurité, pour une troupe de sanfédistes, et le poste deSaint-Ferdinand fit feu sur elle.

Quelques hommes de la troupe de Manthonnetripostèrent, et les patriotes allaient se fusiller entre eux,lorsque Manthonnet s’élança seul en avant en criant :

– Vive la République !

À ce cri, répété avec enthousiasme des deuxcôtés, patriotes des barricades et patriotes de San-Martino sejetèrent dans les bras les uns des autres.

Par bonheur, quoiqu’on eût tiré unecinquantaine de coups de fusil, il n’y avait qu’un homme tué etdeux légèrement blessés.

Une quarantaine d’hommes des barricadesdemandèrent à faire partie de l’expédition et furent accueillis paracclamation.

On descendit en silence la rue du Géant, onlongea Santa-Lucia ; à cinq cents pas du château de l’Œuf,quatre hommes des barricades, qui avaient le mot d’ordre, formèrentl’avant-garde, et, pour que même accident ne se renouvelât point,on fit reconnaître la petite troupe à Saint-Ferdinand.

La précaution n’était point inutile. Salvatoavait rejoint avec ses deux cents Calabrais, et Michele avec unecentaine de lazzaroni. On n’attendait plus personne du côté duChâteau-Neuf, et une troupe aussi considérable arrivant parSanta-Lucia eût causé quelque inquiétude.

En deux mots, tout fut expliqué.

Minuit sonna. Tout le monde avait été exact aurendez-vous. On se compta : on était près de sept cents,chacun armé jusqu’aux dents, et disposé à vendre chèrement sa vie.On jura donc de faire payer cher aux sanfédistes la mort dupatriote tué par erreur. Les républicains savaient que lessanfèdistes n’avaient point de mot d’ordre et se reconnaissaient aucris de « Vive le roi ! »

Le premier poste de sanfédistes était àSanta-Maria-in-Portico.

Ils n’ignoraient pas que l’attaque desAlbanais sur les Giardini avait réussi.

Les sentinelles ne furent donc pas étonnées,surtout après avoir entendu une fusillade du côté de la tue deTolède, de voir s’avancer une troupe qui, de temps en temps,poussait le cri de « Vive le roi ! »

Elles la laissèrent approcher sans défiance,et prête à fraterniser avec elles ; mais, victimes de leurconfiance, les unes après les autres, elles tombèrentpoignardées.

La dernière, seule, eut le temps de lâcher soncoup de fusil en criant : « Alarme ! »

Le commandant de la batterie, qui était unvieux soldat, se gardait mieux que les sanfédistes, soldatsimprovisés. Aussi, au coup de fusil et au cri d’alarme, fut-il sousles armes, lui et ses hommes, et le cri « Halte ! »se fit-il entendre.

À ce cri, les patriotes comprirent qu’ilsétaient découverts, et, ne gardant plus aucune réserve, fondirentsur la batterie au cri de « Vive laRépublique ! »

Ce poste était composé de Calabrais et desmeilleurs soldats de ligne du cardinal : aussi le combatfut-il acharné. D’un autre côté, Nicolino, Manthonnet et Salvatofaisaient des prodiges, que Michele imitait de son mieux. Leterrain se couvrait de morts. Il fut repris, abreuvé de sangpendant deux heures. Enfin, les républicains, vainqueurs, restèrentmaîtres de la batterie. Les artilleurs furent tués sur leurs pièceset les pièces enclouées.

Après cette expédition, qui était le butprincipal de la triple sortie, comme il restait encore une heure denuit, Salvato proposa de l’employer en surprenant le bataillond’Albanais qui s’était emparé des Giardini, et qui avait coupé lescommunications du château de l’Œuf avec le couvent deSan-Martino.

La proposition fut accueillie avecenthousiasme.

Alors, les républicains se séparèrent en deuxtroupes.

L’une, sous les ordres de Salvato et deMichele, prit par la via Pasquale, la strada Santa-Teresa à Chiaïa,et fit halte sans avoir été découverte, strada Rocella, derrière lepalais del Vasto.

L’autre, sous les ordres de Nicolino et deManthonnet, remonta par la strada Santa-Catarina, et, découverte àla strada de Chiaïa, commença le feu.

À peine Salvato et Michele entendirent-ils lespremiers coups de fusil, qu’ils s’élancèrent par toutes les portesdu palais et des jardins del Vasto, escaladèrent les murailles desGiardini et tombèrent sur les derrières des Albanais.

Ceux-ci firent une héroïque résistance, unerésistance de montagnards ; mais ils avaient affaire à deshommes désespérés, jouant leur vie dans un dernier combat.

Tous, depuis le premier jusqu’au dernier,furent égorgés : nul n’échappa.

Alors, on laissa pêle-mêle, dans une bouesanglante, Albanais et républicains, et, tout enivrés de leurvictoire, les vainqueurs tournèrent les yeux vers la rue deTolède.

Revenus de leur erreur, Mammone etFra-Diavolo, après avoir reconnu que les tambours de l’Infrascata,en simulant une fausse attaque, ne servaient qu’à voiler lavéritable, étaient revenus prendre leur poste dans la rue deTolède. Ils écoutaient avec une certaine inquiétude le bruit ducombat des Giardini, et, le bruit du combat ayant cessé depuis unedemi-heure, ils s’étaient un peu relâchés de leur surveillance,lorsque, tout à coup, par un réseau de petites rues qui descend duvico d’Afflito au vico della Carita, une avalanche d’hommes seprécipita, repoussant les sentinelles et les avant-postes sur lesmasses, fusillant ou poignardant tout ce qui s’opposait à sonpassage, et, désastreuse, mortelle, dévastatrice, passa à traversl’immense artère, laissant, sur une largeur de trois cents mètres,les dalles couvertes de cadavres, et s’écoula par les rues faisantface à celles par lesquelles elle avait débouché.

Toute la troupe patriote se rallia au largoCastello et à la strada Médina. Les trois chefs s’embrassèrent,car, dans ces situations extrêmes, on ignore, lorsqu’on se quitte,si l’on se reverra jamais.

– Par ma foi ! dit Nicolino en regagnantle château de l’Œuf avec ses deux cents hommes, réduits d’uncinquième, je ne sais si Dieu a ouvert sa fenêtre, mais, s’il nel’a pas fait, il a eu tort : il eût vu un beauspectacle ! celui d’hommes qui aiment mieux mourir libres quede vivre sous la tyrannie.

Salvato était en face du Château-Neuf. Lecommandant Massa s’était tenu éveillé, écoutant avec anxiété lafusillade, qui avait commencé par s’éloigner et s’était rapprochéepeu à peu. Voyant, aux premiers rayons du jour, les républicainsdéboucher par le largo del Castello et la strada Médina, il ouvritles portes, prêt à les recevoir tous s’ils étaient vaincus.

Ils étaient vainqueurs, et chacun, mêmeManthonnet, maintenant que les communications étaient rétablies,pouvait regagner le point d’où il était parti.

La porte du château, qui avait ouvert seslarges mâchoires, les referma donc sur Salvato et ses Calabrais,sur Michele et ses lazzaroni diminués d’un quart.

Nicolino avait déjà repris le chemin duchâteau de l’Œuf ; Manthonnet le suivit, pour regagner lamontagne et rentrer à San-Martino.

Les républicains avaient perdu deux centshommes à peu près ; mais ils en avaient tué plus de sept centsaux sanfédistes, tout étonnés, au moment où ils se croyaientvainqueurs et n’ayant plus rien à craindre, de subir un sieffroyable échec.

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