La San-Felice – Tome IV

CXXXV – OÙ UN HONNÊTE HOMME PROPOSE UNEMAUVAISE ACTION QUE D’HONNÊTES GENS ONT LA BÉTISE DE REFUSER.

L’entretien dura près d’une heure.

Salvato en sortit l’œil sombre et la têteinclinée.

Il descendit la rampe qui conduit deSan-Martino à l’Infrascata, prit un calessino qu’il trouva à ladescente dei Studi et se fit conduire à la porte du palaisroyal, où siégeait le directoire.

Son uniforme lui ouvrait toutes lesportes : il pénétra jusqu’à la salle des séances.

Il trouva les directeurs assemblés etManthonnet leur faisant un rapport sur la situation.

La situation était celle que nous avonsdite :

Le cardinal à Ariano, c’est-à-dire, en quatremarches, pouvant être à Naples ;

Sciarpa à Nocera, c’est-à-dire à deux marchesde Naples ;

Fra-Diavolo à Sessa et à Teano, c’est-à-dire àdeux marches de Naples ;

La République, enfin, menacée par lesNapolitains, les Siciliens, les Anglais, les Romains, les Toscans,les Russes, les Portugais, les Dalmates, les Turcs, lesAlbanais.

Le rapporteur était sombre ; ceux quil’écoutaient étaient plus sombres que lui.

Lorsque Salvato entra, tous les yeux setournèrent de son côté. Il fit signe à Manthonnet de continuer etdemeura debout, gardant le silence.

Quand Manthonnet eut fini :

– Avez-vous quelque chose de nouveau à nousannoncer, mon cher général ? demanda le président àSalvato.

– Non ; mais j’ai une proposition à vousfaire.

On connaissait le courage fougueux etl’inflexible patriotisme du jeune homme : on écouta.

– D’après ce que vient de vous dire le bravegénéral Manthonnet, vous reste-t-il encore quelqueespoir ?

– Bien peu.

– Ce peu, sur quoi repose-t-il ?Dites-le-nous.

On se tut.

– C’est-à-dire, reprit Salvato, qu’il ne vousen reste aucun, et que vous essayez de vous faire illusion à vousmêmes.

– Et à vous, vous en reste-t-il ?

– Oui, si l’on fait de point en point ce queje vais vous dire.

– Dites.

– Vous êtes tous braves, tous courageux ?vous êtes tous prêts à mourir pour la patrie ?

– Tous ! s’écrièrent les membres dudirectoire en se levant d’un seul élan.

– Je n’en doute pas, continua Salvato avec soncalme ordinaire ; mais mourir pour la patrie n’est pas aimerla patrie, et il faut, avant tout, sauver la patrie ; carsauver la patrie, c’est sauver la République, et sauver laRépublique, c’est fixer sur cette malheureuse terre l’intelligence,le progrès, la légalité, la lumière, la liberté, qui, avec leretour de Ferdinand, disparaîtraient pour un demi-siècle, pour unsiècle peut-être.

Les auditeurs ne répondirent que par lesilence, tant le raisonnement était juste et impossible àcombattre.

Salvato continua :

– Lorsque Macdonald a été rappelé dans lahaute Italie et que les Français ont quitté Naples, je vous ai vus,joyeux, vous féliciter d’être enfin libres. Votre amour-proprenational, votre patriotisme de terroir vous aveuglaient ; vousveniez de refaire votre premier pas vers l’esclavage.

Une vive rougeur passa sur le front desmembres du directoire ; Manthonnet murmura :

– Toujours l’étranger !

Salvato haussa les épaules.

– Je suis plus Napolitain que vous,Manthonnet, dit-il, puisque votre famille, originaire de Savoie,habite Naples depuis cinquante ans seulement ; moi, je suis dela Terre de Molise, mes aïeux y sont nés, mes aïeux y sont morts.Dieu me donne ce suprême bonheur d’y mourir comme eux !

– Écoutez, dit une voix, c’est la sagesse quiparle par la voix de ce jeune homme.

– Je ne sais pas ce que vous appelezl’étranger ; mais je sais ceux que j’appelle mesfrères. Mes frères, ce sont les hommes, de quelque pays qu’ilssoient, qui veulent comme moi la dignité de l’individu parl’indépendance de la nation. Que ces hommes soient Français,Russes, Turcs, Tartares, du moment qu’ils entrent dans ma nuit unflambeau à la main et les mots de progrès et de liberté à labouche, ces hommes, ce sont mes frères. Les étrangers,pour moi, ce sont les Napolitains, mes compatriotes, qui, réclamantle pouvoir de Ferdinand, marchant sous la bannière de Ruffo,veulent nous imposer de nouveau le despotisme d’un roi imbécile etd’une reine débauchée.

– Parle, Salvato ! parle ! dit lamême voix.

– Eh bien, je vous dis ceci : vous savezmourir, mais vous ne savez pas vaincre.

Il se fit un mouvement dans l’assemblée :Manthonnet se retourna brusquement vers Salvato.

– Vous savez mourir, répéta Savalto ;mais vous ne savez pas vaincre, et la preuve, c’est que Bassetti aété battu, c’est que Schipani a été battu ; c’est quevous-même, Manthonnet, avez été battu.

Manthonnet courba la tête.

– Les Français, au contraire, savent mourir.Ils étaient trente-deux à Cotrone ; sur trente-deux, quinzesont morts et onze ont été blessés. Ils étaient neuf mille àCivita-Castellana, ils avaient devant eux quarante mille ennemis,qui ont été vaincus. Donc, je le répète, les Français non-seulementsavent mourir, mais encore savent vaincre.

Nulle voix ne répondit.

– Sans les Français, nous mourrons, nousmourrons glorieusement, nous mourrons avec éclat, nous mourronscomme Brutus et Cassius sont morts à Philippes ; mais nousmourrons en désespérant, nous mourrons en doutant de la Providence,nous mourrons en disant : « Vertu, tu n’es qu’unmot ! » et, ce qu’il y a de plus terrible à penser, c’estque la République mourra avec nous. Avec les Français, nousvaincrons, et la République sera sauvée !

– C’est donc à dire, s’écria Manthonnet, queles Français sont plus braves que nous ?

– Non, mon cher général, nul n’est plus braveque vous, nul n’est plus brave que moi, nul n’est plus brave queCirillo, qui m’écoute et qui déjà deux fois m’a approuvé ; et,lorsque l’heure de mourir sera venue, nous donnerons la preuve, jel’espère, que nul ne mourra mieux que nous. Kosciusko aussi étaitbrave ; mais, en tombant, il a dit ce mot terrible que troisdémembrements ont justifié : Finis Poloniœ !Nous dirons en tombant, et vous tout le premier, je n’en doute pas,des mots historiques ; mais, je le répète, si ce n’est pournous, du moins pour nos enfants, qui auront notre besogne àrefaire, mieux vaut ne pas tomber.

– Mais, dit Cirillo, ces Français, oùsont-ils ?

– Je descends de Saint-Elme, réponditSalvato ; je quitte le colonel Mejean.

– Connaissez-vous cet homme ? demandaManthonnet.

– Oui c’est un misérable, répondit Salvatoavec son calme habituel, et voilà pourquoi l’on peut traiter aveclui. Il me vend mille Français.

– Il n’en a que cinq cent cinquante !s’écria Manthonnet.

– Pour Dieu, mon cher Manthonnet, laissez-moifinir ; le temps est précieux, et, si je pouvais acheter dutemps comme je puis acheter des hommes, j’en achèterais aussi. Ilme vend mille Français.

– Nous pouvons, tout battus que nous sommes,rassembler encore dix ou quinze mille hommes, dit Manthonnet, etvous comptez faire avec mille Français ce que vous ne pouvez pasfaire avec quinze mille Napolitains ?

– Je ne compte point faire avec mille Françaisce que je ne puis pas faire avec quinze mille Napolitains ;mais, avec quinze mille Napolitains et mille Français, je puisfaire ce que je ne ferais pas avec trente mille Napolitainsseuls !

– Vous nous calomniez, Salvato.

– Dieu m’en garde ! Mais l’exemple estlà. Croyez-vous que, si Mack eût eu mille hommes de vieillestroupes, mille vieux soldats disciplinés, habitués à la victoire,mille soldats du prince Eugène ou de Souvarov, notre défaite eûtété si rapide, notre déroute si honteuse ? Car j’étaisd’esprit, sinon de cœur, avec les Napolitains qui fuyaient etcontre lesquels j’avais combattu ; mille Français, voyez-vous,mon cher Manthonnet, c’est un bataillon carré, et un batailloncarré, c’est une forteresse que rien n’entame, ni artillerie nicavalerie ; mille Français, c’est une barrière que l’ennemi nefranchit pas, une muraille derrière laquelle le soldat brave, maispeu habitué au feu, mal discipliné, se rallie, se reforme.Donnez-moi le commandement de douze mille Napolitains et de milleFrançais, et je vous amène ici dans huit jours le cardinal Ruffopieds et poings liés.

– Et il faut absolument que ce soit vous quicommandiez ces douze mille Napolitains et ces mille Français,Salvato ?

– Prenez garde, Manthonnet ! voici unmauvais sentiment, quelque chose de pareil à l’envie qui vous mordle cœur.

Et, sous le regard placide du jeune homme,Manthonnet, courbé, quitta sa place et vint lui donner la main.

– Pardonnez, mon cher Salvato, dit-il, à unhomme encore tout meurtri de sa dernière défaite. Si la chose vousest accordée, voulez-vous de moi pour votre lieutenant ?

– Continuez donc, Salvato, dit Cirillo.

– Oui, il faut absolument que ce soit moi quicommande, reprit Salvato, et je vais vous dire pourquoi :c’est qu’il faut que les Français sur lesquels je compte m’appuyer,les mille Français qui seront mon pilier d’airain, ces milleFrançais me voient combattre, parce que ces mille Français saventque non-seulement j’étais l’aide de camp, mais encore l’ami dugénéral Championnet. Si j’eusse été ambitieux, j’eusse suiviMacdonald dans la haute Italie, c’est-à-dire sur le terrain desgrandes batailles, là où l’on devient en trois ou quatre ansDesaix, Kléber, Bonaparte, Murat, et je n’eusse point demandé moncongé pour commander une bande de Calabrais sauvages et mourirobscurément dans quelque escarmouche contre des paysans commandéspar un cardinal.

– Et ces Français, demanda le président, quelprix vous les vend le commandant de Saint-Elme ?

– Pas ce qu’ils valent, certainement, – il estvrai que ce n’est point à eux, mais à lui que je les paye, – cinqcent mille francs.

– Et ces cinq cent mille francs, où lesprenez-vous ? demanda le président.

– Attendez, répondit Salvato toujourscalme ; car ce n’est point cinq cent mille francs qu’il mefaut, c’est un million.

– Raison de plus. Je le répète, oùprendrez-vous un million, quand nous n’avons peut-être pas dixmille ducats en caisse ?

– Donnez-moi pouvoir sur la vie et sur lesbiens de dix riches citoyens que je vous désignerai par leur nom,et, demain, le million sera ici, apporté par eux-mêmes.

– Citoyen Salvato, s’écria le président, vousnous proposez là ce que nous reprochons à nos ennemis de faire.

– Salvato ! murmura Cirillo.

– Attendez, dit le jeune homme. J’ai demandé àêtre écouté jusqu’au bout, et, à chaque instant, vousm’interrompez.

– C’est vrai, nous avons tort, dit Cirillo ens’inclinant. Parlez.

– J’ai, à la connaissance de tous, repritSalvato, pour deux millions de biens, de masseries, de terre, demaisons, de propriétés enfin, dans la province de Molise. Ces deuxmillions de propriétés, je les donne à la nation. Naples sauvée,Ruffo en fuite ou pris, la nation fera vendre mes terres etremboursera les dix citoyens qui m’auront prêté ou plutôt qui luiauront prêté cent mille francs.

Un murmure d’admiration se fit entendre parmiles directeurs. Manthonnet jeta ses bras au cou du jeune homme.

– Je demandais à servir sous toi commelieutenant, dit-il ; veux-tu de moi comme simplevolontaire ?

– Mais, demanda le président, tandis que tuconduiras tes quinze mille Napolitains et tes mille Français contreRuffo, qui veillera à la sûreté et à la tranquillité de laville ?

– Ah ! dit Salvato, vous venez de toucherle seul écueil : c’est un sacrifice à faire, c’est un partiterrible à prendre. Les patriotes se réfugieront dans les forts etles garderont en se gardant eux-mêmes.

– Mais la ville ! la ville !répétèrent les directeurs en même temps que le président.

– C’est huit jours, dix jours d’anarchiepeut-être à risquer !

– Dix jours d’incendie, de pillage, demeurtres ! répéta le président.

– Nous reviendrons victorieux et nouschâtierons les rebelles.

– Leur châtiment rebâtira-t-il les maisonsbrûlées ? reconstruira-t-il les fortunes détruites ?rendra-t-il la vie aux morts ?

– Dans vingt ans, qui s’apercevra que vingtmaisons ont été brûlées, que vingt fortunes ont été détruites, quevingt existences ont été tranchées ? L’important est que laRépublique triomphe : car, si elle succombe, sa chute serasuivie de mille injustices, de mille malheurs, de mille morts.

Les directeurs se regardèrent.

– Passe donc dans la chambre voisine, dit leprésident à Salvato, nous allons délibérer.

– Je vote pour toi, Salvato ! criaCirillo au jeune homme.

– Je reste pour influer, s’il est possible,sur la délibération, dit Manthonnet.

– Citoyens directeurs, dit Salvato en sortant,rappelez-vous ce mot de Saint-Just : « En matière derévolution, celui qui ne creuse pas profond, creuse sa proprefosse. »

Salvato sortit et attendit, comme il en avaitreçu l’ordre, dans la chambre voisine.

Au bout de dix minutes, la porte de la chambres’ouvrit ; Manthonnet vint au jeune homme, lui prit le bras,et, l’entraînant vers la rue :

– Viens, lui dit-il.

– Où cela ? demanda Salvato.

– Où l’on meurt.

La proposition du jeune homme était repousséeà l’unanimité, moins une voix.

Cette voix, c’était celle de Cirillo.

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