La San-Felice – Tome IV

CXLI – LA JOURNÉE DU 13 JUIN.

Sans doute, des ordres avaient été donnésd’avance pour que ces trois coups de canon fussent un doublesignal.

Car à peine le grondement du dernier se futéteint, que les deux prisonniers du Château-Neuf, qui avaient étécondamnés la surveille, entendirent, dans le corridor quiconduisait à leur cachot, les pas pressés d’une troupe d’hommesarmés.

Sans dire une parole, ils se jetèrent dans lesbras l’un de l’autre, comprenant que leur dernière heure étaitarrivée.

Ceux qui ouvrirent la porte les trouvèrentembrassés, mais résignés et souriants.

– Êtes-vous prêts, citoyens ? demandal’officier qui commandait l’escorte, et à qui les plus grandségards avaient été recommandés pour les condamnés.

Tous deux répondirent :« Oui, » en même temps, André avec la voix, Simon par unsigne de tête.

– Alors, suivez-nous, dit l’officier.

Les deux condamnés jetèrent sur leur prison cedernier regard que jette, mêlé de regrets et de tendresse, sur soncachot celui que l’on conduit à la mort, et, par ce besoin qu’al’homme de laisser quelque chose après lui, André, avec un clou,grava sur la muraille son nom et celui de son père.

Les deux noms furent gravés au-dessus du litde chacun.

Puis il suivit les soldats, au milieu desquelsson père était déjà allé prendre place.

Une femme vêtue de noir les attendait dans lacour qu’ils avaient à traverser. Elle s’avança d’un pas fermeau-devant d’eux ; André jeta un cri et tout son corpstrembla.

– La chevalière San-Felice !s’écria-t-il.

Luisa s’agenouilla.

– Pourquoi à genoux, madame, quand vous n’avezà demander pardon à personne ? dit André. Nous savonstout : le véritable coupable s’est dénoncé lui-même. Maisrendez-moi cette justice qu’avant que j’eusse reçu la lettre deMichele, vous aviez déjà la mienne.

Luisa sanglotait.

– Mon frère ! murmura-t-elle.

– Merci ! dit André. Mon père, bénissezvotre fille.

Le vieillard s’approcha de Luisa et lui mit lamain sur la tête.

– Puisse Dieu te bénir comme je te bénis, monenfant, et écarter de ton front jusqu’à l’ombre dumalheur !

Luisa laissa tomber sa tête sur ses genoux etéclata en sanglots.

Le jeune Backer prit une longue boucle de sescheveux blonds flottants, la porta à ses lèvres et la baisaavidement.

– Citoyens ! murmura l’officier.

– Nous voici, monsieur, dit André.

Au bruit des pas qui s’éloignaient, Luisareleva la tête, et, toujours à genoux, les bras tendus, les suivitdes yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu à l’angle de l’arc detriomphe aragonais.

Si quelque chose pouvait ajouter à latristesse de cette marche funèbre, c’étaient la solitude et lesilence des rues que les condamnés traversaient, et pourtant cesrues étaient les plus populeuses de Naples.

De temps en temps, cependant, au bruit des pasd’une troupe armée, une porte s’entre-bâillait, une fenêtres’ouvrait, on voyait une tête craintive, de femme presque toujours,passer par l’ouverture, puis la porte ou la fenêtre se refermaitplus rapidement encore qu’elle ne s’était ouverte : on avaitvu deux hommes désarmés au milieu d’une troupe d’hommes armés, etl’on devinait que ces deux hommes marchaient à la mort.

Ils traversèrent ainsi Naples dans toute salongueur et débouchèrent sur le Marché-Vieux, place ordinaire desexécutions.

– C’est ici, murmura André Backer.

Le vieux Backer regarda autour de lui.

– Probablement, murmura-t-il. Cependant, ondépassa le Marché.

– Où vont-ils donc ? demanda Simon enallemand.

– Ils cherchent probablement une place pluscommode que celle-ci, répondit André dans la même langue : ilsont besoin d’un mur, et, ici, il n’y a que des maisons.

En arrivant sur la petite place de l’églisedel Carmine, André Backer toucha du coude le bras de Simon et luimontra des yeux, en face de la maison du curé desservant l’église,un mur en retour sans aucune ouverture.

C’est celui contre lequel est élevéaujourd’hui un grand crucifix.

– Oui, répondit Simon.

En effet, l’officier qui dirigeait la petitetroupe s’achemina de ce côté.

Les deux condamnés pressèrent le pas, et,sortant des rangs, allèrent se placer contre la muraille.

– Qui des deux mourra le premier ?demanda l’officier.

– Moi ! s’écria le vieux.

– Monsieur, demanda André, avez-vous desordres positifs pour nous fusiller l’un après l’autre ?

– Non, citoyen, répondit l’officier, je n’aireçu aucune instruction à cet égard.

– Eh bien, alors, si cela vous était égal,nous vous demanderions la grâce d’être fusillés ensemble et en mêmetemps.

– Oui, oui, dirent cinq ou six voix dansl’escorte, nous pouvons bien faire cela pour eux.

– Vous l’entendez, citoyen, dit l’officierchargé de cette triste mission, je ferai tout ce que je pourraipour adoucir vos derniers moments.

– Ils nous accordent cela ! s’écriajoyeusement le vieux Backer.

– Oui, mon père, dit André en jetant son brasau cou de Simon. Ne faisons point attendre ces messieurs, qui sontsi bons pour nous.

– Avez-vous quelque dernière grâce à demander,quelques recommandations à faire ? demanda l’officier.

– Aucune, répondirent les deux condamnés.

– Allons donc, puisqu’il le faut, murmural’officier ; mais, sang du Christ ! on nous fait faire làun vilain métier !

Pendant ce temps, les deux condamnés, Andrétenant toujours son bras jeté autour du cou de son père, étaientallés s’adosser à la muraille.

– Sommes-nous bien ainsi, messieurs ?demanda le jeune Backer.

L’officier fit un signe affirmatif. Puis, seretournant vers ses hommes :

– Les fusils sont chargés ?demanda-t-il.

– Oui.

– Eh bien, à vos rangs ! Faites vite ettâchez qu’ils ne souffrent pas : c’est le seul service quenous puissions leur rendre.

– Merci, monsieur, dit André.

Ce qui se passa alors fut rapide comme lapensée.

On entendit se succéder les commandements de« Apprêtez armes ! – En joue ! –Feu ! »

Puis une détonation se fit entendre.

Tout était fini !

Les républicains de Naples, entraînés parl’exemple de ceux de Paris, venaient de commettre une de cesactions sanglantes auxquelles la fièvre de la guerre civileentraîne les meilleures natures et les causes les plus saintes.Sous prétexte d’enlever aux citoyens toute espérance de pardon, auxcombattants toute chance de salut, ils venaient de faire passer unruisseau de sang entre eux et la clémence royale ; – cruautéinutile qui n’avait pas même l’excuse de la nécessité.

Il est vrai que ce furent les seules victimes.Mais elles suffirent pour marquer d’une tache de sang le manteauimmaculé de la République.

Au moment même où les deux Backer, frappés desmêmes coups, tombaient enlacés aux bras l’un de l’autre, Bassettiallait prendre le commandement des troupes de Capodichino,Manthonnet celui des troupes de Capodimonte, et Writz celui destroupes de la Madeleine.

Si les rues étaient désertes, en échangetoutes les murailles des forts, toutes les terrasses des maisonsétaient couvertes de spectateurs qui, à l’œil nu ou la lunette à lamain, cherchaient à voir ce qui allait se passer sur cet immensechamp de bataille qui s’étendait du Granatello à Capodimonte.

On voyait sur la mer, s’allongeant deTorre-del-Annonciata au pont de la Madeleine, toute la petiteflottille de l’amiral Caracciolo, que dominaient les deux vaisseauxennemis, la Minerve, commandée par le comte de Thurn, etle Sea-Horse, commandé par le capitaine Bail, que nousavons vu accompagner Nelson à cette fameuse soirée où chaque damede la cour avait fait son vers, et où tous ces vers réunis avaientcomposé l’acrostiche de Carolina.

Les premiers coups de fusil qui se firententendre, la première fumée que l’on vit s’élever, fut en avant dupetit fort du Granatello.

Soit que Tchudy et Sciarpa n’eussent pointreçu les ordres du cardinal, soit qu’ils eussent mis de la lenteurà les exécuter, Panedigrano et ses mille forçats se trouvèrentseuls au rendez-vous, et n’en marchèrent pas moins hardiment versle fort. Il est vrai qu’en les voyant s’avancer, les deux frégatescommencèrent, pour les soutenir, leur feu contre le Granatello.

Salvato demanda cinq cents hommes de bonnevolonté, se rua à la baïonnette sur cette trombe de brigands, lesenfonça, les dispersa, leur tua une centaine d’hommes et rentra aufort avec quelques-uns des siens seulement hors de combat ;encore avaient-ils été atteints par les projectiles lancés des deuxbâtiments.

En arrivant à Somma, le cardinal fut averti decet échec.

Mais de Cesare avait été plus heureux. Ilavait ponctuellement suivi les ordres du cardinal ; seulement,apprenant que le château de Portici était mal gardé et que lapopulation était pour le cardinal, il attaqua Portici et se renditmaître du château. Ce poste était plus important que celui deResina, fermant mieux la route.

Il fit parvenir la nouvelle de son succès aucardinal en lui demandant de nouveaux ordres.

Le cardinal lui ordonna de se fortifier dumieux qu’il lui serait possible, pour couper toute retraite àSchipani, et lui envoya mille hommes pour l’y aider.

C’était ce que craignait Salvato. Du haut dupetit fort du Granatello, il avait vu une troupe considérable,contournant la base du Vésuve, s’avancer vers Portici ; ilavait entendu des coups de fusil, et, après une courte lutte, lamousquetade avait cessé.

Il était clair pour lui que la route de Naplesétait coupée, et il insistait fortement pour que Schipani, sansperdre un instant, marchât vers Naples, forçât l’obstacle et revîntavec ses quinze cents ou deux mille hommes, protégés par le fort deVigliana, défendre les approches du pont de la Madeleine.

Mais, mal renseigné, Schipani s’obstinait àvoir arriver l’ennemi par la route de Sorrente.

Une vive canonnade, qui se faisait entendre ducôté du pont de la Madeleine, indiquait que le cardinal attaquaitNaples de ce côté.

Si Naples tenait quarante-huit heures, et siles républicains faisaient un suprême effort, on pouvait tirerparti de la position où s’était mis le cardinal, et, au lieu que cefût Schipani qui fût coupé, c’était le cardinal qui se trouvaitentre deux feux.

Seulement, il fallait qu’un homme de courage,de volonté et d’intelligence, capable de surmonter tous lesobstacles, retournât à Naples et pesât sur la délibération deschefs.

La position était embarrassante. Comme Dante,Salvato pouvait dire : « Si je reste, qui ira ? Sije vais, qui restera ? »

Il se décida à partir, recommandant à Scipanide ne pas sortir de ses retranchements qu’il n’eût reçu de Naplesun ordre positif qui lui indiquât ce qu’il avait à faire.

Puis, toujours suivi du fidèle Michele, quilui faisait observer qu’inutile en rase campagne, il pourrait êtrefort utile dans les rues de Naples, il sauta dans une barque, sedirigea droit sur la flottille de Caracciolo, se fit reconnaître del’amiral, auquel il communiqua son plan et qui l’approuva, passa àtravers la flottille, qui couvrait la mer d’une nappe de feu et lerivage d’une pluie de boulets et de grenades, rama droit sur leChâteau-Neuf, et aborda dans l’anse du môle.

Il n’y avait pas un instant à perdre, ni d’uncôté ni de l’autre. Salvato et Michele s’embrassèrent. Michelecourut au Marché-Vieux et Salvato au Château-Neuf, où se tenait leconseil.

Esclave de son devoir, il monta droit à lachambre où il savait trouver le directoire et exposa son plan auxdirecteurs, qui l’approuvèrent.

Mais on connaissait Schipani pour une tête defer. On savait qu’il ne recevrait d’ordres que de Writz ou deBassetti, ses deux chefs. On renvoya Salvato à Writz, quicombattait au pont de la Madeleine.

Salvato s’arrêta un instant chez Luisa, qu’iltrouva mourante et à laquelle il rendit la vie comme un rayon desoleil rend la chaleur. Il lui promit de la revoir avant deretourner au combat, et, s’élançant sur un cheval neuf qu’il avaitordonné pendant ce temps, il suivit au grand galop le quai quiconduit au pont de la Madeleine.

C’était le fort du combat. Le petit fleuve duSebeto séparait les combattants. Deux cents hommes jetés dansl’immense bâtiment des Granili faisaient feu par toutes lesfenêtres.

Le cardinal était là, bien reconnaissable àson manteau de pourpre, donnant ses ordres au milieu du feu etaffirmant dans l’esprit de ses hommes qu’il était invulnérable auxballes qui sifflaient à ses oreilles, et que les grenades quivenaient éclater entre les jambes de son cheval ne pouvaient riensur lui.

Aussi, fiers de mourir sous les yeux d’unpareil chef ; sûrs, en mourant, de voir s’ouvrir à deuxbattants pour eux les portes du paradis, les sanfédistes, toujoursrepoussés, revenaient-ils sans cesse à la charge avec une nouvelleardeur.

Du côté des patriotes, le général Writz étaitaussi facile à voir que, du côté des sanfédistes, le cardinal. Àcheval comme lui, il parcourait les rangs, excitant lesrépublicains à la défense comme le cardinal, lui, excitait àl’attaque.

Salvato le vit de loin et piqua droit à lui.Le jeune général semblait être tellement habitué au bruit desballes, qu’il n’y faisait pas plus attention qu’au sifflement duvent.

Si pressés que fussent les rangs desrépublicains, ils s’écartèrent devant lui : on reconnaissaitun officier supérieur, alors même que l’on ne reconnaissait pasSalvato.

Les deux généraux se joignirent au milieu dufeu.

Salvato exposa à Writz le but de sa course. Iltenait l’ordre tout prêt : il le fit lire à Writz, quil’approuva. Seulement, la signature manquait.

Salvato sauta à bas de son cheval, qu’il donnaà tenir à l’un de ses Calabrais, qu’il reconnut dans la mêlée, etalla dans une maison voisine, qui servait d’ambulance, chercher uneplume toute trempée d’encre.

Puis il revint à Writz et lui remit laplume.

Writz s’apprêta à signer l’ordre sur l’arçonde sa selle.

Profitant de ce moment d’immobilité, uncapitaine sanfédiste prit aux mains d’un Calabrais son fusil,ajusta le général et fit feu.

Salvato entendit un bruit mat suivi d’unsoupir. Writz se pencha de son côté et tomba dans ses bras.

Aussitôt, ce cri retentit :

– Le général est mort ! le général estmort !

– Blessé ! blessé seulement ! cria àson tour Salvato, et nous allons le venger !

Et, sautant sur le cheval de Writz :

– Chargeons cette canaille, dit-il, et vous laverrez se disperser comme de la poussière au vent.

Et, sans s’inquiéter s’il était suivi, ils’élança sur le pont de la Madeleine, accompagné de trois ou quatrecavaliers seulement.

Une décharge d’une vingtaine de coups de fusiltua deux de ses hommes et cassa la cuisse à son cheval, quis’abattit sous lui.

Il tomba, mais, avec son sang-froid ordinaire,les jambes écartées pour ne pas être engagé sous sa monture, et lesdeux mains sur ses fontes, qui étaient heureusement garnies deleurs pistolets.

Les sanfédistes se ruèrent sur lui. Deux coupsde pistolet tuèrent deux hommes ; puis, de son sabre, qu’iltenait entre ses dents et qu’il y reprit après avoir jeté loin delui ses pistolets devenus inutiles, il en blessa un troisième.

En ce moment, on entendit comme un tremblementde terre, le sol trembla sous les pieds des chevaux. C’étaitNicolino, qui, ayant appris le danger que courait Salvato,chargeait, à la tête de ses hussards, pour le secourir ou ledélivrer.

Les hussards tenaient toute la largeur dupont.

Après avoir failli être poignardé par lesbaïonnettes sanfédistes, Salvato allait être écrasé sous les piedsdes chevaux patriotes.

Dégagé de ceux qui l’entouraient parl’approche de Nicolino, mais risquant, comme nous l’avons dit,d’être foulé aux pieds, il enjamba le pont et sauta par-dessus.

Le pont était dégagé, l’ennemi repoussé ;l’effet moral de la mort de Writz était combattu par un avantagematériel. Salvato traversa le Sebeto et se retrouva au milieu desrangs des républicains.

On avait porté Writz à l’ambulance, Salvato ycourut. S’il lui restait assez de force pour signer, ilsignerait ; tant qu’un souffle de vie palpitait encore dans lapoitrine du général en chef, ses ordres devaient être exécutés.

Writz n’était pas mort, il n’étaitqu’évanoui.

Salvato récrivit l’ordre qui avait échappéavec la plume à la main mourante du général, se mit en quête de soncheval, qu’il retrouva, et, en recommandant une défense acharnée,il repartit à fond de train pour aller trouver Bassetti àCapodichino.

En moins d’un quart d’heure, il y était.

Bassetti y maintenait la défense, avec moinsde peine que là où était le cardinal.

Salvato put donc le tirer à part, lui fairesigner par duplicata l’ordre pour Schipani, afin que, si l’un desdeux ne parvenait pas à sa destination, l’autre y parvînt.

Il lui raconta ce qui venait de se passer aupont de la Madeleine et ne le quitta qu’après lui avoir fait faireserment de défendre Capodichino jusqu’à la dernière extrémité et deconcourir au mouvement du lendemain.

Salvato, pour revenir au Château-Neuf, devaittraverser toute la ville. À la strada Floria, il vit un immenserassemblement qui lui barrait la rue.

Ce rassemblement était causé par un moinemonté sur un âne, et portant une grande bannière.

Cette bannière représentait le cardinal Ruffo,à genoux devant saint Antoine de Padoue, tenant dans ses mains desrouleaux de cordes qu’il présentait au cardinal.

Le moine, de grande taille déjà, grâce à samonture, dominait toute la foule, à laquelle il expliquait ce quereprésentait la bannière.

Saint Antoine était apparu en rêve au cardinalRuffo, et lui avait dit, en lui montrant des cordes, que, pour lanuit du 13 au 14 juin, c’est-à-dire pour la nuit suivante, lespatriotes avaient fait le complot de pendre tous les lazzaroni, nelaissant la vie qu’aux enfants pour les élever dans l’athéisme, etque, dans ce but, une distribution de cordes avait été faite par ledirectoire aux jacobins.

Par bonheur, saint Antoine, dont la fêtetombait le 14, n’avait pas voulu qu’un tel attentat s’accomplit lejour de sa fête, et avait, comme le constatait la bannière quedéroulait le moine en la faisant voltiger, obtenu du Seigneur lapermission de prévenir ses fidèles bourboniens du danger qu’ilscouraient.

Le moine invitait les lazzaroni à fouiller lesmaisons des patriotes et à pendre tous ceux dans les maisonsdesquels on trouverait des cordes.

Depuis deux heures, le moine, qui remontait duVieux-Marché vers le palais Borbonico, faisait, de cent pas en centpas, une halte, et, au milieu des cris, des vociférations, desmenaces de plus de cinq cents lazzaroni, répétait une proclamationsemblable. Salvato, ne sachant point la portée que pouvait avoir laharangue du capucin, que nos lecteurs ont déjà reconnu, sans doute,pour fra Pacifico, lequel, en reparaissant dans les bas quartiersde Naples y avait retrouvé sa vieille popularité avec recrudescencede popularité nouvelle, – Salvato, disons-nous, allait passeroutre, lorsqu’il vit venir, par la rue San-Giovanni à Carbonara,une troupe de ces misérables portant au bout d’une baïonnette unetête couronnée de cordes.

Celui qui la portait était un homme dequarante à quarante-cinq ans, hideux à voir, couvert qu’il était desang, la tête qu’il portait au bout de la baïonnette étantfraîchement coupée et dégouttant sur lui. À sa laideur naturelle, àsa barbe rousse comme celle de Judas, à ses cheveux roidis etcollés à ses tempes par la pluie sanglante, il faut joindre unelarge balafre lui coupant la figure en diagonale et lui crevantl’œil gauche.

Derrière lui venaient d’autres hommes portantdes cuisses et des bras.

Ces hideux trophées de chair s’avançaient aumilieu des cris de « Vive le roi ! vive lareligion ! »

Salvato s’informa de ce que signifiait lasinistre procession et apprit qu’à la suite de la proclamation defra Pacifico, des cordes ayant été trouvées dans la cave d’unboucher, le pauvre diable, au milieu des cris « Voilà leslacets qui devaient nous pendre ! » avait été égorgé àpetits coups, puis dépecé en morceaux. Son torse, déchiré en vingtparties, avait été pendu aux crochets de la boutique, tandis que satête, couronnée de cordes, était, avec ses bras et ses cuisses,portée par la ville.

Il se nommait Cristoforo ; c’était lemême qui avait procuré à Michele une pièce de monnaie russe.

Quant à son assassin, que Salvato ne reconnutpoint au visage, mais qu’il reconnut au nom, c’était ce mêmebeccaïo qui l’avait attaqué, lui sixième, sous les ordres dePasquale de Simone, dans la nuit du 22 au 23 septembre, et à qui ilavait fendu l’œil d’un coup de sabre.

À cette explication, que lui donna unbourgeois qui, ayant entendu tout ce bruit, s’était hasardé sur lepas de sa porte, Salvato n’y put tenir. Il mit le sabre à la mainet s’élança sur cette bande de cannibales.

Le premier mouvement des lazzaroni fut deprendre la fuite ; mais, voyant qu’ils étaient cent et queSalvato était seul, la honte les gagna, et ils revinrent menaçantssur le jeune officier. Trois ou quatre coups de sabre bienappliqués écartèrent les plus hardis, et Salvato se serait encoretiré de cette mauvaise affaire si les cris des blessés et surtoutles vociférations du beccaïo n’eussent donné l’éveil à la troupequi accompagnait fra Pacifico, et qui, en l’accompagnant, fouillaitles maisons désignées.

Une trentaine d’hommes se détachèrent etvinrent prêter main-forte à la bande du beccaïo.

Alors, on vit ce spectacle singulier d’un seulhomme se défendant contre soixante, par bonheur, mal armés, etfaisant bondir son cheval au milieu d’eux comme si son cheval eûteu des ailes. Dix fois, une voie lui fut ouverte et il eût pu fuir,soit par la strada de l’Orticello, soit par la grotta della Marsa,soit par le vico dei Ruffi ; mais il semblait ne pas vouloirquitter la partie, évidemment si mauvaise pour lui, tant qu’iln’aurait pas atteint et puni le misérable chef de cette banded’assassins. Mais, plus libre que lui de ses mouvements, parcequ’il était au milieu de la foule, le beccaïo lui échappait sanscesse, glissant, pour ainsi dire, entre ses mains comme l’anguilleentre les mains du pêcheur. Tout à coup, Salvato se souvint despistolets qu’il avait dans ses fontes. Il passa son sabre dans samain gauche, tira son pistolet de sa fonte et l’arma. Par malheur,pour viser sûrement, il fut obligé d’arrêter son cheval. Au momentoù Salvato touchait du doigt la gâchette, son cheval s’affaissatout à coup sous lui ; un lazzarone, qui s’était glissé entreles jambes de l’animal, lui avait coupé le jarret.

Le coup de pistolet partit en l’air.

Cette fois, Salvato n’eut pas le temps de serelever ni de chercher son autre pistolet dans son autrefonte : dix lazzaroni se ruèrent sur lui, cinquante couteauxle menacèrent.

Mais un homme se jeta au milieu de ceux quiallaient le poignarder, en criant :

– Vivant ! vivant !

Le beccaïo, en voyant l’acharnement de Salvatoà le poursuivre, l’avait reconnu et avait comprisqu’il était reconnu lui-même. Or, il estimait assez le courage dujeune homme pour savoir avec quelle indifférence il recevrait lamort en combattant.

Ce n’était donc pas cette mort-là qu’il luiréservait.

– Et pourquoi vivant ? répondirent vingtvoix.

– Parce que c’est un Français, parce que c’estl’aide de camp du général Championnet, parce que c’est celui,enfin, qui m’a donné ce coup de sabre !

Et il montrait la terrible balafre qui luisillonnait le visage.

– Eh bien, qu’en veux-tu faire ?

– Je veux me venger, donc ! cria lebeccaïo ; je veux le faire mourir à petit feu ! je veuxle hacher comme chair à pâté ! je veux le rôtir ! je veuxle pendre !

Mais, comme il crachait, pour ainsi dire,toutes ces menaces au visage de Salvato, celui-ci, sans daigner luirépondre, par un effort surhumain, rejeta loin de lui les cinq ousix hommes qui pesaient sur ses bras et sur ses épaules, et, serelevant de toute sa hauteur, fit tournoyer son sabre au-dessus desa tête, et, d’un coup de taille qu’eût envié Roland, il lui eûtfendu la tête jusqu’aux épaules si le beccaïo n’eût paré le coupavec le fusil à la baïonnette duquel était embrochée la tête dumalheureux boucher.

Si Salvato avait la force de Roland, sonsabre, par malheur, n’avait point la trempe de Durandal : lalame, en rencontrant le canon du fusil, se brisa comme du verre.Mais, comme elle ne rencontra le canon du fusil qu’après avoirrencontré la main du beccaïo, trois de ses doigts tombèrent àterre.

Le beccaïo poussa un rugissement de douleur etsurtout de colère.

– Heureusement, dit-il, que c’est à la maingauche : il me reste la main droite pour te pendre !

Salvato fut garrotté avec les cordes que l’onavait prises chez le boucher et emporté dans un palais, au fond dela cave duquel on venait de trouver des cordes et dont on jetaitles meubles et les habitants par la fenêtre.

Quatre heures sonnaient à l’horloge de laVicaria.

À la même heure, le curé Antonio Toscanotenait la parole qu’il avait donnée au jeune général.

Comme toutes les heures de cette journée,célèbre dans les annales de Naples, furent marquées par quelquestraits de dévouement, d’héroïsme ou de cruauté, je suis forcéd’abandonner Salvato, si précaire que soit sa situation, pour direà quel point en était le combat.

Après la mort du général Writz, le commandanten second Grimaldi avait pris la direction de la bataille. C’étaitun homme d’une force herculéenne et d’un courage éprouvé. Deux outrois fois, les sanfédistes, lancés au delà du pont par ces élansdes montagnards auxquels rien ne résiste, vinrent attaquer corps àcorps les républicains. C’était alors que l’on voyait le géantGrimaldi, se faisant une massue d’un fusil ramassé à terre, frapperavec la régularité d’un batteur en grange et abattre à chaque coupun homme, avec son terrible fléau.

En ce moment, on vit ce vieillard presqueaveugle qui avait demandé un fusil en promettant de s’approcher siprès de l’ennemi qu’il serait bien malheureux s’il ne le voyaitpas ; – en ce moment, disons-nous, on vit Louis Serio,traînant ses deux neveux plutôt qu’il n’était conduit par eux,s’avancer jusqu’au bord du Sebeto, où ils l’abandonnèrent. Mais,là, il n’était plus qu’à vingt pas des sanfédistes. Pendant unedemi-heure, on le vit charger et décharger son fusil avec le calmeet le sang-froid d’un vieux soldat, ou plutôt avec le stoïquedésespoir d’un citoyen qui ne veut pas survivre à la liberté de sonpays. Il tomba enfin, et, au milieu des nombreux cadavres quiencombraient les abords du fleuve, son corps resta perdu ou plutôtoublié.

Le cardinal comprit que jamais on ne forceraitle passage du pont tant que la double canonnade du fort de Viglianaet de la flottille de Caracciolo prendrait ses hommes en flanc.

Il fallait d’abord s’emparer du fort ;puis, le fort pris, on foudroierait la flottille avec les canons dufort.

Nous avons dit que le fort était défendu parcent cinquante ou deux cents Calabrais, commandés par le curéAntonio Toscane.

Le cardinal mit tout ce qu’il avait deCalabrais sous les ordres du colonel Rapini, Calabrais lui-même, etleur ordonna de prendre le fort, coûte que coûte.

Il choisissait des Calabrais pour combattreles Calabrais, parce qu’il savait qu’entre compatriotes la lutteserait mortelle : les luttes fratricides sont les plusterribles et les plus acharnées.

Dans les duels entre étrangers, parfois lesdeux adversaires survivent ; nul n’a survécu d’Étéocle et dePolynice.

En voyant le drapeau aux trois couleursflottant au-dessus de la porte et en lisant la légende gravéeau-dessous du drapeau : Nous venger, vaincre oumourir ! les Calabrais, ivres de fureur, se ruèrent surle petit fort, des haches et des échelles à la main.

Quelques-uns parvinrent à entamer la porte àcoups de hache ; d’autres arrivèrent jusqu’au pied desmurailles, où ils tentèrent d’appuyer leurs échelles ; mais oneût dit que, comme l’arche sainte, le fort de Vigliana frappait demort quiconque le touchait.

Trois fois les assaillants revinrent à lacharge et trois fois furent repoussés en laissant les approches dufort jonchées de cadavres.

Le colonel Rapini, blessé de deux balles,envoya demander du secours.

Le cardinal lui envoya cent Russes et deuxbatteries de canon.

Les batteries furent établies, et, au bout dedeux heures, la muraille offrait une brèche praticable.

On envoya alors un parlementaire aucommandant : il offrait la vie sauve.

– Lis ce qui est écrit sur la porte du fort,répondit le vieux prêtre : Nous venger, vaincre oumourir ! Si nous ne pouvons vaincre, nous mourrons etnous nous vengerons.

Sur cette réponse, Russes et Calabraiss’élancèrent à l’assaut.

La fantaisie d’un empereur, le caprice d’unfou, de Paul Ier, envoyait des hommes nés sur les rives de laNeva, du Volga et du Don, mourir pour des princes dont ilsignoraient le nom, sur les plages de la Méditerranée.

Deux fois ils furent repoussés et couvrirentde leurs cadavres le chemin qui conduisait à la brèche.

Une troisième fois, ils revinrent à la charge,les Calabrais conduisant l’attaque. Au fur et à mesure que ceux-cidéchargeaient leurs fusils, ils les jetaient ; puis, lecouteau à la main, ils s’élançaient dans l’intérieur du fort. LesRusses les suivaient, poignardant avec leurs baïonnettes tout cequ’ils trouvaient devant eux.

C’était un combat muet et mortel, un combatcorps à corps, dans lequel la mort se faisait jour, au milieud’embrassements si étroits, qu’on eût pu les croire desembrassements fraternels. Cependant, la brèche une fois ouverte,les assaillants croissaient toujours, tandis que les assiégéstombaient les uns après les autres sans être remplacés.

De deux cents qu’ils étaient d’abord, à peineen restait-il soixante, et plus de quatre cents ennemis lesentouraient. Ils ne craignaient pas la mort ; seulement, ilsmouraient désespérés de mourir sans vengeance.

Alors, le vieux prêtre, couvert de blessures,se dressa au milieu deux, et, d’une voix qui fut entendue detous :

– Êtes-vous toujours décidés ?demanda-t-il.

– Oui ! oui ! oui ! répondirenttoutes les voix.

À l’instant même, Antonio Toscano se laissaglisser dans le souterrain où était la poudre, il approcha d’unbaril un pistolet qu’il avait conservé comme suprême ressource, etfit feu.

Alors, au milieu d’une épouvantable explosion,vainqueurs et vaincus, assiégeants et assiégés, furent enveloppésdans le cataclysme.

Naples fut secouée comme par un tremblement deterre, l’air s’obscurcit sous un nuage de poussière, et, comme siun cratère se fût ouvert au pied du Vésuve, pierres, solives,membres écartelés retombèrent sur une immense circonférence.

Tout ce qui se trouvait dans le fort futanéanti : un seul homme, étonné de vivre sans blessures,emporté dans l’air, retomba dans la mer, nagea vers Naples etregagna le Château-Neuf, où il raconta la mort de ses compagnons etle sacrifice du prêtre.

Ce dernier des Spartiates calabrais se nommaitFabiani.

La nouvelle de cet événement se répandit en uninstant dans les rues de Naples et y souleva un enthousiasmeuniversel.

Quant au cardinal, il vit immédiatement leparti qu’il pouvait tirer de l’événement.

Le feu du fort de Vigliana éteint, rien ne luidéfendait plus d’approcher de la mer, et il pouvait, à son tour,avec ses pièces de gros calibre, foudroyer la petite escadre deCaracciolo.

Les Russes avaient des pièces de seize. Ilsétablirent une batterie au milieu des débris mêmes du fort, quileur servirent à construire des épaulements, et ils commencèrent,vers cinq heures du soir, à foudroyer la flottille.

Caracciolo, écrasé par des boulets russes,dont un seul suffisait pour couler bas une de ses chaloupes,quelquefois deux, fut obligé de prendre le large.

Alors le cardinal put faire avancer ses hommespar la plage, demeurée sans défense depuis la prise du fort deVigliana, et les deux champs de bataille de la journée restèrentaux sanfédistes, qui campèrent sur les ruines du fort et poussèrentleurs avant-postes jusqu’au delà du pont de la Madeleine.

Bassetti, nous l’avons dit, défendaitCapodichino, et, jusque-là, avait paru combattre franchement pourla République, qu’il trahit depuis. Tout à coup, il entenditretentir derrière lui les cris de « Vive la religion !vive le roi ! » poussés par fra Pacifico et les lazzaronisanfédistes qui, profitant de ce que les rues de Naples étaientdemeurées sans défenseurs, s’en étaient emparés. En même temps, ilapprit la blessure et la mort de Writz. Il craignit alors dedemeurer dans une position avancée où la retraite pouvait lui êtrecoupée. Il croisa la baïonnette et s’ouvrit, à travers les ruesencombrées de lazzaroni, un passage jusqu’au Château-Neuf.

Manthonnet, avec sept ou huit cents hommes,avait vainement attendu une attaque sur les hauteurs deCapodimonte ; mais, ayant vu sauter le fort de Vigliana, ayantvu la flottille de Caracciolo forcée de s’éloigner, ayant appris lamort de Writz et la retraite de Bassetti, il se retira lui-même parle Ramero sur Saint-Elme, où le colonel Mejean refusa de lerecevoir. Il s’établit en conséquence, lui et ses patriotes, dansle couvent Saint-Martin, placé au pied de Saint-Elme, moinsfortifié que lui par l’art, mais aussi fortifié par laposition.

De là, il pouvait voir les rues de Napleslivrées aux lazzaroni, tandis que les patriotes se battaient aupont de la Madeleine et sur toute la plage, du port de Vigliana àPortici.

Exaspérés par le prétendu complot dressécontre eux par les patriotes, et à la suite duquel ils devaientêtre tous étranglés si saint Antoine, meilleur gardien de leur vieque ne l’était saint Janvier, ne fût venu en personne révéler lecomplot au cardinal, les lazzaroni, excités par fra Pacifico, selivraient à des cruautés qui dépassaient toutes celles qu’ilsavaient commises jusque-là.

Pendant le trajet que Salvato dut parcourirpour aller de l’endroit où il avait été arrêté à celui où il devaitattendre la mort que lui promettait le beccaïo, il put voirquelques-unes de ces cruautés auxquelles se livraient leslazzaroni.

Un patriote attaché à la queue d’un chevalpassa, emporté par l’animal furieux, laissant, sur les dalles quipavent les rues, une large traînée de sang et achevant de laisseraux angles des rues et des vicoli les débris d’un cadavre chezlequel le supplice survivait à la mort.

Un autre patriote, les yeux crevés, le nez etles oreilles coupés, le croisa trébuchant. Il était nu, et deshommes qui le suivaient en l’insultant, le forçaient de marcher enle piquant par derrière avec des sabres et des baïonnettes.

Un autre, à qui l’on avait scié les pieds,était forcé à coups de fouet de courir sur les os de ses jambescomme sur des échasses, et, chaque fois qu’il tombait, à coups defouet était forcé de se relever et de reprendre cette courseeffroyable.

Enfin à la porte était dressé un bûcher surlequel on brûlait des femmes et des enfants que l’on y jetaitvivants ou moribonds, et dont ces cannibales, et, entre autres, lecuré Rinaldi, que nous avons déjà eu l’occasion de nommer deux outrois fois, s’arrachaient les morceaux à moitié cuits pour lesdévorer[14].

Ce bûcher était fait d’une partie des meublesdu palais jetés par les fenêtres. Mais, la rue s’étant trouvéeencombrée, le rez-de-chaussée avait été moins dévasté que lesautres pièces, et dans la salle à manger restaient une vingtaine dechaises et une pendule qui continuait à marquer l’heure avecl’impassibilité des choses mécaniques.

Salvato jeta un coup d’œil machinal sur cettependule : elle marquait quatre heures un quart.

Les hommes qui le portaient le déposèrent surla table. Décidé à ne pas échanger une parole avec ses bourreaux,soit par le mépris qu’il faisait d’eux, soit par la conviction quecette parole serait inutile, il se coucha sur le côté comme unhomme qui dort.

Alors, entre tous ces hommes, experts entorture, il fut débattu de quel genre de mort mourrait Salvato.

Brûlé à petit feu, écorché vif, coupé enmorceaux, Salvato pouvait supporter tout cela sans jeter uneplainte, sans pousser un cri.

C’était du meurtre, et, aux yeux de ceshommes, le meurtre ne déshonorait pas, n’humiliait pas, n’abaissaitpas celui qui en était la victime.

Le beccaïo voulait autre chose. D’ailleurs, ildéclarait qu’ayant été défiguré et mutilé par Salvato, Salvato luiappartenait. C’était son bien, sa propriété, sa chose. Il avaitdonc le droit de le faire mourir comme il voudrait.

Or, il voulait que Salvato mourût pendu.

La pendaison est une mort ridicule, où le sangn’est point répandu, – le sang ennoblit la mort ; – les yeuxsortent de leurs orbites, la langue enfle et jaillit hors de labouche, le patient se balance avec des gestes grotesques. C’étaitainsi, pour qu’il mourût dix fois, que Salvato devait mourir.

Salvato entendait toute cette discussion, etil était forcé de se dire que le beccaïo, eût-il été Satanlui-même, et, en sa qualité de roi des réprouvés, eût-il pu lire enson âme, il n’eût pas mieux deviné ce qui s’y passait.

Il fut donc convenu que Salvato mourraitpendu.

Au-dessus de la table où était couché Salvatose trouvait un anneau ayant servi à suspendre un lustre.

Seulement, le lustre avait été brisé.

Mais on n’avait pas besoin du lustre pour ceque voulait faire le beccaïo : on n’avait besoin que del’anneau.

Il prit une corde dans sa main droite, et, simutilée que fût sa main gauche, il parvint à y faire un nœudcoulant.

Puis il monta sur la table, et, de la table,comme il eût fait d’un escabeau, sur le corps de Salvato, quidemeura aussi insensible à la pression du pied immonde que s’il eûtété déjà changé en cadavre.

Il passa la corde dans l’anneau.

Tout à coup il s’arrêta ; il étaitévident qu’une idée nouvelle venait de lui traverser l’esprit.

Il laissa le nœud coulant pendre à l’anneau etjeta à terre l’autre extrémité de la corde.

– Oh ! dit-il, camarades, je vous demandeun quart d’heure, rien qu’un quart d’heure ! Pendant un quartd’heure, promettez-moi de me le garder vivant, et je vous promets,moi, pour ce jacobin, une mort dont vous serez tous contents.

Chacun demanda au beccaïo ce qu’il voulaitdire et de quelle mort il entendait parler ; mais le beccaïo,refusant obstinément de répondre aux questions qui lui furentfaites, s’élança hors du palais et prit sa course vers la viadei Sospiri-dell’Abisso.

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