La San-Felice – Tome IV

CXXVIII – LA FÊTE DE LA FRATERNITÉ

« Il est impossible, disent lesMémoires pour servir à l’histoire des dernières révolutions deNaples, il est impossible de décrire la joie qu’éprouvèrentles patriotes lors du départ des Français. Ils disaient, en sefélicitant et en s’embrassant, que c’était à partir de ce momentheureux qu’ils étaient véritablement libres, et leur patriotisme,en répétant ces paroles, touchait le dernier degré del’enthousiasme et de la fureur. »

Et, en effet, il y eut alors un moment àNaples où les folies de 1792 et 1793 se renouvelèrent, non pas lesfolies sanglantes, heureusement, mais celles qui, en exagérant lepatriotisme, placent le ridicule à côté du sublime. Les citoyensqui avaient le malheur de porter le nom de Ferdinand, nomque l’adulation avait rendu on ne peut plus commun, ou le nom detout autre roi, demandèrent au gouvernement républicainl’autorisation de changer juridiquement de nom, rougissant d’avoirquelque chose de commun avec les tyrans[7]. Millepamphlets dévoilant les mystères amoureux de la cour de Ferdinandet de Caroline furent publiés. Tantôt, c’était le Sebetus, petitruisseau qui se jette dans la mer au pont de la Madeleine et qui,pareil à l’antique Scamandre, prenait la parole et se mettait ducôté du peuple ; tantôt, c’était une affiche, appliquée contreles murs de l’église del Carmine, et sur laquelle étaient écritsces mots : Esci fuori, Lazzaro ! (Lève-toi,Lazare, et sors de ta tombe.) Bien entendu que, dans cettecirconstance, Lazare signifiait lazzarone, etlazzarone Masaniello. De son côté, Eleonora Pimentel, dansson Moniteur parthénopéen, excitait le zèle des patrioteset peignait Ruffo comme un chef de brigands et d’assassins, aspectsous lequel, grâce à l’ardente républicaine, il apparaît encoreaujourd’hui aux yeux de la postérité.

Les femmes, excitées par elle, donnaientl’exemple du patriotisme, recherchant l’amour des patriotes,méprisant celui des aristocrates. Quelques-unes haranguaient lepeuple du haut des balcons de leurs palais, lui expliquant sesintérêts et ses devoirs, tandis que Michelangelo Ciccone, l’ami deCirillo, continuait de traduire en patois napolitain l’Évangile,c’est-à-dire le grand livre démocratique, adaptant à la libertétoutes les maximes de la doctrine chrétienne. Au milieu de la placeRoyale, tandis que les autres prêtres luttaient, dans les égliseset dans les confessionnaux, contre les principes révolutionnaires,employant, pour effrayer les femmes, les menaces, pour réduire leshommes, les promesses, – au milieu de la place Royale, le pèreBenoni, religieux franciscain de Bologne, avait dressé sa chaire aupied de l’arbre de la Liberté, là justement où Ferdinand, dans saterreur de la tempête, avait juré d’élever une église à saintFrançois de Paule, si jamais la Providence lui rendait son trône.Là, le crucifix à la main, il comparait les pures maximes dictéespar Jésus aux peuples et aux rois à celles dont les rois avaient,pendant des siècles, usé vis-à-vis des peuples, qui, lionsendormis, les avaient laissés faire pendant des siècles. Et,maintenant que ces lions étaient éveillés et prêts à rugir et àdéchirer, il expliquait à l’un de ces peuples-lions le tripledogme, complétement inconnu à Naples à cette époque et à peineentrevu aujourd’hui, de la liberté, de l’égalité et de lafraternité.

Le cardinal-archevêque Capece Zurlo, soitcrainte, soit conviction, appuyait les maximes prêchées par lesprêtres patriotes et ordonnait des prières dans lesquelles leDomine salvam fac rempublicam remplaçait le Dominesalvum fac regem. Il alla plus loin : il déclara dans uneencyclique que les ennemis du nouveau gouvernement qui, d’une façonquelconque, travailleraient à sa ruine, seraient exclus del’absolution, excepté in extremis. Il étendait mêmel’interdit jusqu’à ceux qui, connaissant des conspirateurs, desconspirations ou des dépôts d’armes, ne les dénonceraient pas.Enfin, les théâtres ne représentaient que des tragédies ou desdrames dont les héros étaient Brutus, Timoléon, Harmodius, Cassiusou Caton.

Ce fut à la fin de ces spectacles, le 14 mai,que l’on apprit la prise et la dévastation d’Altamura. L’acteurchargé du principal rôle vint non-seulement annoncer cettenouvelle, mais raconter les circonstances terribles qui avaientsuivi la chute de la ville républicaine. Un inexprimable sentimentd’horreur accueillit ce récit ; tous les spectateurs selevèrent comme secoués par une commotion électrique, et, d’uneseule voix, s’écrièrent : « Mort aux tyrans ! Vivela liberté ! »

Puis, à l’instant même, et sans que l’ordre eneût été donné, éclata comme un tonnerre, à l’orchestre, laMarseillaise napolitaine, l’Hymne à la Liberté, deVicenzo Monti, qu’avait récité la Pimentel chez la duchesse Fusco,la veille du jour où avait été fondé le Moniteurparthénopéen.

Cette fois, le danger soulevait le voile desillusions et montrait son visage effaré. Il ne s’agissait plus deperdre le temps en vaines paroles : il fallait agir.

Salvato, usant de la liberté momentanée quilui était rendue, donna le premier l’exemple. Au risque d’être prispar des brigands, muni des pouvoirs de son père, il partit pour lecomté de Molise, et, tant par ses fermiers que par ses intendants,réunit une somme de près de deux cent mille francs, et créa uncorps de volontaires calabrais qui prit le nom de légioncalabraise. C’étaient d’ardents soutiens de la liberté, tousennemis personnels du cardinal Ruffo, et ayant chacun quelque mortà venger contre les sanfédistes ou leur chef, et résolus à laver lesang avec le sang. Ces mots inscrits sur leurs bannièresindiquaient le serment terrible qu’ils avaient fait :

NOUS VENGER, VAINCRE OU MOURIR !

Le duc de Rocca-Romana, excité par cetexemple, – on le croyait du moins, – sortit de son harem de laDescente du géant et demanda et obtint l’autorisation de lever unrégiment de cavalerie.

Schipani réorganisa son corps d’armée, détruitet dispersé : il en fit deux légions, donna le commandement del’une à Spano, Calabrais comptant de longues années de service dansles grades inférieurs de l’armée, et prit le commandement del’autre.

Abrial, de son côté, remplissaitconsciencieusement la mission à lui confiée par le Directoire.

Le pouvoir législatif fut remis par lui auxmains de vingt-cinq citoyens ; le pouvoir exécutif à cinq, leministère à quatre.

Lui-même choisit les membres qui devaientfaire partie de ces trois pouvoirs.

Au nombre des nouveaux élus à ce terriblehonneur, qui devait coûter la vie à la plupart, était une de nospremières connaissances, le docteur Dominique Cirillo.

Lorsqu’on lui annonça le choix que l’agentfrançais avait fait de lui, il répondit :

– Le danger est grand, mais l’honneur est plusgrand encore. Je dévoue à la République mes faibles talents, mesforces, ma vie.

Manthonnet, de son côté, travaillait nuit etjour à la réorganisation de l’armée. Au bout de quelques jours, eneffet, une armée nouvelle était prête à marcher au-devant ducardinal, que l’on sentait pour ainsi dire s’approcher d’instant eninstant.

Mais, auparavant, cœur généreux qu’était leministre de la guerre, il voulut donner à la ville un spectaclequi, tout à la fois, la rassurât et l’exaltât.

Il annonça la fête de la Fraternité.

Le jour marqué pour cette fête, la villes’éveilla au son des cloches, des canons et des tambourins, commeelle avait l’habitude de le faire dans ses jours les plusheureux.

Toute la garde nationale à pied eut l’ordre dese placer en haie dans la rue de Tolède ; toute la gardenationale à cheval se rangea en bataille sur la place duPalais ; toute l’infanterie de ligne se massa place duChâteau.

Disons en passant, qu’il n’y a peut-être pasune capitale au monde où la garde nationale soit si bien organiséequ’à Naples.

Un grand espace était resté libre autour del’arbre de la Liberté, à dix pas duquel était dressé un bûcher.

Vers onze heures du matin, par unemagnifique journée de la fin du mois de mai, toutes les fenêtresétant pavoisées de drapeaux aux couleurs de la République, toutesles femmes garnissant ces fenêtres et secouant leurs mouchoirs auxcris de « Vive la République ! » on vit, du haut dela rue de Tolède, s’avancer un immense cortège.

C’étaient d’abord tous les membres du nouveaugouvernement nommés par Abrial, ayant à leur tête le généralManthonnet.

Derrière eux, marchait l’artillerie ;puis venaient les trois bannières prises aux bourboniens, une auxAnglais, les deux autres aux sanfédistes, puis cinq ou six centsportraits de la reine et du roi recueillis de toutes parts etdestinés au feu ; enfin, enchaînés deux à deux, lesprisonniers de Castellamare et des villages voisins.

Une masse de peuple, pleine de rumeurs devengeance et de menaces de haine, suivait en hurlant :« À mort les sanfédistes ! à mort lesbourboniens ! » Car le peuple, avec ses idées de sang, nepouvait se figurer que l’on tirât les captifs de leur prison pourautre chose que pour les égorger.

Et c’était bien aussi la conviction despauvres prisonniers, qui, à part quelques-uns qui semblaient porterun défi à leurs futurs bourreaux, marchaient la tête basse etpleurant.

Manthonnet fit un discours à l’armée pour luirappeler ses devoirs aux jours de l’invasion.

L’orateur du gouvernement fit un discours aupeuple, dans lequel il lui prêcha le respect de la vie et de lapropriété.

Après quoi, on alluma le bûcher.

Alors, le ministre des finances s’approcha desflammes et y jeta une masse de billets de banque montant à la sommede six millions de francs, économies que, malgré la misèrepublique, le gouvernement avait faites en deux mois.

Après les billets de banque vinrent lesportraits.

Depuis le premier jusqu’au dernier, tousfurent brûlés, aux cris de « Vive laRépublique ! »

Mais, quand le tour vint d’y jeter lesbannières, le peuple se rua sur ceux qui les portaient, s’emparad’elles, les traîna dans la boue et finit par les déchirer enpetits morceaux, que les soldats placèrent, fragments presqueimpalpables, au bout de leur baïonnette.

Restaient les prisonniers.

On les força de s’approcher du bûcher, on lesgroupa au pied de l’arbre de la Liberté, on les entoura d’un cerclede baïonnettes, et, au moment où ils n’attendaient plus que lamort, au moment où le peuple, les yeux flamboyants, aiguisait sesongles et ses couteaux, Manthonnet cria :

– À bas les chaînes !

Alors, les principales dames de la ville, laduchesse de Popoli, la duchesse de Conzano, la duchesse Fusco,Eleonora Pimentel se précipitèrent, au milieu des hourras, desbravos, des larmes, des étonnements ; elles détachèrent leschaînes des trois cents prisonniers sauvés de la mort, au milieudes cris de « Grâce ! » et de ceux mille foisrépétés de « Vive la République ! »

En même temps, d’autres dames entrèrent dansle cercle avec des verres et des bouteilles, et les prisonniers, enétendant vers l’arbre de la Liberté leurs bras redevenus libres,burent au salut et à la prospérité de ceux qui avaient su vaincre,et, chose plus difficile, qui avaient su pardonner.

Cette fête, comme nous l’avons dit, reçut lenom de fête de la Fraternité.

Le soir, Naples fut illuminé àgiorno.

Hélas ! c’était son dernier jour defête : le lendemain était celui du départ de l’armée, et l’oncommençait d’entrer dans les jours de deuil.

Un triste épisode marqua les dernières heuresde cette grande journée.

Vers cinq heures du soir, on apprit que le ducde Rocca-Romana, qui avait demandé et obtenu l’autorisation deformer un régiment de cavalerie, ayant formé ce régiment, étaitpassé avec lui aux insurgés.

Une heure après, sur la place même du Château,où l’on venait de délivrer les prisonniers, et où eux-mêmesbuvaient au salut de la République, son frère Nicolino Caracciolo,se présentait la tête basse, la rougeur au front, la voixtremblante.

Il venait déclarer au Directoire napolitainque le crime de son frère était si grand à ses propres yeux, qu’illui semblait que, comme aux jours antiques, ce crime devait êtreexpié par un innocent. Il venait, en conséquence, demander dansquelle prison il devait se rendre pour y subir le jugement qu’ilplairait à un tribunal militaire de lui imposer, et qui seulpouvait laver la honte que la défection de son frère faisaitrejaillir sur sa famille ; que si, au contraire, la Républiquelui conservait son estime, il prouverait à la République qu’ilétait son fils et non le frère de Rocca-Romana, en levant unrégiment avec lequel il s’engageait à aller combattre sonfrère.

D’unanimes applaudissements accueillirent laproposition du jeune patriote. On lui vota d’enthousiasme lapermission qu’il demandait. Enfin le Directoire déclara àl’unanimité que le crime de son frère était un crime personnel quine pouvait aucunement rejaillir sur les membres de sa famille.

Et, en effet, Nicolino Caracciolo leva, de sespropres deniers, un régiment de hussards, avec lequel il put, enbrave et loyal patriote, prendre part aux dernières batailles de laRépublique.

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