La San-Felice – Tome IV

CXXV – SCHIPANI.

Nous avons dit qu’en même temps qu’HectorCaraffa avait été envoyé contre de Cesare, Schipani avait étéenvoyé contre le cardinal.

Schipani avait été nommé au poste élevé dechef de corps, non point à cause de ses talents militaires, car,quoique entré jeune au service, il n’avait jamais eu l’occasion decombattre, mais à cause de son patriotisme bien connu et de soncourage incontestable. – Nous l’avons vu à l’œuvre, conspirant sousle poignard des sbires de Caroline. – Mais les vertus du citoyen,le courage du patriote ne sont que des qualités secondaires sur lechamp de bataille, et, là, mieux vaut le génie du douteux Dumouriezque l’honnêteté de l’inflexible Roland.

Aussi lui avait-il été expressément recommandépar Manthonnet de ne point livrer bataille, de se contenter degarder les défilés de la Basilicate, comme Léonidas avait gardé lesThermopyles et d’arrêter purement et simplement la marche de Ruffoet de ses sanfédistes.

Schipani, plein d’enthousiasme et d’espérance,traversa Salerne et plusieurs autres villes amies sur lesquellesflottait la bannière de la République.

La vue de cette bannière faisait bondir soncœur de joie ; mais, un jour, il arriva au pied du village deCastelluccio, sur le clocher duquel flottait la bannièreroyale.

Le blanc produisait sur Schipani l’effet queproduit le rouge sur les taureaux.

Au lieu de passer en détournant les yeux, aulieu de continuer son chemin vers la Calabre, au lieu de couper auxsanfédistes les défilés des montagnes qui conduisent de Cosenza àCastrovillari, comme la chose lui était expressément recommandée,il se laissa emporter à la colère et voulut punir Castelluccio deson insolence.

Malheureusement, Castelluccio, misérablevillage contenant quelques milliers d’hommes seulement, étaitdéfendu par deux puissances : l’une visible, l’autreinvisible.

La puissance visible était sa position ;la puissance invisible était le capitaine, ou plutôt l’huissierSciarpa.

Sciarpa, un des hommes dont la renommée s’estélevée à la hauteur de celles des Pronio, des Mammone, desFra-Diavolo, était encore complétement inconnu à cette époque.

Comme nous l’avons dit, il avait occupé un desbas emplois du barreau de Salerne. La révolution venue, larépublique proclamée, il en adopta les principes avec ardeur etdemanda à passer dans la gendarmerie.

D’huissier à gendarme, peut-être pensait-ilqu’il n’y avait que la main à étendre, qu’un pas à faire.

À sa demande, il reçut cette imprudenteréponse :

« Les républicains n’ont pas besoin dessbires dans leurs rangs. »

Peut-être, de leur côté, les républicainspensaient-ils que, d’huissier à sbire, il n’y avait que lamain.

Ne pouvant offrir son sabre à Manthonnet, iloffrit son poignard à Ferdinand.

Ferdinand était moins scrupuleux que laRépublique, il prenait de toute main, tout était bon pour lui, et,moins ses défenseurs avaient à perdre, plus, pensait-il, il avait,lui, à gagner.

La fatalité voulut donc que Sciarpa se trouvâtcommander le petit détachement sanfédiste qui occupaitCastelluccio.

Schipani pouvait sans crainte laisserCastelluccio en arrière : il n’y avait pas de danger que lacontre-révolution qu’il renfermait s’étendit au dehors : tousles villages qui l’environnaient étaient patriotes.

On pouvait réduire Castelluccio par la faim.Il était facile de bloquer ce village, qui n’avait que pour troisou quatre jours de vivres, et qui était en hostilité avec tous lesvillages voisins.

En outre, pendant le blocus, on pouvaittransporter de l’artillerie sur une colline, qui le dominait, et,de là, le réduire par quelques coups de canon.

Malheureusement, ces conseils étaient donnés àun homme incapable de les comprendre par les habitants de Rocca etd’Albanetta. Schipani était une espèce de Henriot calabrais, pleinde confiance en lui-même et qui eût cru descendre du piédestal oùla République l’avait mis en suivant un plan qui ne venait pas delui.

Il pouvait, en outre, accepter l’offre deshabitants de Castelluccio, qui déclaraient être tout prêts à seréunir à la République et à arborer la bannière tricolore, pourvuque Schipani ne leur fît point la honte de passer en vainqueur parleur ville.

Enfin il pouvait traiter avec Sciarpa, hommede bonne composition, qui lui offrait de réunir ses troupes àcelles de la République, pourvu qu’on lui payât sa défectiond’un prix équivalant à ce qu’il pouvait perdre en abandonnant lacause des Bourbons.

Mais Schipani répondit :

– Je viens pour faire la guerre et non pournégocier : je ne suis point un marchand, je suis unsoldat.

Le caractère de Schipani une fois connu dulecteur, on peut comprendre que son plan pour s’emparer deCastelluccio, fut bientôt fait.

Il ordonna d’escalader les sentiers à pic quiconduisaient de la vallée au village.

Les habitants de Castelluccio étaient réunisdans l’église, attendant une réponse aux propositions qu’ilsavaient faites.

On leur rapporta le refus de Schipani.

Les localités sont pour beaucoup dans lesrésolutions que les hommes prennent.

Paysans simples, et croyant, en réalité, quela cause de Ferdinand était celle de Dieu, les habitants deCastelluccio s’étaient réunis dans l’église pour y recevoirl’inspiration du Seigneur.

Le refus de Schipani outrageait leurs deuxcroyances.

Au milieu du tumulte qui suivit le rapport dumessager, Sciarpa escalada la chaire et demanda la parole.

On ignorait ses négociations avec lesrépublicains : aux yeux des habitants de Castelluccio, Sciarpaétait l’homme pur.

Le silence se fit donc comme par enchantement,et la parole lui fut accordée à l’instant même.

Alors, sous la voûte sainte aux arcadessonores, il éleva la voix et dit :

– Frères ! vous n’avez plus maintenantque deux partis à prendre : ou fuir comme des lâches, ou vousdéfendre en héros. Dans le premier cas, je quitterais la ville avecmes hommes et me réfugierais dans la montagne, vous laissant ladéfense de vos femmes et de vos enfants ; dans le second cas,je me mettrai à votre tête, et, avec l’aide de Dieu, qui nousécoute et nous regarde, je vous conduirai à la victoire.Choisissez !

Un seul cri répondit à ce discours, si simpleet, par conséquent, si bien fait pour ceux auxquels ils’adressait :

– La guerre !

Le curé, au pied de l’autel, dans ses habitsd’officiant, bénit les armes et les combattants.

Sciarpa fut, à l’unanimité, nommé commandanten chef, et on lui laissa le soin du plan de bataille. Leshabitants de Castellucio mirent leur ville sous sa garde et leurvie à sa disposition.

Il était temps. Les républicains n’étaientplus qu’à une centaine de pas des premières maisons ; ilsarrivaient à l’entrée du village, haletants, exténués de cettemontée rapide. Mais, là, avant qu’ils eussent eu le temps de seremettre, ils furent accueillis par une grêle de balles lancées detoutes les fenêtres par un ennemi invisible.

Cependant, si l’ardeur de la défense étaitvive, l’acharnement de l’attaque était terrible. Les républicainsne plièrent même pas sous le feu ; ils continuèrent de marcheren avant, guidés par Schipani, tenant la tête de la colonne, sonsabre à la main. Il y eut alors un instant, non pas de lutte, maisd’obstination à mourir. Cependant, après avoir perdu un tiers deses hommes, force fut à Schipani de donner l’ordre de battre enretraite.

Mais à peine lui et ses hommes avaient-ilsfait deux pas en arrière, que chaque maison sembla vomir desadversaires, formidables quand on ne les voyait pas, plusformidables encore quand on les vit. La troupe de Schipani nedescendit point : elle roula jusqu’au fond de la vallée,avalanche humaine poussée par la main de la mort, laissant sur leversant rapide de la montagne une telle quantité de morts et deblessés, qu’en dix endroits différents le sang coulait en ruisseaucomme s’il sortait d’une source.

Heureux ceux qui furent tués roides et quitombèrent sans souffle sur le champ de bataille ! Ils nesubirent pas la mort lente et terrible que la férocité des femmes,toujours plus cruelles que les hommes en pareille circonstance,infligeait aux blessés et aux prisonniers.

Un couteau à la main, les cheveux au vent,l’injure à la bouche, on voyait ces furies, pareilles auxmagiciennes de Lucain, errer sur le champ de bataille et pratiquer,au milieu des rires et des insultes, les mutilations les plusobscènes.

À ce spectacle inouï, Schipani devint insensé,plus de rage que de terreur, et, avec sa colonne diminuée de plusd’un tiers, il revint sur ses pas et ne s’arrêta qu’à Salerne.

Il laissait le chemin libre au cardinalRuffo.

Celui-ci s’approchait lentement, mais sûrementet sans faire un seul pas en arrière. Seulement, le 6 avril, ilavait failli être victime d’un accident.

Sans aucun symptôme qui pût faire prévoir cetaccident, son cheval s’était cabré, avait battu l’air de ses jambesde devant et était retombé mort. Excellent cavalier, le cardinalavait saisi le moment, et, en sautant à terre, avait évité d’êtrepris sous le corps du cheval.

Le cardinal, sans paraître attacher aucuneimportance à cet accident, se fit amener un autre cheval, se mit enselle et continua son chemin.

Le même jour, on arriva à Cariati, où SonÉminence fut reçue par l’évêque.

Ruffo était à table avec tout son état-major,lorsqu’on entendit dans la rue le bruit d’une troupe nombreused’hommes armés arrivant en désordre avec de grands cris de« Vive le roi ! vive la religion ! » Lecardinal se mit au balcon et recula d’étonnement.

Quoique habitué aux choses extraordinaires, ilne s’attendait pas à celle-ci.

Une troupe de mille hommes à peu près, ayantcolonel, capitaines, lieutenants et sous-lieutenants, vêtus dejaune et de rouge, boitant tous d’une jambe, venaient se joindre àl’armée de la sainte foi.

Le cardinal reconnut des forçats. Les habillésde jaune, qui représentaient les voltigeurs, étaient les condamnésà temps ; les rouges, qui représentaient les grenadiers et,par conséquent, avaient le privilège de marcher en tête, étaientles condamnés à perpétuité.

Ne comprenant rien à cette formidable recrue,le cardinal fit appeler leur chef. Leur chef se présenta. C’étaitun homme de quarante à quarante-cinq ans, nommé Panedigrano,condamné aux travaux forcés à perpétuité pour huit ou dix meurtreset autant de vols.

Ces détails lui furent donnés par le forçatlui-même avec une merveilleuse assurance.

Le cardinal lui demanda alors à quelleheureuse circonstance il devait l’honneur de sa compagnie et decelle de ses hommes.

Panedigrano raconta alors au cardinal que,lord Stuart étant venu prendre possession de la ville de Messine,il avait jugé inconvenant que les soldats de la Grande-Bretagnelogeassent sous le même toit que des forçats.

En conséquence, il avait mis ces derniers à laporte, les avait entassés sur un bâtiment, leur avait laissé lafaculté de nommer leurs chefs et les avait débarqués au Pizzo, enleur faisant ordonner par le capitaine de la felouque de continuerleur route jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint le cardinal.

Le cardinal rejoint, ils devaient se mettre àsa disposition.

C’est ce que fit Panedigrano avec toute lagrâce dont il était capable.

Le cardinal était encore tout étourdi dusingulier cadeau que lui faisaient ses alliés les Anglais,lorsqu’il vit arriver un courrier porteur d’une lettre du roi.

Ce courrier avait débarqué au golfe deSainte-Euphémie, et il apportait au cardinal la nouvelle quePanedigrano venait de lui transmettre de vive voix. Seulement, leroi, ne voulant pas accuser ses bons alliés les Anglais, rejetaitla faute sur le commandant Danero, déjà bouc émissaire de tantd’autres méfaits.

Quoique la rougeur ne montât pas facilement auvisage de Ferdinand, cette fois il avait honte de l’étrange cadeauque faisait, soit lord Stuart, soit Danero, à son vicaire général,c’est-à-dire à son alter ego, et il lui écrivait cettelettre dont nous avons eu l’original entre les mains.

« Mon éminentissime, combien j’ai étéheureux de votre lettre du 20, qui m’annonce la continuation de nossuccès et le progrès que fait notre sainte cause ! Cependant,cette joie, je vous l’avoue, est troublée par les sottises que faitDanero, ou plutôt que lui font faire ceux qui l’entourent. Parmibeaucoup d’autres, je vous signalerai celle-ci :

» Le général Stuart ayant demandé demettre les forçats hors de la citadelle pour y loger ses troupes,le Danero, au lieu de suivre l’ordre que je lui avais donnéd’envoyer les susdits forçats sur la plage de Gaete, a eul’intelligence de les jeter en Calabre, à seule fin probablement devous troubler dans vos opérations et de gâter par le mal qu’ilsferont le bien que vous faites. Quelle idée vont se faire de moimes braves et fidèles Calabrais quand ils verront qu’en échange dessacrifices qu’ils s’imposent pour la cause royale, leur roi leurenvoie cette poignée de scélérats pour dévaster leurs propriétés etinquiéter leurs familles ? Je vous jure, mon éminentissime,que, de ce coup, le misérable Danero a failli perdre sa place, etque je n’attends que le retour de lord Stuart à Palerme pourfrapper un coup de vigueur, après m’être concerté avec lui.

» Par des lettres venues sur un vaisseauanglais, de Livourne, nous avons appris que l’empereur avait enfinrompu avec les Français. Il faut nous en féliciter, quoique lespremières opérations n’aient pas été des plus heureuses.

» Par bonheur, il y a toute chance que leroi de Prusse s’unisse à la coalition en faveur de la bonnecause.

» Que le Seigneur vous bénisse, vous etvos opérations, comme le prie indignement

» Votre affectionné,

» Ferdinand B. »

Mais, dans le post-scriptum, le roi revientsur la mauvaise opinion qu’il a exprimée à l’endroit des forçats enfaisant un retour sur les mérites de leur chef.

« P.-S. Il ne faudrait cependantpoint trop mépriser les services que peut rendre le nomméPanedigrano, chef de la troupe qui va vous rejoindre. Daneroprétend que c’est un ancien militaire et qu’il a servi avec zèle etintelligence au camp de San-Germano. Son véritable nom est NicoloGualtieri. »

Les craintes du roi relativement auxhonorables auxiliaires qu’avait reçus le cardinal n’étaient quetrop fondées. Comme la plupart d’entre eux étaient Calabrais, lapremière chose qu’ils firent fut d’acquitter certaines dettes devengeance privée. Mais, au deuxième assassinat qui lui fut dénoncé,le cardinal fit faire halte à l’armée, enveloppa ces mille forçatsavec un corps de cavalerie et de campieri baroniaux, fit tirer desrangs les deux meurtriers et les fit fusiller à la vue de tous.

Cet exemple produisit le meilleur résultat,et, le lendemain, Panedigrano vint dire au cardinal que, si l’onvoulait donner une solde raisonnable à ses hommes, il répondaitd’eux corps pour corps.

Le cardinal trouva la demande trop juste. Illeur fit faire sur le pied de vingt-cinq grains par jour,c’est-à-dire d’un franc, un rappel à partir du jour où ilss’étaient organisés et avaient nommé leurs chefs, avec promesse quecette solde de vingt-cinq grains leur serait continuée tant quedurerait la campagne.

Seulement, comme les casaques et les bonnetsjaunes et rouges donnaient un cachet par trop caractéristique à cecorps privilégié, on leva une contribution sur les patriotes deCariati pour leur donner un uniforme moins voyant.

Mais, lorsque ceux qui n’étaient pointprévenus où ce corps avait pris son origine le voyaient marcher àl’avant-garde, c’est-à-dire au poste le plus dangereux, ilss’étonnaient que tous boitassent, soit de la jambe droite, soit dela jambe gauche.

Chacun boitait de la jambe dont il avait tiréla chaîne.

Ce fut avec cette avant-garde exceptionnelleque le cardinal continua sa marche sur Naples, dont les chemins luiétaient livrés par la défaite de Schipani à Castelluccio.

Ce sera, au reste, à notre avis, une grandeleçon pour les peuples et pour les rois que de comparer à cettemarche du cardinal Ruffo celle qui fut exécutée, soixante ans plustard, par Garibaldi, et d’opposer, au prélat représentant le droitdivin, l’homme de l’humanité représentant le droit populaire.

L’un, celui qui est revêtu de la pourpreromaine, qui marche au nom de Dieu et du roi, passe à travers lepillage, les homicides, l’incendie, laissant derrière lui leslarmes, la désolation et la mort.

L’autre, vêtu de la simple blouse du peuple,de la simple casaque du marin, marche sur une jonchée de fleurs ets’avance au milieu de la joie et des bénédictions, laissant sur sespas les peuples libres et radieux.

Le premier a pour alliés les Panedigrano, lesScarpa, les Fra-Diavolo, les Mammone, les Pronio, c’est-à-dire desforçats et des voleurs de grand chemin.

L’autre a pour lieutenants les Tuckery, les deFlotte, les Turr, les Bixio, les Teleki, les Sirtori, les Cosenza,c’est-à-dire des héros.

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