La San-Felice – Tome IV

CXLVII – LE MESSAGER

Du haut des tours du Château-Neuf, LuisaSan-Felice et Salvato, la jeune femme appuyée au bras du jeunehomme, avaient pu voir ce qui se passait dans la maison du Palmieret dans la maison de la duchesse Fusco.

Luisa ignorait d’où venait cette invasion, etdans quel but elle était faite. Seulement, on se rappelle que laduchesse avait refusé de suivre Luisa au Château-Neuf, disantqu’elle préférait rester chez elle et que, si elle était menacéed’un danger sérieux, elle aurait des moyens de fuite.

Il était incontestable, à voir tout lemouvement qui se faisait à Mergellina, que le danger étaitsérieux ; mais Luisa espérait que la duchesse avait pufuir.

Elle fut fort effrayée lorsqu’elle entenditcette fusillade éclatant tout à coup : elle était loin de sedouter qu’elle fût dirigée contre un perroquet.

En ce moment, un homme vêtu en paysan desAbruzzes toucha du bout du doigt l’épaule de Salvato ;celui-ci se retourna et poussa un cri de joie.

Il venait de reconnaître ce messager patriotequ’il avait envoyé à son père.

– Tu l’as vu ? demanda vivementSalvato.

– Oui, Excellence, répondit le messager.

– Que lui as-tu dis ?

– Rien. Je lui ai remis votre lettre.

– Que t’a-t-il dit, lui ?

– Rien. Il m’a donné ces trois grains tirés deson chapelet.

– C’est bien. Que puis-je faire pourtoi ?

– Me donner le plus d’occasions possible deservir la République, et, quand tout sera désespéré, celle de metuer pour elle.

– Ton nom ?

– Mon nom est un nom obscur et qui ne vousapprendrait rien. Je ne suis pas même Napolitain, quoique j’aie dixans habité les Abruzzes : je suis citoyen de cette villeencore inconnue qui sera un jour la capitale de l’humanité.

Salvato le regarda avec étonnement.

– Reste au moins avec nous, lui dit-il.

– C’est à la fois mon désir et mon devoir,répondit le messager.

Salvato lui tendit la main : ilcomprenait qu’à un tel homme on ne pouvait offrir d’autrerécompense.

Le messager entra dans le fort ; Salvatorevint près de Luisa.

– Ton visage m’annonce une bonne nouvelle,bien-aimé Salvato ! lui dit Luisa.

– Oui, cet homme vient de m’apporter une bonnenouvelle, en effet.

– Cet homme !

– Vois ces grains de chapelet.

– Eh bien ?

– Ils nous indiquent qu’un cœur dévoué et unevolonté persistante veillent, à partir de ce moment, sur nous, etque, dans quelque danger que nous nous trouvions, il ne faudrapoint désespérer.

– Et de qui vient ce talisman, qui a leprivilège de t’inspirer une telle confiance ?

– D’un homme qui m’a voué un amour égal àcelui que j’ai pour toi, – de mon père.

Et alors, Salvato, qui avait déjà eul’occasion, on se le rappelle peut-être, de parler à Luisa de samère, lui raconta pour la première fois la terrible légende de sanaissance, telle qu’il l’avait racontée aux six conspirateurs lesoir de son apparition au palais de la reine Jeanne.

Salvato touchait à la fin de son récit, quandson attention fut attirée par le mouvement de la frégate anglaisele Sea-Horse, commandée, comme nous l’avons déjà dit, parle capitaine Bail. Cette frégate, qui était ancrée d’abord en facedu port militaire, avait décrit, en passant devant le Château-Neufet le château de l’Œuf, un grand cercle qui aboutissait àMergellina, c’est-à-dire à l’endroit même où les lazzaroni,descendus par le Vomero, accomplissaient, dans la maison du Palmieret dans celle de la duchesse Fusco, l’œuvre de vengeance à laquellenous avons assisté.

À l’aide d’une longue-vue, il crut reconnaîtreque les Anglais débarquaient quatre pièces de canon de groscalibre, et les mettaient en batterie dans la villa, à l’endroitdésigné sous le nom des Tuileries.

Deux heures après, le bruit d’une vivecanonnade se faisait entendre à l’extrémité de Chiaïa, et desboulets venaient s’enfoncer dans les murailles du château del’Œuf.

Le cardinal, ayant appris que, par le Vomero,les lazzaroni étaient descendus à Mergellina, leur avait, par lemême chemin, envoyé un renfort de Russes et d’Albanais, tandis quele capitaine Bail leur apportait des canons que l’on pouvait fairemonter par l’Infrascata et descendre par le Vomero.

C’étaient ces canons, qui venaient d’être misen batterie, qui battaient le fort de l’Œuf.

Grâce à ce nouveau poste conquis par lessanfédistes, les patriotes étaient investis de tous les côtés, etil était facile de comprendre que, garantie comme elle l’était, labatterie que l’on venait d’élever ferait le plus grand mal auchâteau de l’Œuf.

Aussi, à la cinquième ou sixième décharged’artillerie, Salvato vit-il une barque se détacher des flancs ducolosse, qui semblait attaché à la terre par un fil.

Cette barque était montée par un patriote qui,en voyant Salvato sur l’une des tours du Château-Neuf, et, en lereconnaissant à son uniforme pour un officier supérieur, lui montraune lettre.

Salvato donna l’ordre qu’on ouvrit la porte dela poterne.

Dix minutes après, le messager était près delui et la lettre dans sa main.

Il la lut, et, comme cette lettre paraissaitd’un intérêt général, il ramena Luisa à sa chambre, descendit dansla cour, et, faisant appeler le commandant Massa et les officiersenfermés dans le château, il leur lut la lettre suivante :

« Mon cher Salvato,

» J’ai remarqué que vous suiviez, avec lemême intérêt que moi, mais sans jouir d’une aussi bonne place, lesscènes qui viennent de se passer à Mergellina.

» Je ne sais pas si Pizzofalcone, quivous masque tant soit peu la rivière de Chiaïa, ne vous empêche pasde voir aussi distinctement ce qui se passe aux Tuileries : entout cas, je vais vous le dire.

» Les Anglais viennent d’y débarquerquatre pièces de canon, qu’un détachement d’artilleurs russes a misen batterie sous la garde d’un bataillon d’Albanais.

» Vous entendez son ramage !

» Si elle chante ainsi pendantvingt-quatre heures seulement, il suffira qu’un autre Josué vienneavec une demi-douzaine de trompettes pour faire tomber lesmurailles du château de l’Œuf.

» Cette alternative, qui m’est assezindifférente, n’est pas prise avec la même philosophie par lesfemmes et les enfants qui sont réfugiés au château de l’Œuf et qui,à chaque boulet qui ébranle ses murailles, éclatent en plaintes eten gémissements.

» Voilà l’exposé de la situation assezinquiétante dans laquelle nous nous trouvons.

» Voici maintenant la proposition que jeprends sur moi de vous faire pour en sortir.

» Les lazzaroni disent que, quand Dieus’ennuie là-haut, il ouvre les fenêtres du ciel et regardeNaples.

» Or, je ne sais pourquoi j’ai l’idée queDieu s’ennuie, et que, pour se récréer ce soir, il ouvrira une deses fenêtres pour nous regarder.

» Essayons ce soir de contribuer à sadistraction en lui donnant, s’il est tel que je me le figure, lespectacle qui doit être le plus agréable à ses yeux : celuid’une troupe d’honnêtes gens houspillant une bande decanailles.

» Qu’en pensez-vous ?

» J’ai avec moi deux cents de meshussards, qui se plaignent d’engourdissement dans les jambes, etqui, ayant conservé leurs carabines, et chacun d’eux une douzainede cartouches, ne demandent pas mieux que de les utiliser.

» Voulez-vous transmettre ma propositionà Manthonnet et aux patriotes de Saint-Martin ? Si elle leuragrée, une fusée tirée par eux indiquera qu’à minuit nous nousjoindrons pour chanter la messe sur la place de Vittoria.

» Faisons en sorte que cette messe soitdigne d’un cardinal !

» Votre ami sincère et dévoué,

» Nicolino. »

Les dernières lignes de la lettre furentcouvertes d’applaudissements.

Le gouverneur du Château-Neuf voulait prendrele commandement du détachement que fournirait pour cette exécutionnocturne le Château-Neuf.

Mais Salvato lui fit observer que son devoiret l’intérêt de tous étaient qu’il restât au château dont il avaitle gouvernement, pour en tenir les portes ouvertes aux blessés etaux patriotes, s’ils étaient repoussés.

Massa se rendit aux instances de Salvato, àqui échut alors, sans conteste, le commandement.

– Maintenant, demanda le jeune brigadier, unhomme de résolution pour porter un double de cette lettre àManthonnet !

– Me voici, dit une voix.

Et, perçant la foule, Salvato vit venir à luice patriote génois qui lui avait servi de messager auprès de sonpère.

– Impossible ! dit Salvato.

– Et pourquoi impossible ?

– Vous êtes arrivé depuis deux heures àpeine : vous devez être écrasé de fatigue.

– Sur ces deux heures, j’ai dormi une heure etje me suis reposé.

Salvato, qui connaissait le courage etl’intelligence de son messager, n’insista point davantage dans sonrefus ; il fit une double copie de la lettre de Nicolino et lalui donna, avec injonction de ne la remettre qu’à Manthonnetlui-même.

Le messager prit la lettre et partit.

Par le vico della Strada-Nuova, par la stradade Monte-di-Dio, par la strada Ponte-di-Chiaïa et enfin par larampe del Petrigo, le messager atteignit le couvent deSan-Martino.

Il trouva les patriotes très-inquiets. Cettecanonnade qu’ils entendaient du côté de la rivière de Chiaïa lespréoccupait désagréablement. Aussi, lorsqu’ils surent qu’ilss’agissait d’enlever les pièces qui la faisaient, furent-ils tous,et Manthonnet le premier, d’accord qu’une troupe de deux centshommes se joindrait aux deux cents Calabrais de Salvato et aux deuxcents hussards de Nicolino.

On venait d’achever la lecture de la lettre,lorsqu’une fusillade se fit entendre aux Giardini. Manthonnetordonna aussitôt une sortie pour porter secours à ceux que l’onattaquait. Mais, avant que ces hommes fussent à la salitaSan-Nicola-de-Tolentino, des fuyards remontaient vers le quartiergénéral, annonçant que, attaqués par un bataillon d’Albanais venantà l’improviste du vico del Vasto, le petit poste des Giardinin’avait pu résister et avait été emporté de vive force.

Les Albanais n’avaient fait grâce à personne,et une prompte fuite avait pu seule sauver ceux qui apportaientcette nouvelle.

On remonta vers San-Martino.

L’événement était désastreux, surtout avec leplan que l’on venait d’arrêter pour la nuit suivante. Lescommunications étaient coupées entre San-Martino et le château del’Œuf. Si l’on essayait de passer de vive force, ce qui étaitpossible, on passait, mais en éveillant par le bruit du combat ceuxqu’on voulait surprendre.

Manthonnet était d’avis, coûte que coûte, dereprendre à l’instant même les Giardini ; mais le patriotegénois qui avait apporté la lettre de Salvato et que celui-ci avaitprésenté comme un homme d’une rare intelligence et d’un vraicourage, annonça qu’il se ferait fort, entre dix et onze heures dusoir, de débarrasser toute la rue de Tolède de ses lazzaroni et delivrer ainsi le passage aux républicains. Manthonnet lui demanda lacommunication de son projet ; le Génois y consentit, mais nevoulut le dire qu’à lui seul. La confidence faite, Manthonnet parutpartager la confiance que le messager avait en lui-même.

On attendit donc la nuit.

Au dernier tintement de l’Ave Maria,une fusée, partie de San-Martino, s’éleva dans les airs et annonçaà Nicolino et à Salvato de se tenir prêts pour minuit.

À dix heures du soir, le messager, sur lequeltout le monde avait les yeux fixés, attendu que, de la réussite desa ruse, dépendait le succès de l’expédition nocturne qui, au direde Nicolino, devait distraire et réjouir Dieu, – à dix heures, lemessager demanda une plume et du papier, et écrivit une lettre.

Puis, la lettre écrite, il mit bas son habit,endossa une veste déchirée et sale, changea sa cocarde tricolorepour une cocarde rouge, plaça la lettre qu’il venait d’écrire entrela baguette et le canon de son fusil, gagna, en faisant un grandtour par des chemins détournés, la strada Foria, et, se présentantdans la rue de Tolède par le musée Borbonico, comme s’il venait dupont de la Madeleine, il s’ouvrit, après des efforts inouïs, uneroute dans la foule, et finit par arriver au quartier général desdeux chefs.

Ces deux chefs étaient, on se le rappelle,Fra-Diavolo et Mammone.

Tous deux occupaient le rez-de-chaussée dupalais Stigliano.

Mammone était à table, et, selon son habitude,avait près de lui un crâne nouvellement scié à la tête d’un mort,peut-être même à la tête d’un mourant, et auquel adhéraient encoredes débris de cervelle.

Il était seul et sombre à table :personne ne se souciait de partager ses repas de tigre.

Fra-Diavolo, lui aussi, soupait dans unechambre voisine. Près de lui était assise, vêtue en homme, cettebelle Francesca dont il avait tué le fiancé et qui, huit joursaprès, était venue le rejoindre dans la montagne.

Le messager fut conduit à Fra-Diavolo.

Il lui présenta les armes, et l’invita àprendre la dépêche dont il était porteur.

Et effet, la dépêche était adressée àFra-Diavolo, et venait, ou plutôt était censée venir du cardinalRuffo.

Elle donnait l’ordre au célèbre chef de bandede le rejoindre immédiatement au pont de la Madeleine avec tous leshommes dont il pouvait disposer. Il s’agissait, disait SonÉminence, d’une expédition de nuit qui ne pouvait être confiée qu’àun homme d’exécution tel qu’était Fra-Diavolo.

Quant à Mammone, comme ses troupes setrouvaient diminuées de plus de moitié, il se retirerait pour cettenuit, quitte à reprendre son poste le lendemain matin, derrière lemusée Borbonico et s’y fortifierait.

L’ordre était signé du cardinal Ruffo, et unpost-scriptum portait qu’il n’y avait pas un instant à perdre pourobéir. Fra-Diavolo se leva pour aller se consulter avec Mamonne. Lemessager le suivit.

Nous l’avons dit, Mammone soupait.

Soit qu’il se défiât du messager, soit qu’ilvoulût tout simplement faire honneur au cardinal, Mammone emplit devin le crâne qui lui servait de coupe et le présenta tout sanglantet garni de ses longs cheveux au messager, en l’invitant à boire àla santé du cardinal Ruffo.

Le messager prit le crâne des mains du meunierde Sora, cria : « Vive le cardinal Ruffo ! »et, sans la moindre apparence de dégoût, après ce cri, le vida d’unseul trait.

– C’est bien, dit Mammone : retourneauprès de Son Éminence, et dis-lui que nous allons lui obéir.

Le messager s’essuya la bouche avec sa manche,jeta son fusil sur son épaule et sortit.

Mammone secoua la tête.

– Je n’ai pas foi dans ce messager-là,dit-il.

– Le fait est, dit Fra-Diavolo, qu’il a unsingulier accent.

– Si nous le rappelions, dit Mammone.

Tous deux coururent à la porte : lemessager allait tourner le coin du vico San-Tommaso, mais onpouvait encore l’apercevoir.

– Hé ! l’ami ! lui dit Mammone.

Il se retourna.

– Viens donc un peu, continua lemeunier : nous avons quelque chose à te dire.

Le messager revint avec un air d’indifférenceparfaitement joué.

– Qu’y a-t-il pour le service de VotreExcellence ? demanda-t-il en posant le pied sur la premièremarche du palais.

– Il y a que je voulais te demander de quelleprovince tu es.

– Je suis de la Basilicate.

– Tu mens ! répondit un matelot qui setrouvait là par hasard ; tu es Génois comme moi : je tereconnais à ton accent.

Le matelot n’avait pas encore achevé ledernier mot, que Mammone tirait un pistolet de sa ceinture etfaisait feu sur le malheureux patriote, qui tombait mort.

La balle lui avait traversé le cœur.

– Que l’on enlève le crâne à ce traître, ditMammone à ses gens, et qu’on me le rapporte plein de son sang.

– Mais, répondit un de ses hommes, à qui sansdoute la besogne déplaisait, Votre Excellence en a déjà un sur latable.

– Tu jetteras l’ancien et me rapporteras lenouveau. À partir de cette heure, je fais serment de ne plus boiredeux fois dans le même.

Ainsi mourut un des plus ardents patriotes de1799. Il mourut sans laisser autre chose que son souvenir. Quant àson nom, il est resté ignoré, et, quelques recherches que celui quiécrit ces lignes ait faites pour le connaître, il lui a étéimpossible de le découvrir.

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