La San-Felice – Tome IV

CXLVI – CHUTE DE SAINT JANVIER – TRIOMPHEDE SAINT ANTOINE.

Le lendemain, au point du jour, c’est-à-direle 15 au matin, les sanfédistes s’aperçurent que les avant-postesrépublicains étaient évacués et poussèrent devant eux desreconnaissances, timides d’abord, mais qui s’enhardirent peu à peu,car ils soupçonnaient quelque piège.

En effet, pendant la nuit, Salvato avait faitétablir quatre batteries de canon :

L’une à l’angle du palais Chiatamone, quibattait toute la rue du même nom, dominée en même temps par lechâteau de l’Œuf ;

L’autre, derrière un retranchement dressé à lahâte, entre la strada Nardonne et l’église SainteFerdinand ;

La troisième, strada Médina ;

Et la quatrième entre porto Piccolo,aujourd’hui la Douane, et l’Immacolatella.

Aussi, à peine les sanfédistes furent-ilsarrivés à la hauteur de la strada Concezione, à peineapparurent-ils au bout de la rue Monte-Oliveto, et atteignirent-ilsla strada Nuova, que la canonnade éclata à la fois sur ces troispoints, et qu’il virent qu’ils s’étaient complétement trompés encroyant que les républicains leur avaient cédé la partie.

Ils se retirèrent donc hors de l’atteinte desprojectiles, se réfugiant dans les rues transversales, où lesboulets et la mitraille ne les pouvaient atteindre.

Mais les trois quarts de la ville ne leurappartenaient pas moins.

Donc, ils pouvaient tout à leur aise piller,incendier, brûler les maisons des patriotes, et tuer, égorger,rôtir et manger leurs propriétaires.

Mais, chose singulière et inattendue, celuicontre lequel se porta tout d’abord la colère des lazzaroni futsaint Janvier.

Une espèce de conseil de guerre se réunit auVieux-Marché, en face de la maison du beccaïo blessé, conseilauquel prenait part celui-ci, dans le but de juger saintJanvier.

D’abord, on commença par envahir son église,malgré la résistance des chanoines, qui furent renversés et foulésaux pieds.

Puis on brisa la porte de la sacristie, où estrenfermé son buste avec celui des autres saints formant sa cour. Unhomme le prit irrévérencieusement entre ses bras, l’emporta aumilieu des cris « À bas saint Janvier ! » pousséspar la populace, et on le déposa sur une borne, au coin de la rueSant’Eligio.

Là, on eut grand’peine à empêcher leslazzaroni de le lapider.

Mais, pendant qu’on était allé chercher lebuste dans son église, un homme était arrivé qui, par son autoritésur le peuple et sa popularité dans les bas quartiers de Naples,avait pris un grand ascendant sur les lazzaroni.

Cet homme était fra Pacifico.

Fra Pacifico avait vu, du temps qu’il étaitmarin, deux ou trois conseils de guerre à bord de son bâtiment. Ilsavait donc comment la chose se passait et donna une espèce derégularité au jugement.

On alla à la Vicaria, où l’on prit auvestiaire cinq habits de juge et deux robes d’avocat, et le procèscommença.

De ces deux avocats, l’un était l’accusateurpublic, l’autre le défenseur d’office.

Saint Janvier fut interrogé légalement.

On lui demanda ses noms, ses prénoms, son âge,ses qualités, et on l’interrogea pour qu’il eût à dire à l’aide dequels mérites il était parvenu à la position élevée qu’iloccupait.

Son avocat répondit pour lui, et, il faut ledire, avec plus de conscience que n’en mettent ordinairement lesavocats. Il fit valoir sa mort héroïque, son amour paternel pourNaples, ses miracles, non pas seulement de la liquéfaction du sang,mais encore les paralytiques jetant leurs béquilles, – les genstombant d’un cinquième étage et se relevant sains et saufs, – lesbâtiments luttant contre la tempête et rentrant au port, – leVésuve s’éteignant à sa seule présence, – enfin, les Autrichiensvaincus à Velletri, à la suite du vœu fait par Charles III,pendant qu’il était caché dans son four.

Par malheur pour saint Janvier, sa conduite,jusque-là exemplaire et limpide, devenait obscure et ambiguë dumoment que les Français entraient dans la ville. Son miracle fait àl’heure annoncée d’avance par Championnet, et tous ceux qu’il avaitfaits en faveur de la République, étaient des accusations graves etdont il avait de la peine à se laver.

Il répondit que Championnet avait employél’intimidation ; qu’un aide de camp et vingt-cinq hussardsétaient dans la sacristie ; qu’il y avait eu enfin menace demort si le miracle ne se faisait point.

À cela, il lui fut répondu qu’un saint quiavait déjà subi le martyre ne devait pas être si facile àintimider.

Mais saint Janvier répondit, avec une dignitésuprême, que, s’il avait craint, ce n’était point pour lui, que saposition de bienheureux mettait à l’abri de toute atteinte, maispour ses chers chanoines, moins disposés que lui à subir lemartyre ; que leur frayeur, à la vue du pistolet de l’envoyédu général français, avait été si grande et leur prière sifervente, qu’il n’avait pas pu y résister ; que, s’il lesavait vus dans la disposition de subir le martyre, rien n’eût pu ledécider à faire son miracle ; mais que ce martyre, il nepouvait le leur imposer.

Il va sans dire que toutes ces raisons furentvictorieusement rétorquées par l’accusateur, qui finit par réduireson adversaire au silence.

On alla aux voix, et, à la suite d’une chaudedélibération, saint Janvier fut condamné, non-seulement à ladégradation, mais à la noyade.

Puis, séance tenante, on nomma à sa place, paracclamation, saint Antoine, qui, en découvrant la conjurationdes cordes, avait enlevé à saint Janvier son reste depopularité, – on nomma saint Antoine patron de Naples.

La France, en 1793, avait détrôné Dieu ;Naples pouvait bien, en 1799, détrôner saint Janvier.

Une corde fut passée autour du cou du buste desaint Janvier, et le buste fut traîné par toutes les rues du vieuxNaples, puis conduit au camp du cardinal, qui confirma le jugementporté contre lui, le déclara déchu de son grade de capitainegénéral du royaume, et, mettant, au nom du roi, le séquestre surson trésor et sur ses biens, reconnut non-seulement saint Antoinepour son successeur, mais encore – ce qui prouvait qu’il n’étaitpoint étranger à la révolution qui venait de s’opérer – remit auxlazzaroni une immense bannière sur laquelle était peint saintJanvier fuyant devant saint Antoine, qui le poursuivait armé deverges.

Quant à saint Janvier, le fuyard, il tenaitd’une main un paquet de cordes et de l’autre une bannière tricolorenapolitaine.

Lorsqu’on connaît les lazzaroni, on peut sefaire une idée de la joie que leur causa un pareil présent, avecquels cris il fut reçu et combien il redoubla leur enthousiasme demeurtre et de pillage.

Fra Pacifico fut nommé, à l’unanimité,porte-enseigne, et prit, bannière à la main, la tête de laprocession.

Derrière lui, venait la première bannière, oùétait représenté le cardinal à genoux devant saint Antoine, luirévélant la conjuration des cordes.

Celle-là était portée par le vieux BassoTomeo, escorté de ses trois fils, comme de trois gardes ducorps.

Puis venait maître Donato, tirant saintJanvier par sa corde, attendu que, du moment qu’il était condamné,il appartenait au bourreau, ni plus ni moins qu’un simplemortel.

Enfin des milliers d’hommes, armés de tout cequ’ils avaient pu rencontrer d’armes, hurlant, vociférant,enfonçant les portes, jetant les meubles par les fenêtres, mettantle feu à ces bûchers et laissant derrière eux une traînée desang.

Et puis, soit superstition, soit raillerie, lebruit s’était répandu que tous les patriotes s’étaient fait graverl’arbre de la liberté sur l’une ou l’autre partie du corps, et cebruit servait de prétexte à des avanies étranges. Chaque patrioteque les lazzaroni rencontraient, soit dans la rue, soit chez lui,était dépouillé de ses habits et chassé par les rues à coups defouet, jusqu’à ce que, las de cette course, celui qui lepoursuivait lui tirât quelque coup de fusil ou de pistolet dans lesreins, pour en finir tout de suite avec lui, ou dans la cuisse,pour lui casser une jambe et faire durer le plaisir pluslongtemps.

Les duchesses de Pepoli et de Cassano, quiavaient commis ce crime, impardonnable aux yeux des lazzaroni, dequêter pour les patriotes pauvres, furent arrachées de leurpalais ; on leur coupa avec des ciseaux leurs robes, leursjupons, tous leurs vêtements enfin, à la hauteur de la ceinture, eton les promena nues – chastes matrones qu’aucun outrage ne pouvaitavilir ! – de rue en rue, de place en place, de carrefour encarrefour ; après quoi, elles furent conduites au castelCapuana, et jetées dans les prisons de la Vicairie.

Une troisième femme avait mérité, comme elles,le titre de mère de la patrie : c’était la duchesse Fusco,l’amie de Luisa. Son nom fut tout à coup prononcé, on ne sait parqui, – la tradition veut que ce soit par un de ceux qu’elle avaitsecourus. Il fut aussitôt décidé qu’on irait la chercher chez elle,et qu’on la soumettrait au même supplice. Seulement, il fallait,pour arriver à Mergellina, traverser la ligne formée par lesrépublicains de la place de la Vittoria au château Saint-Elme.Mais, en arrivant aux Giardini, qu’ils ne savaient pas gardés, ilsfurent accueillis par une telle fusillade, que force leur fut derétrograder en laissant une douzaine de morts ou de blessés sur lechamp de bataille.

Cet échec ne les fit point renoncer à leurdessein : ils se représentèrent à la salita diSan-Nicolas-de-Tolentino. Mais ils rencontrèrent le même obstacle àla strada San-Carlo-delle-Tartelle, où ils laissèrent encore uncertain nombre de morts et de blessés.

Enfin, ils comprirent que, dans leur ignorancedes positions prises par les républicains, ils donnaient dansquelque ligne stratégique. Ils résolurent, en conséquence, detourner le sommet de Saint-Martin, sur lequel ils voyaient flotterle drapeau des patriotes, par la rue de l’Infrascata, de gagnercelle de Saint-Janvier-Antiquano, et de descendre à Chiaïa par lasalita del Vomero.

Là, ils étaient complétement maîtres duterrain. Quelques-uns s’arrêtèrent pour faire leurs dévotions à lamadone de Pie-di-Grotta, et les autres – et ce fut la majeurepartie – continuèrent leur route par Mergellina, jusqu’à la maisonde la duchesse Fusco.

En arrivant à la fontaine du Lion, celui quiconduisait la bande proposa, pour plus grande certitude des’emparer de la duchesse, de cerner la maison sans bruit. Mais unhomme cria qu’il y avait une femme bien autrement coupable que laduchesse Fusco : c’était celle qui avait recueilli l’aide decamp du général Championnet blessé, celle qui avait dénoncé le pèreet le fils Backer, et qui, en les dénonçant, avait été cause deleur mort.

Or, cette femme, c’était la San-Felice.

Sur cette proposition, il n’y eut qu’uncri : « Mort à la San-Felice ! »

Et, sans prendre les précautions nécessairespour s’emparer de la duchesse Fusco, les lazzaroni s’élancèrentvers la maison du Palmier, enfoncèrent les portes du jardin, et,par le perron, se ruèrent dans la maison.

La maison, on le sait, était complétementvide.

La première rage se passa sur les vitres, quel’on brisa, sur les meubles, que l’on jeta par les fenêtres ;mais cette destruction d’objets néanmoins parut bientôtinsuffisante.

Les cris « La duchesse Fusco ! laduchesse Fusco ! à mort la mère de la patrie ! » sefirent bientôt entendre. On enfonça la porte du corridor quijoignait les deux maisons, et l’on se rua, de celle de laSan-Felice dans celle de la duchesse.

En examinant la maison de la San-Felice, ilétait facile de voir que cette maison avait été complétementabandonnée depuis quelques jours, tandis qu’on n’avait qu’à jeterles yeux sur celle de la duchesse Fusco pour s’assurer qu’elleavait été abandonnée à l’instant même.

Les restes d’un dîner se voyaient sur unetable servie de très-belle argenterie ; dans la chambre de laduchesse, gisaient à terre la robe et les jupons qu’elle venait dequitter, et dont la présence indiquait qu’elle s’était enfuieprotégée par un déguisement. S’ils ne s’étaient pas amusés à pilleret à saccager la maison de la San-Felice, ils prenaient la duchesseFusco, qu’ils venaient chercher de si loin et pour laquelle ilsavaient fait tuer inutilement une vingtaine d’entre eux.

Une rage féroce les prit. Ils commencèrent àtirer des coups de pistolet dans les glaces, à mettre le feu auxtentures, à hacher les meubles de coups de sabre, – lorsque, tout àcoup, les faisant tressaillir au milieu de cette occupation, unevoix venant du jardin cria insolemment à leur oreilles :

– Vive la République ! Mort autyrans !

Un hurlement de cannibales répondit à cecri ; ils allaient donc avoir quelqu’un sur qui ils sevengeraient de leur déception.

Ils s’élancèrent dans le jardin par lesfenêtres et par les portes.

Le jardin formait un grand carré long, plantéde beaux arbres et fermé de murs ; seulement, comme ce jardinne présentait aucun abri, l’imprudent qui venait de révéler saprésence par le cri provocateur ne pouvait leur échapper.

La porte du jardin qui donnait sur lePausilippe était encore ouverte : il était probable que cetteporte avait donné passage à la duchesse Fusco.

Cette probabilité se changea en certitude,lorsque, sur le seuil de cette porte s’ouvrant sur la montagne, leslazzaroni trouvèrent un mouchoir aux initiales de la duchesse.

La duchesse ne pouvait être loin, et ilsallaient faire une battue aux environs ; mais, pour la secondefois, sans qu’ils pussent deviner d’où il venait, retentit le cri,poussé avec plus d’impudence encore que la première fois, de« Vive la République ! Mort aux tyrans ! »

Les lazzaroni, furieux, se retournèrent :les arbres n’étaient ni assez gros, ni assez serrés pour cacher unhomme ; d’ailleurs, le cri semblait parti du premier étage dela maison.

Quelques-uns des pillards rentrèrent dans lamaison et se jetèrent par les degrés, tandis que les autresrestaient dans le jardin, en criant :

– Jetez-le-nous par les fenêtres !

C’était bien l’intention des dignessanfédistes ; mais ils eurent beau chercher, regarder par lescheminées, dans les armoires, sous les lits : ils netrouvèrent pas le moindre patriote.

Tout à coup, au-dessus de la tête de ceux quiétaient restés dans le jardin, retentit, pour la troisième fois, lecri révolutionnaire.

Il était évident que celui qui poussait ce criétait caché dans les branches d’un magnifique chêne vert quiétendait son ombre sur un tiers du jardin.

Tous les yeux se portèrent vers l’arbre etfouillèrent son feuillage. Enfin, sur l’une des branches, onaperçut, juché comme sur un perchoir, le perroquet de la duchesseFusco, l’élève de Nicolino et de Velasco, qui, dans le troublerépandu par l’invasion des lazzaroni, avait gagné le jardin, etqui, dans son effroi, ne trouvait rien de mieux à dire que le cripatriotique que lui avaient appris les deux républicains.

Mal prit au pauvre papagallo d’avoir révélé saprésence et son opinion dans une circonstance où son premier soineût du être de cacher l’une et l’autre. À peine fut-il découvert etreconnu pour le coupable, qu’il devint le point de mire des fusilssanfédistes, qu’une décharge retentit, et qu’il tomba au pied del’arbre, percé de trois balles.

Ceci consola un peu les lazzaroni de leurmésaventure : ils n’avaient pas fait buisson creux tout àfait. Il est vrai qu’un oiseau n’est pas un homme ; mais rienne ressemble plus à certains hommes qu’un oiseau qui parle.

Cette exécution faite, on se rappela saintJanvier, que Donato traînait toujours au bout d’une corde, et,comme on n’était qu’à deux pas de la mer, on monta dans une barque,on gagna le large, et, après avoir plongé plusieurs fois le bustedu saint dans l’eau, Donato, au milieu des cris et des huées, lâchala corde, et saint Janvier, ne pensant point que ce fût le momentde faire un miracle, au lieu de remonter à la surface de la mer,soit impuissance, soit mépris des grandeurs célestes, disparut dansles profondeurs de l’abîme.

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