La San-Felice – Tome IV

CXLIV – LA JOURNÉE DU 14 JUIN

Pagliucella n’était point tombé à lamer : Pagliucella s’était jeté à la mer.

Voyant les allures suspectes du patron, ilavait compris que son colonel Michele avait mal placé sa confiance,et, comme Pagliucella nageait aussi bien que le fameux Pesce Colas,dont le portrait orne le marché au poisson de Naples, il avaitpiqué une tête, avait filé entre d’eux eaux, n’avait reparu à lasurface de la mer que juste le temps de respirer, avait replongé denouveau ; puis, se jugeant hors de la portée de la vue, avaitcontinué son chemin vers le môle, avec le calme d’un homme quiavait trois ou quatre fois gagné le pari d’aller de Naples àProcida en nageant.

Il est vrai que, cette fois, il nageait avecses habits, ce qui est moins commode que de nager tout nu.

Il mit un peu plus de temps au trajet, voilàtout, mais n’en aborda pas moins sain et sauf au môle, prit terre,se secoua et s’achemina vers le Château-Neuf.

Il y arrivait vers une heure du matin, justeau moment où Salvato y rentrait lui-même avec son cheval couvert deblessures, atteint de son côté de cinq ou six coups de couteau peudangereux par bonheur, mais aussi avec ses pistolets déchargés, etson sabre faussé et ne pouvant plus rentrer au fourreau ; cequi prouvait que, s’il avait reçu des coups, il les avait rendusavec usure.

Mais, à la vue de Pagliucella, tout ruisselantd’eau, au récit de ce qui était arrivé et surtout de la façon dontles choses s’étaient passées, il ne songea plus à s’occuper de lui,il ne pensa qu’à remédier à l’accident qui était arrivé en envoyantun second messager et un second message.

Au reste, cet accident, Salvato l’avait prévu,puisque, on se le rappelle, il s’était fait donner l’ordre parduplicata.

En conséquence, il monta à la salle dudirectoire, lequel, nous l’avons dit, s’était déclaré enpermanence. Deux membres sur cinq dormaient, tandis que trois,nombre suffisant pour prendre des décisions, veillaient toujours,s’entretenant au nombre voulu.

Salvato, qui semblait insensible à la fatigue,entra dans la salle, amenant derrière lui Pagliucella. Son habitétait littéralement déchiqueté de coups de couteau, et, enplusieurs endroits, tâché de sang.

Il raconta en deux mots ce qui étaitarrivé : comment, avec Nicolino et Michele, il avait étouffél’émeute en pavant littéralement de morts la rue de Tolède. Ilcroyait donc pouvoir répondre de la tranquillité de Naples pour lereste de la nuit.

Michele, blessé au bras gauche d’un coup decouteau, était allé se faire panser.

Mais on pouvait compter sur lui pour lelendemain : la blessure n’était point dangereuse.

Son influence sur la partie patriote deslazzaroni de Naples rendait sa présence nécessaire. Ce fut doncavec une grande satisfaction que les directeurs apprirent que, dèsle lendemain, il reprendrait ses fonctions.

Puis vint le tour de Pagliucella, qui s’étaittenu modestement derrière Salvato tout le temps que celui-ci avaitparlé.

En deux mots, il fit à son tour son récit.

Les directeurs se regardèrent.

Si Michele, lazzarone lui-même, avait ététrompé par des mariniers de Santa-Lucca, sur qui pouvaient-ilscompter, eux qui n’avaient sur ces hommes aucune influence de rangni d’amitié ?

– Il nous faudrait, dit Salvato, un homme sûrqui pût aller en nageant d’ici au Granatello.

– Près de huit milles, dit un desdirecteurs.

– C’est impossible, dit l’autre.

– La mer est calme, quoique la nuit soittombée, dit Salvato en s’approchant d’une fenêtre ; si vous netrouvez personne, j’essayerai.

– Pardon, mon général, dit Pagliucella ens’approchant : vous avez besoin ici, vous ; c’est moi quiirai.

– Comment, toi ? dit Salvato en riant. Tuen reviens !

– Raison de plus : je connais laroute.

Les directeurs se regardèrent.

– Si tu te sens la force de faire ce que tuoffres, dit sérieusement cette fois Salvato, tu auras bien méritéde la patrie.

– J’en réponds, dit Pagliucella.

– Alors, prends une heure de repos, et queDieu veille sur toi !

– Je n’ai pas besoin de prendre une heure derepos, répondit le lazzarone ; d’ailleurs, une heure de repospeut tout compromettre. Nous sommes aux plus courtes nuits del’été, c’est-à-dire au 14 juin ; à trois heures, le jour vavenir : pas une minute à perdre. Donnez-moi la seconde lettre,cousue dans un morceau de toile cirée ; je me la pendrai aucou comme une image de la Vierge ; je boirai un verred’eau-de-vie avant que de partir, et, à moins que saint Antoine,mon patron, ne soit décidément passé aux sanfédistes, avant quatreheures du matin, le général Schipani aura votre lettre.

– Oh ! s’il le dit, il le fera, ditMichele, qui venait d’ouvrir la porte et qui avait entendu lapromesse de Pagliucella.

La présence de son camarade donna àPagliucella une nouvelle confiance en lui-même. Là lettre futcousue dans un morceau de toile cirée et ferméehermétiquement ; puis, comme il était de la plus hauteimportance que personne ne vît sortir le messager, on le fitdescendre par une fenêtre basse donnant sur la mer. Arrivé sur laplage, il se débarrassa de ses habits, et, liant seulement sur satête sa chemise et son caleçon, il se laissa couler à lamer.

Pagliucella l’avait dit, il n’y avait pas detemps à perdre. Il fallait échapper aux barques du cardinal etpasser sans être vu au milieu de la croisière anglaise.

Tout réussit comme on pouvait l’espérer.Seulement, fatigué de sa première course, Pagliucella fut obligéd’aborder à Portici : par bonheur, le jour n’était pas encorevenu, et il put suivre le rivage jusqu’au Granatello, toujoursprêt, au moindre danger, à se rejeter à la mer.

Les patriotes avaient eu raison de compter surle courage de Schipani ; mais, on le sait d’avance, il nefallait pas compter sur autre chose que son courage.

Il reçut de son mieux le messager, lui fitservir à boire, à manger, le coucha dans son propre lit, et nes’occupa plus que d’exécuter les ordres du directoire.

Pagliucella ne lui cacha aucun des détails dela première expédition manquée et de la barque surprise par lecardinal. Schipani put donc comprendre, et, d’ailleurs, Pagliucellainsista fort là-dessus, que le cardinal, étant au courant de sonprojet de marcher sur Naples, s’y opposerait par tous les moyenspossibles. Mais les gens du caractère de Schipani ne croient pasaux obstacles matériels, et, de même qu’il avait dit :« Je prendrai Castelluccio, » il dit : « Jeforcerai Portici. »

À six heures, sa petite armée, se composant dequatorze à quinze cents hommes, fut sous les armes et prête àpartir. Il passa dans les rangs des patriotes, s’arrêta au centre,monta sur un tertre qui lui permettait de dominer ses soldats, et,là, avec cette sauvage et puissante éloquence si bien en harmonieavec sa force d’hercule et son courage de lion, il leur rappelaleurs fils, leurs femmes, leurs amis, exposés au mépris, abandonnésà l’opprobre, demandant vengeance et attendant de leur courage etde leur dévouement la fin de leurs maux et de leur oppression.Enfin, leur lisant la lettre et particulièrement le passage oùBassetti lui annonçait, ignorant la prise du château del Carmine,la quadruple sortie qui devait seconder son mouvement, il leurmontra les patriotes les plus purs, l’espérance de la République,venant au-devant d’eux sur les cadavres de leurs ennemis.

À peine avait-il terminé ce discours, qu’àintervalles égaux trois coups de canon retentirent du côté deCastello-Nuovo, et que l’on vit trois fois une légère fuméeparaître et s’évaporer au-dessus de la tour du Midi, la seule quifût en vue de Schipani.

C’était le signal. Il fut accueilli aux crisde « Vive la République ! La liberté ou lamort ! »

Pagliucella, armé d’un fusil, vêtu de soncaleçon et de sa chemise seulement, – ce qui, au reste, était soncostume habituel avant qu’il fût élevé par Michele aux honneurs dela lieutenance, – prit place dans les rangs ; les tamboursdonnèrent le signal de la charge, et l’on s’élança surl’ennemi.

L’ennemi, nous l’avons dit, avait ordre delaisser Schipani s’engager dans les rues de Portici. Mais, n’eût-ilpas eu cet ordre, la fureur avec laquelle le général républicainattaqua les sanfédistes lui eût ouvert le passage, tant qu’il n’euteu que des hommes pour le lui fermer.

Dans ces sortes de récits, c’est chez l’ennemiqu’il faut aller chercher des renseignements ; car lui n’estpas intéressé à louer le courage de ses adversaires.

Voici ce que dit de ce choc terrible VicenzoDurante, aide de camp de Cesare, dans le livre où il raconte lacampagne de l’aventurier corse :

« L’audacieux chef de cette troupe dedésespérés s’avançait menaçant et furieux, frappant avec rage laterre de ses pieds et semblable au taureau qui répand la terreurpar ses mugissements. »

Mais, nous l’avons dit, malheureusementSchipani avait les défauts de ses qualités. Au lieu de jeter deséclaireurs sur ses deux ailes, éclaireurs qui eussent fait leverles tirailleurs embusqués par de Cesare, il négligea touteprécaution, força les passages de Torre-del-Greco et de laFavorite, et s’engagea dans la longue rue de Portici, sans mêmeremarquer que toutes les portes et toutes les fenêtres étaientfermées.

La petite et longue ville de Portici ne secompose, en réalité, que d’une rue. Cette rue, en supposant quel’on vienne de la Favorite, tourne si brusquement à gauche, qu’ilsemble, à une distance de cent pas, qu’elle est fermée par uneéglise qui s’élève juste en face du voyageur. On dirait alorsqu’elle n’a d’autre issue qu’une ruelle étroite ouverte entrel’église et la file de maisons qui continue en droite ligne. Arrivéà quelques pas de l’église seulement, on reconnaît à gauche levéritable passage.

C’était là, dans cette espèce d’impasse, quede Cesare attendait Schipani.

Deux canons défendaient l’entrée de la ruelleet plongeaient dans toute la longueur de la rue par laquelle lesrépublicains devaient arriver, tandis qu’une barricade crénelée,réunissant l’église au côté gauche de la rue, présentait, même sansdéfenseurs, un obstacle presque insurmontable.

De Cesare et deux cents hommes se tenaientdans l’église ; les artilleurs, s’appuyant à trois centshommes, défendaient la ruelle ; cent hommes étaient embusquésderrière la barricade ; enfin, mille hommes, à peu près,occupaient les maisons dans la double longueur de la rue.

Au moment où Schipani, chassant tout devantlui, ne fut plus qu’à cent pas de cette embuscade, au signal donnépar les deux pièces de canon chargées à mitraille, tout éclata à lafois.

La porte de l’église s’ouvrit et, tandis quel’on voyait le chœur illuminé comme pour l’exposition dusaint-sacrement, et, devant l’autel, le prêtre levant l’hostie,l’église, pareille à un cratère qui se déchire, vomit le feu et lamort.

Au même instant, toutes les fenêtress’enflammèrent, et l’armée républicaine, attaquée de face, sur sesflancs, sur ses derrières, se trouva dans une fournaise.

La ruelle, défendue par les deux pièces decanon, pouvait seule être forcée. Trois fois, Schipani, avec unetroupe décimée chaque fois, revint à la charge, conduisant seshommes jusqu’à la gueule des pièces, qui alors éclataient etemportaient des files entières.

À la troisième fois, il détacha cinq centshommes de huit ou neuf cents qui lui restaient, leur ordonna defaire le tour par le rivage de la mer et de charger la batterie parla queue, tandis que lui l’attaquerait de face.

Mais, par malheur, au lieu de confier cettemission aux plus dévoués et aux plus braves, Schipani, avec sonimprudence ordinaire, en chargea les premiers venus. Pour cepatriote d’élite, tous les hommes avaient le même cœur,c’est-à-dire le sien. Les hommes envoyés par lui pour attaquer lessanfédistes firent la manœuvre commandée ; mais, au lieud’attaquer les sanfédistes, ils se réunirent à eux aux cris de« Vive le roi ! »

Schipani prit ces cris pour un signal. Ilchargea une quatrième fois ; mais, cette quatrième fois, ilfut reçu par un feu plus violent encore que les trois autres,puisqu’il était renforcé de celui de ses cinq cents hommes. Lapetite troupe, fouillée de tous côtés par les boulets et lesballes, tourbillonna comme si elle eût eu le vertige, puis, réduiteà sa dixième partie, sembla s’évanouir comme une fumée.

Schipani restait avec une centaine d’hommeséparpillés ; il parvint à les rallier, se mit à leur tête, et,désespérant de passer, se retourna comme un sanglier qui revientsur le chasseur.

Soit respect, soit terreur, la masse qui luicoupait la retraite s’ouvrit devant lui ; mais il passa entreun double feu.

Il y laissa la moitié de ses hommes, et,toujours poursuivi, avec trente ou quarante seulement, il arriva àCastellamare. Il avait deux blessures : une au bras, l’autre àla cuisse.

Là, il se jeta dans une ruelle. Une porteétait ouverte : il y entra. Par bonheur, c’était celle d’unpatriote, qui le reconnut, le cacha, pansa ses blessures et luidonna d’autres habits.

Le même jour, Schipani ne voulant pas pluslongtemps compromettre ce généreux citoyen, prit congé de lui et,la nuit venue, se jeta dans la montagne.

Il erra ainsi deux ou trois jours ; mais,reconnu pour ce qu’il était, il fut arrêté et conduit à Procidaavec deux autres patriotes, Spano et Battistessa.

On se rappelle que c’était Speciale, cet hommequi avait fait à Troubridge l’effet de la plus venimeuse bête qu’ileût jamais vue, qui jugeait à Procida.

Finissons-en avec Schipani, comme nous enaurons bientôt fini avec tant d’autres, et faisons du même coupconnaissance avec Speciale par une de ces atrocités qui peignentmieux un homme que toutes les descriptions que l’on en pourraitfaire.

Spano était un officier dont les servicesdataient de la monarchie ; la République en avait fait ungénéral, chargé de s’opposer à la marche de Cesare : il avaitété surpris par un détachement sanfédiste et fait prisonnier.

Battistessa avait occupé une position plusobscure ; il avait trois enfants et passait pour un des plushonnêtes citoyens de Naples : le cardinal Ruffo s’approchant,sans bruit, sans ostentation, il avait pris son fusil et s’étaitmis dans les rangs des patriotes, où il s’était battu avec le franccourage de l’homme véritablement brave.

Nul au monde n’avait un reproche à luifaire.

Il avait obéi à l’appel de son pays, voilàtout. Il est vrai qu’il y a des moments où cela mérite la mort, etquelle mort ! Vous allez voir.

Que l’on ne s’étonne pas que, quand celui quiécrit ces lignes sort du roman pour retomber dans l’histoire, ils’indigne et éclate en imprécations. Jamais, dans les terriblesconceptions de la fièvre, il n’inventerait ce qu’il a vu repassersous ses yeux le jour où il a mis la main dans ce charnier royal de99.

Les prisonniers, par jugement de Speciale,furent tous trois condamnés à mort.

Cette mort, c’était le gibet, mort déjàterrible par l’idée infamante que l’on attache à la corde.

Mais une circonstance rendit la mort deBattistessa plus terrible encore qu’on n’avait pu le prévoir.

Après être restés vingt-quatre heuressuspendus au gibet, les corps de Battistessa, de Spano et deSchipani furent exposés dans l’église de Spirito-Santo, àIschia.

Mais, une fois couché sur le lit funéraire, lecorps de Battistessa poussa un soupir, et le prêtre s’aperçut, avecun étonnement mêlé d’épouvante, que cette longue suspension n’avaitpoint amené la mort.

Un râle sourd, mais continu, attestait lapersistance de la vie, en même temps que l’on voyait sa poitrines’abaisser et se soulever.

Peu à peu, il reprit ses sens et revintentièrement à lui.

L’avis de tous était que cet homme, qui avaitété supplicié, en avait fini avec la mort, laquelle, pendantvingt-quatre heures, l’avait tenu entre ses bras ; maispersonne, pas même le prêtre, dont c’était peut-être le devoird’avoir du courage, n’osa rien décider sans prendre les ordres deSpeciale.

On envoya, en conséquence, un message àProcida.

Que l’on se figure l’angoisse d’un malheureuxqui sort du tombeau, qui revoit le jour, le ciel, la nature, qui sereprend à la vie, qui respire, qui se souvient, qui dit :« Mes enfants ! » et qui pense que tout cela n’estpeut-être qu’un de ces rêves du trépas que Hamlet craint de voirsurvivre à la vie.

C’est Lazare ressuscité, qui a embrasséMarthe, remercié Madeleine, glorifié Jésus, et qui sent retombersur son crâne la pierre du tombeau.

Ce fut ce qu’éprouva, ce que dut éprouver dumoins le malheureux Battistessa en voyant revenir le messageraccompagné du bourreau.

Le bourreau avait ordre de tirer Battistessade l’église, qui, pour servir les vengeances d’un roi, cessaitd’avoir droit d’asile ; puis, sur les marches, il devait, pourqu’il n’en revînt pas, cette fois, le poignarder à coups decouteau.

Non-seulement, le juge ordonnait lesupplice ; mais il l’inventait : un supplice à safantaisie, un supplice qui n’était pas dans la loi.

L’ordre fut exécuté à la lettre.

Et que l’on dise que la main des morts n’estpas plus puissante que celle des vivants pour renverser les trônesdes rois qui ont envoyé au ciel de pareils martyrs !

Revenons à Naples.

Le désordre était si grand à Naples, que pasun des fugitifs échappé au massacre du château des Carmes n’avaiteu l’idée d’aller prévenir le directoire que ce château était tombéau pouvoir des sanfédistes.

Le commandant du Château-Neuf, qui ignorait cequi s’était passé pendant la nuit, tira donc, à sept heures dumatin, comme la chose en était convenue, les trois coups de canonqui devaient servir de signal à Schipani.

On a vu le fâcheux résultat de sonmouvement.

À peine les trois coups de canon étaient-ilstirés, que l’on vint annoncer aux commandants des châteaux et auxautres officiers supérieurs que le fort del Carmine était pris etque les canons, au lieu de continuer à être tournés vers le pont dela Madeleine, étaient retournés vers la strada Nuova et contre laplace du Marché-Vieux, c’est-à-dire qu’ils menaçaient la ville aulieu de la défendre.

Il n’en fut pas moins décidé qu’au moment oùl’on verrait Shipani et sa petite armée sortir de Portici, aurisque de ce qui pourrait arriver, on marcherait, pour faire unediversion, sur le camp du cardinal Ruffo.

C’était du Château-Neuf que le signal de ladescente de San-Martino et de la sortie des châteaux devait êtredonné. Aussi, les officiers supérieurs au nombre desquels étaitSalvato, se tenaient-ils, la lunette en main, l’œil fixé surPortici.

On vit partir du Granatello une espèce detourbillon de poussière au milieu duquel brillaient des jets deflamme.

C’était Schipani marchant sur la Favorite etsur Portici.

On vit les patriotes s’engouffrer dans lalongue rue que nous avons décrite ; puis on entendit gronderle canon ; puis un nuage de fumée monta par-dessus lesmaisons.

Pendant deux heures les détonations del’artillerie se succédèrent, séparées par le seul intervallenécessaire pour recharger les pièces ; et la fumée, toujoursplus épaisse, continua de monter au ciel ; puis ce bruits’éteignit, la fumée se dissipa peu à peu. On vit, sur les pointsoù la route était découverte, un mouvement en sens inverse de celuique l’on avait vu il y avait trois heures.

C’était Schipani qui, avec ses trente ouquarante hommes, regagnait Castellamare.

Tout était fini.

Michele et Salvato s’obstinaient seuls àsuivre, en parlant bas et en se le montrant l’un à l’autre, chaquefois qu’il reparaissait à la surface de l’eau, un point noir quiallait se rapprochant.

Quand ce point ne fut plus qu’à unedemi-lieue, à peu près, il leur sembla voir, de temps en temps,sortir de l’eau une main qui leur faisait des signes.

Depuis longtemps, tous deux avaient, dans cepoint noir, cru reconnaître la tête de Pagliucella. En voyant lessignes qu’il faisait, une même idée les frappa tous deux :c’est qu’il appelait au secours.

Ils descendirent précipitamment, s’emparèrentd’une barque qui servait à communiquer du Château-Neuf au châteaude l’Œuf, s’y jetèrent tous deux, saisirent chacun une rame, et,réunissant leurs efforts, doublèrent la lanterne.

La lanterne doublée, ils regardèrent autourd’eux et ne virent plus rien.

Mais, au bout d’un instant, à vingt-cinq outrente pas d’eux seulement, la tête reparut. Cette fois, ilsn’eurent plus de doute : c’était bien Pagliucella.

La face était livide, les yeux sortaient deleur orbite, la bouche s’ouvrait pour crier et appeler dusecours.

Il était évident que le nageur était au boutde ses forces et se noyait.

– Ramez seul, mon général, cria Michele :je serai plus promptement près de lui en nageant qu’en ramant.

Puis, jetant bas ses habits, Michele s’élançaà la mer.

De cette seule impulsion, il franchit sousl’eau la moitié de la distance qui les séparait de Pagliucella, etreparut à une douzaine de mètres de lui.

– Courage ! lui cria-t-il enreparaissant.

Pagliucella voulut répondre : l’eau de lamer s’engouffra dans sa bouche, il disparut.

Michele plongea aussitôt et fut dix ou douzesecondes sans reparaître.

Enfin la mer bouillonna, la tête de Michelefendit l’eau ; il fit un effort pour revenir entièrement à lasurface ; mais, se sentant enfoncer à son tour, il n’eut quele temps de crier :

– À nous, mon général ! à l’aide !au secours !

En deux coups de rame, Salvato fut à unelongueur d’aviron de lui ; mais, au moment où il étendait lamain pour le saisir aux cheveux, Michele s’enfonça, entraîné dansle gouffre par une force invisible.

Salvato ne pouvait qu’attendre : ilattendit.

Un nouveau bouillonnement apparut à l’avant dela barque : Salvato s’allongea presque entièrement en dehorset saisit Michele par le collet de sa chemise.

Attirant la barque à lui avec ses genoux, ilmaintint la tête du lazzarone hors de l’eau jusqu’à ce qu’il eûtrepris sa respiration.

Avec la respiration revint le cœur.

Michele se cramponna à la barque, qu’il pensafaire chavirer.

Salvato se porta rapidement de l’autre côtépour faire contre-poids.

– Il me tient, balbutia Michele, il metient !

– Tâche de monter avec lui dans la barque, luirépondit Salvato.

– Aidez-moi, mon général, en me donnant lamain ; mais ayez soin de passer du côté opposé !

Tout en restant assis sur le banc de bâbord,Salvato étendit la main jusqu’à tribord.

Michele saisit cette main.

– Alors, avec sa merveilleuse vigueur, Salvatotira Michele à lui.

En effet, Pagliucella le tenait àbras-le-corps et avait paralysé tous ses mouvements.

– Corps du Christ ! s’écria Michele enenjambant avec peine par-dessus le bordage du bateau, peu s’en estfallu que je ne fisse mentir la prophétie de la vieille Nanno, etc’eût été à mon ami Pagliucella que j’en eusse eul’obligation ! Mais il paraît que décidément celui qui doitêtre pendu ne peut pas se noyer. Je ne vous en remercie pas moins,mon général. Il est dit que nous jouons à nous sauver la vie. Vousvenez de gagner la belle, ce qui fait que je reste votre obligé.Là ! maintenant, occupons-nous de ce gaillard-là.

Il s’agissait, comme on le comprend bien, dePagliucella. Il était sans connaissance et le sang coulait d’unedouble blessure : une balle, sans attaquer l’os, lui avaittraversé les muscles de la cuisse.

Salvato jugea que ce qu’il y avait de mieux àfaire, c’était de ramer vigoureusement vers le Château-Neuf et deremettre Pagliucella, qui donnait des signes non équivoques de vie,aux mains d’un médecin.

En abordant au pied de la muraille, ilstrouvèrent un homme qui les attendait : c’était le docteurCirillo, qui avait cherché, la nuit précédente, un refuge auChâteau-Neuf.

Il avait suivi des yeux et dans ses moindresdétails le drame qui venait de se passer, et il venait, comme leDeus ex machina, en faire le dénoûment.

Grâce à des couvertures chaudes, à desfrictions d’eau-de-vie camphrée, à des insufflations d’air dans lespoumons, Pagliucella revint bientôt à lui, et put raconterl’effroyable boucherie à laquelle il avait échappé par miracle.

Il venait d’achever le récit qui ne laissaitplus aux patriotes de Naples d’autre ressource que de se défendre,à l’abri des forts, jusqu’à la dernière extrémité, et le docteurCirillo pansait la plaie de la cuisse, à laquelle la fraîcheur del’eau et surtout le danger qu’il avait couru avaient empêché leblessé de songer jusqu’alors, lorsqu’on vint annoncer que Bassetti,attaqué à Capodichino par Fra-Diavolo et Mammone, avait été obligéde se mettre en retraite, et, poursuivi vigoureusement, rentrait endésordre dans la ville.

Les lazzaroni, disait-on, avaient dépassé lastrada dei Studi et étaient au largo San-Spirito.

Salvato sauta sur un fusil, Michele en fitautant ; ils sortirent du Château-Neuf avec deux ou troispatriotes, en recrutèrent quelques-uns encore au largo delCastello. Michele, avec ses lazzaroni campés strada Medina,s’élança strada dei Lombardi, afin de déboucher à Tolède, un peuavant le Mercatello ; Salvato tourna par Saint-Charles etl’église Saint-Ferdinand pour rallier les hommes de Bassetti, qui,disait-on, fuyaient dans Tolède en criant à la trahison, envoyadeux ou trois messagers aux patriotes de San-Martino, afin qu’ilsdescendissent de leur hauteur et appuyassent son mouvement ;puis il s’élança de son côté dans la rue de Tolède, qui, en effet,était pleine de cris, de désordre et de confusion.

Pendant quelque temps, ce fleuve queconduisait Salvato coula entre deux remous de fuyards éperdus.Mais, en voyant ce beau jeune homme, la tête nue, les cheveuxflottants, le fusil à la main, les encourageant dans leur langue,les rappelant au combat, ils commencèrent à rougir de leur panique,puis s’arrêtèrent et osèrent regarder derrière eux.

Les sanfédistes barraient la rue au bas de lamontée dei Studi, et l’on voyait au premier rang Fra-Diavolo, avecson costume élégant et pittoresque, et Gaetano Mammone avec sespantalons et sa veste de meunier, autrefois blancs et couverts defarine, aujourd’hui rouges et dégouttants de sang.

À la vue de ces deux formidables chefs demasses, la terreur de la Terre de Labour, il y eu un mouvementd’hésitation parmi les patriotes. Mais, en ce moment, par bonheur,Michele débouchait par la via dei Lombardi, et l’on entendaitbattre la charge dans la rue de l’Infrascata. Fra-Diavolo etMammone craignirent de s’être trop avancés, et, sans doute malrenseignés sur les positions occupées par le cardinal, ignorant ladéfaite de Schipani, ordonnèrent la retraite.

Seulement, en se retirant, ils laissèrent deuxou trois cents hommes dans le musée Bourbonien, où ils sebarricadèrent.

De cette position excellente, qu’avaientnégligé d’occuper les patriotes, ils commandaient la descente del’Infrascata, la montée dei Studi, qui est une prolongation de larue de Tolède, et le largo del Pigne, par lequel ils pouvaient semettre en communication avec le cardinal.

Au reste, arrivés à l’imbrecciata dellaSanita, Fra-Diavolo et Gaetano Mammone s’arrêtèrent, s’emparèrentdes maisons à droite et à gauche de la rue, et établirent unebatterie de canon à la hauteur de la via delle Cala.

Salvato et Michele n’étaient point assez sûrsde leurs hommes, fatigués d’une lutte de deux jours, pour attaquerune position aussi forte que l’était celle du musée Borbonico. Ilss’arrêtèrent au largo Spirito-Santo, barricadèrent la salita deiStudi et la petite rue qui conduit à la porte du palais, et mirentun poste de cent hommes dans la rue deSainte-Marie-de-Constantinople.

Salvato avait ordonné de s’emparer du couventdu même nom, qui, placé sur une hauteur, domine le musée ;mais il ne trouva point, parmi les six ou sept cents hommes qu’ilcommandait, cinquante esprits forts qui osassent commettre unepareille impiété, tant certains préjugés étaient encore enracinésdans l’esprit des patriotes eux-mêmes.

La nuit s’avançait. Républicains etsanfédistes étaient aussi fatigués les uns que les autres. Des deuxcôtés, on ignorait la vraie situation des choses et le changementque les divers combats de la journée avaient amenés dans lespositions des assiégeants et des assiégés. D’un commun accord, lefeu cessa, et, au milieu des cadavres, sur ces dalles rouges desang, chacun se coucha, la main sur ses armes, s’essayant, sur lafoi de la vigilance des sentinelles, par le sommeil momentané de lavie au sommeil éternel de la mort.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer