La San-Felice – Tome IV

CXXXIV – LES DERNIÈRES HEURES

Voici ce qui s’était passé et de quelle façonla monnaie russe avait fait son apparition sur la place duVieux-Marché à Naples.

Le 3 juin, le cardinal était arrivé à Ariano,ville qui, située au plus haut sommet des Apennins, a reçu de saposition le nom de balcon de la Pouille. Elle n’avaitalors d’autre route que la route consulaire qui va de Naples àBrindisi, la même qui fut suivie par Horace dans son fameux voyageavec Mécène. Du côté de Naples, la montée est si rapide, que lesvoitures de poste ne peuvent ou plutôt ne pouvaient y monter alorsqu’à l’aide de bœufs ; de l’autre côté, on n’y arrivait qu’ensuivant la longue et étroite vallée de Bovino, qui servait, enquelque sorte, de Thermopyles à la Calabre. Au fond de cette gorge,roule le Cervaro, torrent impétueux jusqu’à la folie, et, sur larive du torrent, rampe la route qui va d’Ariano au pont de Bovino.Le versant de cette montagne est si encombré de rochers, qu’unecentaine d’hommes suffiraient pour arrêter la marche d’une armée.C’est là que Schipani avait reçu l’ordre de s’arrêter, et, s’il eûtsuivi les ordres donnés, au lieu de se laisser aller à la follepassion de prendre Castellucio, c’est là que probablement se fûtterminée la marche triomphale du cardinal.

À son grand étonnement, au contraire, lecardinal était arrivé à Ariano sans empêchement aucun.

Il y trouva le camp russe.

Or, comme, le lendemain même de son arrivée,il était occupé à visiter ce camp, on lui amena deux individus quel’on venait d’arrêter dans un calessino.

Ces deux individus se donnaient pour desmarchands de grains allant dans la Pouille pour y faire leursachats.

Le cardinal s’apprêtait à les interroger,lorsque, en les regardant avec attention, et voyant que l’un d’eux,au lieu d’être embarrassé ou effrayé, souriait, il reconnut dans lefaux marchand de grains un ancien cuisinier à lui nommé Coscia.

Se voyant reconnu, Coscia prit, selonl’habitude napolitaine, la main du cardinal et la baisa ; et,comme le cardinal comprit bien que ce n’était point le hasard quiamenait les deux voyageurs au-devant de lui, il les conduisit horsdu camp russe, dans une maison isolée, où il put, en toutetranquillité, causer avec eux.

– Vous venez de Naples ? demanda lecardinal.

– Nous en sommes partis hier matin, réponditCoscia.

– Vous pouvez me donner des nouvellesfraîches, alors ?

– Oui, monseigneur, d’autant mieux quenous-mêmes en venions chercher auprès de Votre Éminence.

En effet, les deux messagers étaient envoyéspar le comité royaliste. Ce qui préoccupait le plus tout à la foisles bourgeois et les patriotes, c’était de savoir positivement siles Russes étaient ou n’étaient point arrivés, la coopération desRusses étant une grande garantie pour la réussite de l’expéditionsanfédiste, puisqu’elle avait pour appui le plus puissant desempires, numériquement parlant.

Sous ce rapport, le cardinal put satisfairepleinement les deux envoyés. Il les fit passer au milieu des rangsmoscovites, leur assurant que ce n’était que l’avant-garde et quel’armée venait derrière.

Les deux voyageurs, quoique moins incrédulesque saint Thomas, purent cependant faire comme lui : voir ettoucher.

Ce qu’ils touchèrent particulièrement, ce futun sac de pièces russes que le cardinal leur remit pour distribueraux bons amis du Marché-Vieux.

On a vu que maître Coscia s’était acquitté deson message en conscience, puisqu’un des roubles était parvenujusqu’à Salvato.

Salvato avait aussi compris la gravité dufait, et était sorti pour le vérifier.

Deux heures après, il n’avait plus aucundoute : les Russes avaient fait leur jonction avec lecardinal, et les Turcs étaient près de faire la leur.

La journée n’était point achevée encore, quele bruit s’en était déjà répandu par toute la ville.

Salvato, en rentrant au palais d’Angri, avaittrouvé des nouvelles plus désastreuses encore.

Ettore Caraffa, le héros d’Andria et de Trani,était bloqué par Pronio à Pescara, et ne pouvait venir au secoursde Naples, qui le considérait cependant comme un de ses plus bravesdéfenseurs.

Bassetti, nommé par Macdonald, avant sondépart de Naples, général en chef des troupes régulières, battu parFra-Diavolo et Mammone, venait de rentrer blessé à Naples.

Schipani, attaqué et battu sur les rives duSarno, s’était arrêté seulement à Torre-del-Greco et s’étaitenfermé avec une centaine d’hommes dans le petit fort deGranatello.

Enfin, Manthonnet, le ministre de la guerre,Manthonnet lui-même, qui avait marché contre Ruffo et qui avaitcompté qu’Ettore Caraffa se joindrait à lui, Manthonnet, privé dusecours de ce brave capitaine, n’avait pu, au milieu despopulations, qui, excitées par l’exemple de Castellucio, sesoulevaient menaçantes, n’avait pu arriver jusqu’à Ruffo, et, sansavoir dépassé Baïa, avait été contraint de battre en retraite.

Salvato, à la lecture de ces nouvellesfatales, demeura un instant pensif ; puis il parut avoir prisune résolution, descendit rapidement dans la rue, sauta dans uncalessino et se fit conduire à la maison du Palmier.

Cette fois, il ne prit point la précautiond’entrer par la maison de la duchesse Fusco : il alla droit àcette petite porte du jardin qui s’était si heureusement ouvertepour lui pendant la nuit du 22 au 23 septembre, et y sonna.

Giovannina vint ouvrir, et, en voyant le jeunehomme, ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise : cen’était jamais par là qu’il entrait.

Salvato ne se préoccupa point de sonétonnement et ne s’inquiéta point de son cri.

– Ta maîtresse est là ? luidemanda-t-il.

Et, comme elle ne répondait point, fascinéequ’elle semblait par son regard, il l’écarta doucement de la mainet s’avança vers le perron, sans même s’apercevoir que Giovanninala lui avait saisie et l’avait serrée avec une passion que,d’ailleurs, il attribua peut-être à la crainte qu’une situation siprécaire faisait naître dans les plus fermes esprits, à plus forteraison dans celui de Giovannina.

Luisa était dans la même chambre où Salvatol’avait laissée. Au bruit inattendu de son pas, à la surprisequ’elle éprouva en l’entendant venir du côté opposé à celui parlequel elle l’attendait, elle se leva vivement, alla vers la porteet l’ouvrit. Salvato se trouva en face d’elle.

Le jeune homme lui prit les deux mains, et, laregardant quelques secondes avec un sourire d’une ineffable douceuret en même temps d’une inexprimable tristesse :

– Tout est perdu ! lui dit-il. Dans huitjours, le cardinal Ruffo et ses hommes seront sous les murs deNaples, et il sera trop tard pour prendre un parti. Il faut doncprendre ce parti à l’instant même.

Luisa, de son côté, le regardait avecétonnement, mais sans crainte.

– Parle, dit-elle, je t’écoute.

– Il y a trois choses à faire dans lescirconstances où nous nous trouvons, continua Salvato.

– Lesquelles ?

– La première, c’est de monter à cheval aveccent de mes braves Calabrais, de renverser tous les obstacles quenous rencontrerons sur notre route, d’atteindre Capoue. Capoue aconservé une garnison française. Je te confie à la loyauté de soncommandant, quel qu’il soit, et, si Capoue capitule, il te faitcomprendre dans la capitulation, et tu es sauvée, car tu te trouvessous la sauvegarde des traités.

– Et toi, demanda Luisa, restes-tu àCapoue ?

– Non, Luisa, je reviens ici, car ma place estici ; mais, aussitôt libre de mes devoirs, je te rejoins.

– La seconde ? dit-elle.

– C’est de prendre la barque du vieuxBasso-Tomeo, qui ira avec ses trois fils t’attendre au tombeau deScipion, et, profitant de ce qu’il n’y a plus de blocus, de suivrela côte de Terracine jusqu’à Ostie ; et, une fois à Ostie, desuivre, en le remontant, le Tibre jusqu’à Rome.

– Viens-tu avec moi ? demanda Luisa.

– Impossible.

– La troisième, alors ?

– C’est de rester ici, y faire la meilleuredéfense possible et d’y attendre les événements.

– Quels événements ?

– Les conséquences d’une ville prise d’assautet les vengeances d’un roi lâche et, par conséquent,impitoyable.

– Serons-nous sauvés ou mourrons-nousensemble ?

– C’est probable.

– Alors, restons.

– C’est ton dernier mot, Luisa ?

– Le dernier, mon ami.

– Réfléchis jusqu’à ce soir : je seraiici ce soir.

– Reviens ce soir ; mais, ce soir, je tedirai, comme àcette heure : si tu restes, restons.

Salvato regarda à sa montre.

– Il est trois heures, dit-il : je n’aipas un instant à perdre.

– Tu me quittes ?

– Je monte au fort Saint-Elme.

– Mais le fort Saint-Elme, lui aussi, estcommandé par un Français : pourquoi ne me confies-tu point àlui ?

– Parce que je ne l’ai vu qu’un instant, etque cet homme m’a fait l’effet d’un misérable.

– Les misérables font parfois, pour del’argent, ce que les grands cœurs font par dévouement.

Salvato sourit.

– C’est justement ce que je vais tenter.

– Fais, mon ami : tout ce que tu ferassera bien fait, pourvu que tu restes près de moi.

Salvato donna un dernier baiser à Luisa, et,par un sentier côtoyant la montagne, on put le voir disparaîtrederrière le couvent de Saint-Martin.

Le colonel Mejean, qui, du haut de laforteresse, planait sur la ville et sur ses alentours comme unoiseau de proie, vit et reconnut Salvato. Il connaissait deréputation cette nature franche et honnête, antipode de la sienne.Peut-être le haïssait-il, mais il ne pouvait s’empêcher del’estimer.

Il eut le temps de rentrer dans son cabinet,et, comme les hommes de cette espèce n’aiment point le grand jour,il abaissa les rideaux, se plaça le dos tourné à la lumière, demanière que son œil clignotant et douteux ne pût être épié dans lapénombre.

Quelques secondes après que ces mesuresétaient prises, on annonça le général de brigade SalvatoPalmieri.

– Faites entrer, dit le colonel Mejean.

Salvato fut introduit, et la porte se refermasur eux.

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