La San-Felice – Tome IV

CXLVIII bis – LE REPAS LIBRE

[16]Cettesortie, qui éclairait le cardinal sur ce que peuvent faire deshommes poussés au désespoir, l’épouvanta. Il avait entendu pendanttoute la nuit l’écho de cette fusillade, mais sans savoir ce dontil était question ; au point du jour, il apprit avec terreurle massacre de la nuit.

Il monta aussitôt à cheval, et voulut serendre compte par ses propres yeux des événements de la nuit. Enconséquence, accompagné de de Cesare, de Malaspina, de Lamarra etde deux cents de ses meilleurs cavaliers, il gagna, par la porteSaint-Janvier, la strada Foria, traversa, au milieu dessanfédistes, le largo delle Pigne, et aborda la rue de Tolède parla strada dei Studi.

Au largo San-Spirito, il fut reçu parFra-Diavolo et Mammone, et vit immédiatement, au visage sombre desdeux chefs, que le rapport des pertes faites par les sanfédistesn’était point exagéré.

On n’avait pas eu le temps d’enlever les mortset de laver le sang. Arrivé au largo della Carita, son chevalrefusa d’aller en avant ; il n’eût pu faire un pas sansmarcher sur un cadavre.

Le cardinal s’arrêta, descendit, entra dans lecouvent de Monte Oliveto et envoya Lamarra et de Cesare à ladécouverte, leur ordonnant, sous peine de sa disgrâce, de ne luirien cacher.

En attendant, il appela près de luiFra-Diavolo et Mammone et les interrogea sur les événements de lanuit. Ils ne savaient que ce qui s’était passé dans la rue deTolède.

Le peu de cohésion qu’il y avait entre lesdifférents corps sanfédistes empêchait les communications d’être cequ’elles eussent été dans une armée régulière.

Les deux chefs racontèrent que, vers troisheures du matin, ils avaient été assaillis par une troupe de démonsqui leur était tombée sur les épaules, sans qu’ils pussent savoird’où elle venait, et au moment où ils s’en doutaient le moins.Leurs hommes, attaqués à l’improviste, n’avaient fait aucunerésistance, et le cardinal avait vu le résultat de leurirruption.

Les républicains, au reste, avaient disparucomme une vision ; seulement, cette vision laissait, pourpreuve de sa réalité, cent cinquante ennemis couchés sur le champde bataille.

Le cardinal fronça le sourcil.

Puis de Cesare et Lamarra arrivèrent à leurtour.

Les nouvelles qu’ils apportaient étaientdésastreuses.

Lamarra annonçait que le bataillon albanais,une des forces de la coalition sanfédiste, était égorgé, depuis lepremier jusqu’au dernier homme.

De Cesare avait appris que, du poste et de labatterie de Chiaïa, il ne restait pas vingt hommes. Les quatrecanons fournis par le Sea-Horse étaient encloués et, parconséquent, hors d’usage, et les artilleurs russes s’étaient faittuer sur leurs pièces.

Or, pendant la même nuit, c’est-à-dire pendantla nuit qui venait de se passer, le cardinal, par un messager quiavait débarqué à Salerne, avait reçu la lettre de la reine, en datedu 14 ; dans laquelle lettre la reine lui disait que la flottede Nelson, après avoir quitté Palerme pour conduire à Ischial’héritier de la couronne, y était rentrée pour remettre à terre cemême héritier, sur la nouvelle, reçue par Nelson, que la flottefrançaise était sortie de Toulon.

Il n’y avait que peu de probabilité que laflotte vînt à Naples ; cependant, il était possible qu’elle yvînt : alors son entreprise était ruinée.

Enfin, une chose pouvait arriver une secondefois, comme elle était arrivée une première. Après Cotrone, lepillage avait été si grand, que les trois quarts des sanfédistes,s’étant regardés comme enrichis, avaient déserté avec armes,bagages et butin.

Or, la moitié de Naples était pillée par leslazzaroni, et l’armée sanfédiste pouvait bien ne pas estimerl’autre à la valeur des dangers que chaque homme courait enrestant.

Le cardinal ne s’abusait point. Son armée,c’était bien plutôt une bande de corbeaux, de loups et de vautoursvenant à la curée, qu’une troupe de soldats faisant la guerre pourle triomphe d’une idée ou d’un principe.

Donc, la première mesure à prendre étaitd’arrêter le pillage des lazzaroni, afin qu’en tout cas, il restâtquelque chose pour ceux qui avaient fait cent lieues dans l’espoirde piller eux-mêmes.

En conséquence, prenant son parti avec cetterapidité d’exécution qui était un des côtés saillants de son génie,il se fit apporter une plume, de l’encre et du papier, et rédigeaune proclamation dans laquelle il ordonnait positivement de cesserle pillage et le massacre, promettant qu’il ne serait fait aucunmauvais traitement à ceux qui remettraient leurs armes,l’intention de Sa Majesté étant de leur accorder amnistiepleine et entière.

On conviendra qu’il est difficile de conciliercette promesse avec les ordres rigoureux du roi et de la reineconcernant les rebelles, si l’intention positive du cardinal n’eûtpoint été de sauver, en vertu de son pouvoir d’alter ego,autant de patriotes qu’il pourrait le faire.

La suite, au reste, prouva que c’était bien làson intention.

Il ajoutait, en outre, que toute hostilitécesserait à l’instant même contre tout château et toute forteressearborant la bannière blanche, en signe qu’ils acceptaientl’amnistie offerte, et il garantissait sur son honneur la vie desofficiers qui se présenteraient pour parlementer.

Cette proclamation fut imprimée et affichée,le même jour, à tous les coins de rue, à tous les carrefours, surtoutes les places de la ville ; et, comme il était possibleque les patriotes de San-Martino, ne descendant point en ville,demeurassent dans l’ignorance de ces nouvelles dispositions ducardinal, il leur envoya Scipion Lamarra, précédé d’un drapeaublanc et accompagné d’un trompette, pour leur annoncer cettesuspension d’armes.

Les patriotes de San-Martino, encore toutenfiévrés de leur succès de la nuit précédente et du résultatobtenu, – car ils ne doutaient point que ce ne fût à leur victoirequ’ils dussent cette démarche pacifique du cardinal, – répondirentqu’ils étaient résolus à mourir les armes en main et qu’ilsn’entendraient à rien avant que Ruffo et les sanfédistes eussentévacué la ville.

Mais, cette fois encore, Salvato, qui joignaitla sagesse du diplomate au bouillant courage du soldat, ne futpoint de l’avis de Manthonnet, chargé, au nom de ses compagnons, derépondre par un refus. Il se présenta au corps législatif, lespropositions du cardinal Ruffo à la main, et n’eut point de peine,après lui avoir exposé la véritable situation des choses, à ledéterminer à ouvrir des conférences avec le cardinal, cesconférences, si elles aboutissaient à un traité, étant le seulmoyen de sauver la vie des patriotes compromis. Puis, comme leschâteaux étaient sous la dépendance du corps législatif, le corpslégislatif fit dire à Massa, commandant du Château-Neuf, et àL’Aurora, commandant du château de l’Œuf, que, s’ils ne traitaientpas directement avec le cardinal, il traiterait en leur nom.

Il n’y avait rien à ordonner de pareil àManthonnet, qui, n’étant point enfermé dans un fort, mais occupantle couvent de San-Martino, ne dépendait que de lui-même.

Le corps législatif invitait, en même temps,Massa à s’aboucher avec le commandant du château Saint-Elme, nonpoint pour qu’il acceptât les mêmes conditions qui seraientoffertes aux commandants de forts napolitains, – en sa qualitéd’officier français, il pouvait traiter à part, et comme bon luisemblait, – mais pour qu’il approuvât la capitulation des autresforteresses, et signât au traité, sa signature paraissant, avecraison, une garantie de plus de l’exécution des traités, puisquelui était tout simplement un ennemi, tandis que les autres étaientdes rebelles.

On répondit donc au cardinal qu’il n’avaitpoint à s’arrêter au refus des patriotes de San-Martino et quel’amnistie proposée par lui était acceptée.

On le priait d’indiquer le jour et l’heure oùles chefs des deux partis se réuniraient pour jeter les bases de lacapitulation.

Mais, pendant cette même journée du 19 juin,arriva une chose à laquelle on devait s’attendre.

Les Calabrais, les lazzaroni, les paysans, lesforçats et tous ces hommes de rapine et de sang qui, pour piller ettuer à leur satisfaction, suivaient les Sciarpa, les Mammone, lesFra-Diavolo, les Panedigrano et autres bandits de même étoffe, tousces hommes enfin, voyant la proclamation du cardinal qui mettaitune fin aux massacres et aux incendies, résolurent de ne pointobéir à cet ordre et de continuer le cours de leurs meurtres et deleurs dévastations.

Le cardinal frémit en sentant l’arme aveclaquelle jusque-là il avait vaincu, lui tomber des mains.

Il donna l’ordre de ne plus ouvrir les prisonsaux prisonniers que l’on y conduirait.

Il renforça les corps russes, turcs et suissesqui se trouvaient dans la ville, les seuls, en effet, sur lesquelsil pût compter.

Alors, le peuple, ou plutôt des bandesd’assassins, de meurtriers et de brigands qui désolaient,incendiaient et ensanglantaient la Ville, voyant que les prisonsrestaient fermées devant les prisonniers qu’ils y conduisaient, lesfusillèrent et les pendirent sans jugement. Les moins férocesconduisirent les leurs au commandant du roi à Ischia ; mais,là, les patriotes trouvèrent Speciale, lequel se contentait derendre contre eux des jugements de mort, sans même les interroger,quand, pour en finir plus tôt avec eux, il ne les faisait pas jetera la mer sans jugement.

Du haut de San-Martino, du haut du château del’Œuf et du haut du Château-Neuf, les patriotes voyaient avecterreur et avec rage tout ce qui se passait dans la ville, dans leport et sur la mer.

Révoltés de ce spectacle, les patriotesallaient sans doute reprendre les armes, lorsque le colonel Mejean,furieux de n’avoir pu traiter ni avec le directoire ni avec lecardinal Ruffo, fit dire aux républicains qu’il avait au châteauSaint-Elme cinq ou six otages qu’il leur livrerait si les massacresne cessaient pas.

Au nombre de ces otages était un cousin duchevalier Micheroux, lieutenant du roi, et un troisième frère ducardinal.

On fit savoir à Son Éminence l’état deschoses.

Si les massacres continuaient, autant depatriotes massacrés, autant d’otages on jetterait du haut en basdes murailles du château Saint-Elme.

Les rapports s’envenimaient et conduisaientnaturellement les deux partis à une guerre d’extermination. Il n’yavait aucun doute à avoir que des hommes courageux et désespérés netinssent point les menaces de représailles qu’ils avaientfaites.

Le cardinal comprit qu’il n’y avait pas uninstant à perdre. Il convoqua les chefs de tous les corps marchantsous son commandement, et les supplia de maintenir leurs soldatsdans la plus rigoureuse discipline, et leur promettant deglorieuses récompenses s’ils y réussissaient.

On ordonna alors des patrouilles composées desous-officiers seulement. Ces patrouilles parcouraient les rues entout sens, et, à force de menaces, de promesses, d’argent jeté, lesincendies s’éteignirent, le sang cessa de couler : Naplesrespira.

Il ne fallut pas moins de deux jours pourarriver à ce résultat.

Le 21 juin, profitant de l’armistice et de latranquillité qui, après tant d’efforts, en était la suite, lespatriotes de Saint-Martin et des deux châteaux résolurent de fairece que faisaient les anciens quand ils étaient condamnés à lamort : Le repas libre.

César, seul, manquait pour recevoir lesparoles sacramentelles : Morituri tesalutant !

Ce fut une triste fête que cette solennitésuprême dans laquelle chacun semblait célébrer ses propresfunérailles, quelque chose de pareil à ce dernier festin dessénateurs de Capoue, à la fin duquel, au milieu des fleurs fanéeset au son des lyres mourantes, on fit circuler la coupe empoisonnéedans laquelle quatre-vingts convives burent la mort.

La place choisie fut celle du Palais-National,aujourd’hui place du Plébiscite. Elle était alors beaucoup plusétroite qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Des mâts furent plantés sur toute la longueurde la table ; chaque mât déroulait au vent une flamme blanche,sur laquelle, en lettres noires, étaient écrits ces mots :

VIVRE LIBRE OU MOURIR !

Au-dessus de cette flamme, et au milieu dechaque mât, était un faisceau de trois bannières, dont lesextrémités venaient caresser le front des convives.

L’une était tricolore : c’était labannière de la liberté.

L’autre était rouge : c’était le symboledu sang répandu et qui restait à répandre encore.

L’autre était noire : c’était l’emblèmedu deuil qui couvrirait la patrie lorsque la tyrannie, un instantchassée, reviendrait régner sur elle.

Au milieu de la place, au pied de l’arbre dela liberté, s’élevait l’autel de la patrie.

On commença par y célébrer une messe mortuaireen l’honneur des martyrs morts pour la liberté. L’évêque dellaTorre, membre du corps législatif, y prononça leur oraisonfunèbre.

Puis on se mit à table.

Le repas fut sobre, triste, presque muet.

Trois fois seulement, il fut interrompu par undouble toast : « À la liberté et à la mort ! »ces deux grandes déesses invoquées par les peuples opprimés.

De leurs avant-postes, les sanfédistespouvaient voir le suprême festin ; mais ils n’en comprenaientpoint la sublime tristesse.

Seul le cardinal calculait de quels effortsdésespérés sont capables des hommes qui se préparent à la mort aveccette solennelle tranquillité ; il n’en était, soit crainte,soit admiration, que plus affermi dans la résolution de traiteravec eux.

FIN DU QUATRIÈME TOME.

 

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