Le Meneur de loups

II. Le seigneur et le sabotier.

Donc, comme nous avons dit, le daim vint sefaire battre dans les bordures d’Oigny, tournant et virant autourde la hutte de Thibault.

Or, comme il faisait beau, quoique ce fût déjàvers l’automne, et que même l’automne fût avancé, Thibault creusaitun sabot sous son appentis.

Tout à coup, Thibault aperçut à trente pas delui le daim tout frissonnant, tremblant sur ses quatre jambes et leregardant de son œil intelligent et effaré.

Depuis longtemps, Thibault entendait la chassequi tournoyait à l’entour d’Oigny, se rapprochant, s’éloignant, serapprochant encore du village.

La vue du daim n’eut donc rien quil’étonnât.

Il suspendit le mouvement de son paroir, dontil faisait cependant grande besogne, et se mit à contemplerl’animal.

– Par la Saint-Sabot ! dit-il,– la Saint-Sabot, avons-nous besoin de le dire, est la fêtedes sabotiers –, par la Saint-Sabot ! dit-il, voilà un jolimorceau, et qui ferait bien le pendant du chamois que j’ai mangé àVienne, au grand repas des compagnons du Dauphiné !Bienheureux ceux qui peuvent se mettre tous les jours un morceaud’une pareille bête sous la dent ! J’en ai mangé une fois dansma vie, voici tantôt quatre ans, et, au bout de ces quatre ans,quand j’y pense, l’eau m’en vient à la bouche. Oh ! lesseigneurs ! les seigneurs ! à chaque repas, c’est de laviande nouvelle et des vins vieux, tandis que moi, je mange despommes de terre et bois de l’eau toute la semaine ; et àgrand-peine, le dimanche, m’est-il permis de faire lie d’un mauvaislopin de lard rance, d’un chou monté pour les trois quarts dutemps, et d’un verre de pignolet à faire danser machèvre !

Vous comprenez bien que, dès les premiers motsde ce monologue, le daim était parti.

Thibault en avait détaillé toutes les périodeset en était arrivé à la fin par l’heureuse péroraison que nousvenons de dire, quand il s’était entendu rudement apostropher d’unvigoureux :

– Holà ! maroufle !réponds-moi.

C’était le seigneur Jean, dont les chiensbalançaient, et qui tenait à s’assurer qu’ils n’avaient pas pris lechange.

– Holà ! maroufle ! disait lelouvetier, as-tu vu l’animal ? Sans doute, la façon dont lebaron le questionnait déplut au sabotier philosophe, car, quoiqu’ilsût parfaitement de quoi il était question :

– Quel animal ? dit-il.

– Eh ! ventredieu ! le daim quenous chassons ! Il a dû passer à cinquante pas d’icipeut-être, et en bayant aux corneilles comme tu fais, tu as dû levoir. C’est un dix-cors, n’est-ce pas ? Par où a-t-il pris sesrefuites ?… Parle donc, drôle, ou je te fais donner lesétrivières !…

– Que la peste t’étouffe, enfant delouve ! dit tout bas le sabotier. Puis, tout haut, et feignantun air naïf :

– Ah ! oui bien, dit-il, je l’aivu.

– Un mâle, n’est-ce pas, avec des boissuperbes ? Un dix-cors ?

– Ah ! oui bien, mâle, avec des boissuperbes ; je l’ai vu comme je vous vois, monseigneur ;mais je ne puis pas vous dire s’il a des cors, je ne lui ai pointregardé aux pieds. En tout cas, ajouta-t-il d’un air niais, s’il enavait, ils ne l’empêchaient point de courir.

Dans un autre moment, le baron Jean eût ri decette naïveté, qu’il eût pu croire réelle ; mais les ruses del’animal commençaient à donner au baron Jean la fièvre deSaint-Hubert.

– Allons, maroufle, trêve deplaisanteries ! Si tu es de joyeuse humeur, je ne le suispas.

– Je serai de l’humeur qu’il plaira àmonseigneur que je sois.

– Voyons, réponds-moi.

– Monseigneur n’a rien demandéencore.

– Le daim paraissait-ilfatigué ?

– Mais pas trop.

– D’où venait-il ?

– Il ne venait pas, il était arrêté.

– Mais, enfin, il venait de quelquepart ?

– Ah ! ça, c’est probable, mais jene l’ai pas vu venir.

– Et par où est-il parti ?

– Je vous le dirais bien, mais je ne l’aipas vu s’en aller.

Le seigneur de Vez regarda Thibault detravers.

– Y a-t-il longtemps que le daim estpassé, monsieur le drôle ? demanda-t-il.

– Pas si longtemps, monseigneur.

– Combien de temps, à peu près ?

Thibault fit semblant de chercher dans sessouvenirs.

– C’était, je crois, avant-hier, finit-ilpar répondre.

Seulement, en disant ces derniers mots, lesabotier ne put dissimuler un sourire. Ce sourire n’échappa pointau baron Jean, qui, donnant de l’éperon à son cheval, arriva surThibault le fouet levé. Thibault était leste. D’un saut, il setrouva sous son appentis, où, tant qu’il resterait sur son cheval,le louvetier ne pouvait pénétrer. Thibault était donc momentanémenten sûreté.

– Tu gouailles et tu mens ! s’écriale veneur ; car voici Marcassino, mon meilleur chien, qui serabat et se récrie à vingt pas d’ici, et, si le daim a passé où estMarcassino, il a traversé la haie ; il est donc impossible quetu ne l’aies pas aperçu.

– Pardon, monseigneur ; mais il n’ya, dit notre curé, que le pape qui soit infaillible, etM. Marcassino peut se tromper.

– Marcassino ne se trompe jamais,entends-tu, belître ! et la preuve, c’est que, d’ici, je voisle régalis où l’animal a gratté.

– Cependant, monseigneur, je vousproteste, je vous jure…, dit Thibault, qui voyait avec inquiétudeles noirs sourcils du baron se rapprocher.

– Paix, et avance ici, maroufle !s’écria le seigneur Jean.

Thibault hésita un moment ; mais laphysionomie du chasseur devenait de plus en plus menaçante :il comprit qu’une désobéissance ne ferait que l’exaspérerdavantage, et, espérant que le louvetier avait quelque service àréclamer de lui, il se décida à quitter son refuge.

Mal lui en prit, car il n’avait pas dépassé dequatre pas le toit qui le protégeait, que le cheval du seigneur deVez, enlevé du mors et de l’éperon, bondissait et venait s’abattreprès de lui, et cela en même temps qu’il recevait sur la tête unfurieux coup de manche du fouet.

Le sabotier, étourdi du coup, chancela, perditl’équilibre et s’en allait tomber le visage contre terre, lorsquele baron Jean, déchaussant son étrier et lui envoyant un vigoureuxcoup de pied dans la poitrine, non seulement le redressa, maisencore, faisant prendre au pauvre diable une direction opposée,l’envoya tomber à la renverse contre la porte de sa cabane.

– Tiens, dit le baron en lui administrantle coup de fouet d’abord et le coup de pied ensuite, tiens, voicipour le mensonge et voici pour la gouaillerie !

Sur quoi, et sans s’inquiéter autrement deThibault, qui était étendu les quatre fers en l’air, le seigneurJean, s’apercevant que sa meute avait rallié au cri de Marcassino,sonna un joyeux son pour les chiens et s’éloigna au petit galop deson cheval.

Thibault se releva tout endolori, se tâtant dela tête aux pieds pour s’assurer s’il n’avait rien de cassé.

– Allons, allons, dit-il, après s’êtrecaressé chaque membre l’un après l’autre, je vois avec satisfactionqu’il n’y a rien de cassé ni en haut ni en bas. Ah ! seigneurbaron, voilà comment vous traitez les gens parce que vous avezépousé la bâtarde d’un prince ! Eh bien, tout grand louvetier,tout grand veneur que vous êtes, ce n’est pas vous qui mangerez ledaim que vous chassez ; ce sera ce belître, ce maroufle, cedrôle de Thibault qui le mangera. Ah ! oui, que je lemangerai, j’en fais serment ! s’écria le sabotiers’affermissant de plus en plus dans sa hasardeuse résolution ;et il ne faudrait pas être un homme pour, ayant fait un serment, nele pas tenir.

Et aussitôt, passant sa serpe à sa ceinture etprenant son épieu, Thibault écouta l’aboi des chiens, s’orienta,et, devenant la corde de l’arc dont le daim et la meute faisaientle cercle, il prit les grands devants avec toute la vitesse dontles jambes d’un homme sont capables.

Thibault avait deux chances : s’embusquersur la route du daim et le tuer avec son épieu, ou le surprendre aumoment où il serait forcé par les chiens, et s’emparer de lui.

Le désir de se venger de la brutalité du baronJean ne dominait point tellement Thibault, qu’il ne songeât, touten courant, à l’excellente chère qu’il allait faire, pendant prèsd’un mois, des épaules, du râble et des cuissots du daim, marinés àpoint, rôtis à la broche, ou coupés par tranches et frits dans lapoêle.

Au reste, ces deux idées, vengeance etgourmandise, se combinaient de telle sorte dans son cerveau, que,tout en courant mieux que de plus belle, il riait dans sa barbe envoyant à la fois en perspective la mine piteuse du baron et de sesgens regagnant le château de Vez après ce honteux buisson creux, etsa propre physionomie, lorsque, la porte bien fermée, une bonnechopine de vin près de lui, il serait attablé tête à tête avec uncuissot de l’animal, et qu’un jus parfumé et sanguinolents’échapperait dudit cuissot sous le fil du couteau y revenant pourla troisième ou quatrième fois.

Le daim, autant qu’en pouvait juger Thibault,prenait la direction du pont placé sur la rivière d’Ourcq, entreNoroy et Trœsne.

À l’époque où ces événements se passent, il yavait un pont jeté d’une rive à l’autre, et formé de deux madrierset de quelques planches.

Comme la rivière était très haute et trèsrapide, Thibault pensa que le daim ne se hasarderait point à lapasser à gué.

En conséquence, il se cacha derrière unrocher, à portée du pont, et attendit.

Bientôt, à dix pas du rocher, il vit tout àcoup se dresser la tête gracieuse du daim qui, tournant sesoreilles du côté du vent, cherchait à saisir dans la brise le bruitque faisaient ses ennemis.

Thibault, très ému par cette soudaineapparition, se leva derrière sa pierre, assura son épieu dans samain et le lança précipitamment sur l’animal.

Le daim fit d’abord un bond qui le porta aumilieu du pont, puis un second qui le porta sur la riveopposée ; enfin, d’un troisième, il disparut aux yeux deThibault.

L’épieu avait passé au moins à un pied del’animal, et s’était enfoncé dans le gazon à quinze pas de celuiqui l’avait lancé.

Jamais Thibault n’avait commis une tellemaladresse ; Thibault, le compagnon du tour de France le plussûr de son coup !

Aussi, tout enragé de colère contre lui-même,ramassa-t-il son arme, et, bondissant aussi lestement que le daim,passa-t-il le pont où l’animal l’avait passé.

Thibault connaissait le pays aussi bien que ledaim lui-même. Aussi prit-il les grands devants et s’embusqua-t-ilderrière un hêtre, à mi-côte, pas trop loin d’un petit sentier.

Cette fois, le daim passa si près de lui, queThibault se demanda s’il ne valait pas mieux l’assommer avec sonépieu que de le lui lancer.

Ce moment d’hésitation n’eut que la durée del’éclair ; mais l’éclair lui-même n’est pas plus rapide que nel’était l’animal ; de sorte qu’il était déjà à vingt pas deThibault lorsque Thibault lui lança son épieu, et cela, sans êtreplus heureux cette seconde fois que la première.

Cependant il entendait l’aboi des chiens quiallait toujours se rapprochant ; il sentait que quelquesminutes écoulées encore, il lui deviendrait impossible d’exécuterson projet.

Mais, il faut le dire en l’honneur de lapersistance de Thibault, son désir de s’emparer du daim devenaitplus grand au fur et à mesure que la difficulté augmentait.

– Il me le faut cependant, s’écria-t-il,oui ! et, s’il y a un Bon Dieu pour les pauvres gens, j’aurairaison de ce misérable baron, qui m’a battu comme un chien, moi quisuis un homme cependant, et tout prêt à le lui prouver.

Thibault ramassa son épieu et reprit sacourse. Mais on eût dit que ce Bon Dieu qu’il venait d’invoquer, oune l’avait pas entendu, ou voulait le pousser à bout, car latroisième tentative n’eut pas plus de succès que les deuxautres.

– Mille tonnerres ! cria Thibault,le Bon Dieu est décidément sourd, à ce qu’il paraît. Eh bien,alors, que le diable ouvre les oreilles et m’entende donc ! Aunom de Dieu ou du diable, je te veux et je t’aurai, animalmaudit !

Thibault n’avait point achevé ce doubleblasphème, que le daim, faisant un retour, passait pour laquatrième fois près de lui et disparaissait dans les buissons.

Ce dernier passage fut si rapide et siinattendu, que Thibault n’eut pas même le temps de lever sonépieu.

En ce moment, les abois des chiens se firententendre si près de Thibault, qu’il jugea qu’il serait imprudent decontinuer sa poursuite.

Il regarda autour de lui, vit un chêne touffu,jeta son épieu dans un buisson, prit le chêne à bras-le-corps et sedissimula dans le feuillage.

Il présumait, avec raison, que, puisque ledaim avait repris sa course, la chasse et les chasseurs ne feraientque passer tout en suivant le crochet de l’animal.

Les chiens n’avaient point perdu sa voie.Malgré ses ruses, ils ne la perdraient pas pour un simplecrochet.

Thibault n’était pas branché depuis cinqminutes, qu’il vit arriver les chiens, puis le baron Jean, qui,malgré ses cinquante-cinq ans, tenait la tête de la chasse commes’il n’en eût eu que vingt.

Seulement, le seigneur Jean était dans unerage que nous n’essayerons pas de dépeindre.

Perdre quatre heures sur un misérable daim etchasser ses arrières encore !

Jamais pareille chose ne lui étaitarrivée.

Il gourmandait ses gens, il fouettait seschiens, et il avait si bien labouré le ventre de son cheval avecses éperons, que le sang qui s’en échappait avait donné une teinterougeâtre à l’épaisse couche de boue qui recouvrait seshouseaux.

Cependant, lorsque la chasse était arrivée aupont de la rivière d’Ourcq, le baron avait eu un momentd’allègement ; la meute avait pris la piste avec tantd’ensemble, que, lorsqu’elle traversa le pont, le manteau que lelouvetier portait en croupe eût suffi à les couvrir tous.

En ce moment-là, le seigneur Jean fut sisatisfait, qu’il ne se contenta pas de fredonner un bien-aller,mais encore qu’il détacha sa trompe et le sonna à pleins poumons,ce qu’il ne faisait que dans les grandes occasions.

Mais, par malheur, la joie du seigneur Jean nedevait pas être de longue durée.

Tout à coup, juste au-dessous de l’arbre oùétait juché Thibault, au moment où les chiens, se récriant tousensemble, faisaient un concert qui charmait de plus en plus lesoreilles du baron, la meute entière tomba à bout de voie, et toutse tut comme par enchantement.

Marcotte alors, sur l’ordre de son maître,descendit de cheval et essaya d’en revoir.

Les valets de chiens s’en mêlèrent etsecondèrent les recherches de Marcotte.

On ne revit rien.

Mais Engoulevent, qui tenait énormément à ceque l’on sonnât l’hallali de l’animal qu’il avait détourné,Engoulevent s’en mêla et chercha de son côté.

Chacun cherchait, criant et animant leschiens, lorsque au-dessus de toutes les voix on entendit, bruyantecomme la tempête, la voix du baron.

– Mille noms d’un diable !hurlait-il, les chiens sont donc tombés dans un trou,Marcotte ?

– Non, monseigneur, les voici ; maisils sont à bout de voie.

– Comment, à bout de voie ? s’écriale baron.

– Que voulez-vous, monseigneur ! Jen’y comprends rien, mais c’est comme cela.

– À bout de voie ? reprit lebaron ; à bout de voie ici, en pleine forêt, là où il n’y a niruisseau où la bête ait rusé, ni rocher qu’elle ait escaladé ?Mais tu es fou, Marcotte !

– Moi, fou, monseigneur ?

– Oui, toi, fou, aussi vrai que leschiens sont des rosses !

Marcotte supportait d’ordinaire avec unepatience admirable les injures dont le baron était fort prodigueenvers tout le monde dans les moments critiques de la chasse. Maiscette épithète de rosses, appliquée à ses chiens, le fit sortir desa longanimité habituelle, et, se redressant de toute sahauteur :

– Comment ! monseigneur, desrosses ? reprit-il avec véhémence. Mes chiens, desrosses ! eux qui ont porté bas un vieux loup après unlaissez-courre si furieux, que votre meilleur cheval en acrevé ! Mes chiens, des rosses !

– Oui, des rosses, je le répète,Marcotte. Il n’y a que des rosses qui puissent mettre bas de lasorte sur un daim après une misérable chasse de quelquesheures.

– Monseigneur, répliqua Marcotte avec uneémotion à la fois digne et douloureuse, monseigneur, dites quec’est ma faute, dites que je suis un imbécile, un animal, unmaroufle, un bélître, une buse ; injuriez-moi dans mapersonne, dans celle de ma femme, dans celle de mes enfants, celam’est égal ; mais ne m’attaquez pas dans mes fonctions depremier piqueur, n’insultez pas vos chiens, je vous le demande aunom de tous mes services passés.

– Mais comment expliques-tu leursilence ? Dis-moi cela ! Comment l’expliques-tu ?Voyons, je ne demande pas mieux que de t’écouter, et j’écoute.

– Je ne m’explique pas plus que vous leurdéfaut, monseigneur ; il faut que ce daim maudit se soitenvolé dans les nuages ou ait disparu dans les entrailles de laterre.

– Allons, bon ! dit le baron Jean,voilà que notre daim se sera terré comme un lapin ou se sera levécomme un coq de bruyère.

– Monseigneur, tout cela est une manièrede parler. Mais, ce qui est vrai, ce qui est un fait, c’est qu’il ya de la sorcellerie là-dessous. Aussi sûr qu’il fait jour en cemoment, mes chiens ont mis bas tout à coup sans défaut et sansbalancer. Demandez à tous nos gens qui étaient près d’eux avec moi.Maintenant ils ne requièrent même pas. Voyez, les voilà toutflâtrés sur le ventre comme autant de cerfs à la reposée. Est-cenaturel ?

– Fouaille-les, fils ! Fouaille-les,alors ! s’écria le baron ; fouaille à leur roussir lepoil ; il n’y a rien de pareil pour chasser le mauvaisesprit !

Le baron Jean s’approchait pour appointer dequelques coups de fouet les exorcismes que Marcotte distribuait parson ordre aux pauvres bêtes, lorsque Engoulevent, s’approchant lechapeau à la main, retint timidement le cheval du baron.

– Monseigneur, dit le valet du chenil,m’est avis que je viens de découvrir dans cet arbre un coucou quipourrait peut-être nous donner l’explication de ce qui nousarrive.

– Que diable chantes-tu avec ton coucou,fils de guenon ? dit le baron Jean. Attends, attends, drôle,et tu vas apprendre ce qu’il en coûte pour se gausser de tonseigneur !

Et le baron leva son fouet. Mais, avec lestoïcisme du Spartiate, Engoulevent leva le bras en bouclierau-dessus de sa tête et continua :

– Frappez si vous voulez, monseigneur,mais ensuite regardez dans cet arbre, et, quand Votre Seigneurieaura vu l’oiseau qui y est branché, m’est avis que vous me donnerezplutôt une pistole qu’un coup de fouet.

Et le bonhomme montrait du doigt le chêne oùThibault avait cherché un refuge en entendant venir les chasseurs.Il avait grimpé de branche en branche et s’était hissé jusqu’aufaîte. Le seigneur Jean se fit une visière de sa main et aperçutThibault.

– Voilà qui est particulier !dit-il. Dans la forêt de Villers-Cotterêts, les daims terrent commedes renards et les hommes branchent comme des corbeaux. Mais, aureste, continua le digne seigneur, nous allons savoir à quoi nousen tenir.

Alors, abaissant la main de ses yeux à sabouche :

– Hé ! l’ami ! cria le baron,est-ce que dix minutes de conversation avec moi te seraientparticulièrement désagréables ?

Mais Thibault garda le plus profondsilence.

– Monseigneur, dit Engoulevent, si vousle désirez…

Et il fit signe qu’il était prêt à monter àl’arbre.

– Non pas, non pas, dit le baron.

Et en même temps qu’il lui faisait défense dela voix, il lui faisait aussi défense de la main.

– Hé ! l’ami ! reprit le barontoujours sans reconnaître Thibault, te plairait-il de me répondre,oui ou non ?

Il fit une petite pause.

– Ah ! c’est non, à ce qu’ilparaît ; tu fais le sourd ; attends, attends, je vaisprendre mon porte-voix.

Et il tendit la main vers Marcotte, qui,devinant ce que voulait le baron, lui tendit sa carabine.

Thibault, qui cherchait à donner le change auxchasseurs, feignait de couper des branches mortes, et il mettaittant d’ardeur à cette feinte occupation, qu’il ne vit pas le gestedu seigneur Jean, ou, s’il le vit, crut que c’était un simple gestede menace et n’y attacha pas l’importance qu’il méritait. Lelouvetier attendit quelque temps la réponse demandée ; mais,voyant qu’elle ne venait pas, il pressa la gâchette ; le couppartit et l’on entendit le craquement d’une branche.

La branche qui craquait était celle où étaitperché Thibault.

Le fin tireur l’avait brisée entre le tronc del’arbre et le pied du sabotier.

Privé du point d’appui qui le soutenait,Thibault roula de branche en branche. Par bonheur, l’arbre étaittouffu, les branches étaient fortes ; ces obstaclesralentirent la rapidité de sa chute, et, de ricochet en enricochet, Thibault finit par se trouver sur le sol sans autredommage qu’une grande peur et quelques menues contusions sur lapartie de son corps qui avait touché terre la première.

– Par les cornes de monseigneurBelzébuth ! s’écria le baron Jean enchanté de son coupd’adresse, c’est mon gouailleur de ce matin ! Or çà,drôle ! la conversation que tu as eue avec mon fouet t’a doncsemblé trop courte, que te voilà décidé à la reprendre où tul’avais quittée ?

– Oh ! pour cela, je vous jure quenon, monseigneur, reprit Thibault avec l’accent de la plus parfaitesincérité.

– Tant mieux pour ta peau, garçon. Etmaintenant, voyons, dis-moi, que faisais-tu là-haut, perché sur cechêne ?

– Monseigneur le voit bien, réponditThibault montrant quelques brindilles éparses çà et là, je coupaisdu bois mort pour mon chauffage.

– Ah ! très bien. Maintenant,garçon, tu vas nous dire sans barguigner ce qu’est devenu notredaim, n’est-ce pas ?

– Eh ! par le diable ! il doitle savoir, attendu qu’il était bien placé là-haut pour ne rienperdre de ses mouvements, dit Marcotte.

– Mais, dit Thibault, je vous jure,monseigneur, que je ne sais pas ce que vous voulez dire avec cemalheureux daim.

– Ah ! par exemple, s’écriaMarcotte, enchanté de faire retomber sur un autre la mauvaisehumeur de son maître ; il ne l’a pas vu, il n’a pas vul’animal, il ne sait pas ce que nous voulons dire avec notremalheureux daim ! Tenez, monseigneur, voyez : voici bienici, sur ces feuilles, la pince de la bête ; c’est l’endroitoù les chiens se sont arrêtés, et maintenant, quoique le sol soitd’un beau revoir, ni à dix, ni à vingt, ni à cent pas, nous neretrouvons trace de l’animal.

– Tu entends ? reprit le seigneurJean emboîtant la parole à son premier piqueur ; tu étaislà-haut, le daim était à tes pieds. Que diable ! il a fait enpassant plus de bruit qu’une souris, et il est impossible que tu nel’aies pas aperçu !

– Il a tué la bique, dit Marcotte, puisil l’a cachée dans quelque buisson, voilà qui est clair comme lejour du Bon Dieu.

– Ah ! monseigneur, s’écriaThibault, qui savait mieux que personne l’erreur faite par lepremier piqueur dans une pareille accusation, monseigneur, par tousles saints du paradis, je vous jure que je n’ai pas tué votre daim,je vous le jure sur le salut de mon âme, et, si je lui ai fait uneseule égratignure, que je périsse à l’instant même !D’ailleurs, si j’avais tué le daim, je ne l’aurais pas tué sans luifaire une blessure quelconque ; par cette blessure, le sangaurait coulé : cherchez, monsieur le piqueur, et, Dieumerci ! vous ne trouverez pas trace de sang. Moi, avoir tué lepauvre animal ! Et avec quoi, mon Dieu ? Où est monarme ? Dieu merci ! je n’ai d’autre que ma serpe. Voyezplutôt, monseigneur.

Par malheur pour Thibault, il n’avait pasplutôt achevé ces paroles que maître Engoulevent qui, depuisquelques instants, rôdait dans les environs, reparut tenant en mainl’épieu que Thibault avait jeté dans un buisson avant d’escaladerson chêne.

Il présenta l’arme au seigneur Jean.Engoulevent était bien décidément le mauvais génie de Thibault.

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