Le Meneur de loups

III. Agnelette.

Le seigneur Jean prit l’arme des mainsd’Engoulevent, considéra longtemps l’épieu depuis la pointejusqu’au manche, et cela sans mot dire.

Puis il montra au sabotier l’image d’un petitsabot sculptée sur la poignée, laquelle image servait à Thibaultpour reconnaître sa propriété.

Ce sabot, c’était son chiffre comme compagnondu tour de France.

– Ah ! ah ! monsieur ledrôle ! fit le grand louvetier, voici qui témoigneterriblement contre vous ! Savez-vous que cet épieu-là sent lavenaison en diable, hum ! Or, voici ce qui me reste à vousdire, mon maître : vous avez braconné, ce qui est un groscrime ; vous vous êtes parjuré, ce qui est un grospéché ; nous allons, pour le salut de votre âme, par lequelvous avez juré, vous faire expier tout cela.

Alors, se retournant vers le premierpiqueur :

– Marcotte, lui dit-il, prends-moi deuxcouples et lie-moi ce drôle-là à un arbre après lui avoir ôté vesteet chemise ; puis tu lui appliqueras sur l’échine trente-sixcoups de ton baudrier, une douzaine pour le parjure, deux douzainespour le braconnage ; non ! je me trompe : unedouzaine, au contraire, pour le braconnage et deux douzaines pourle parjure ; il faut faire large la part du Bon Dieu.

Cet ordre était une bonne fortune pour lavaletaille, qui se trouvait bien joyeuse d’avoir un patient surlequel elle pût se venger de sa déconvenue de la journée.

Malgré les protestations de Thibault, quijurait par tous les saints du calendrier qu’il n’avait occis nidaim ni daine, ni bique, ni biquet, le braconnier fut dépouillé desa veste et attaché solidement au tronc d’un arbre.

Puis l’exécution commença.

Le piqueur frappait si serré que, quoiqueThibault se fût juré à lui-même de ne point pousser une plainte, etse mordît les lèvres pour tenir son serment, au troisième coup lepatient desserra les dents et jeta un cri.

Le seigneur Jean était peut-être, comme on apu s’en apercevoir, le seigneur le plus brutal qu’il y eût à dixlieues à la ronde, mais il n’avait pas le cœur dur ; lesplaintes du coupable, qui allaient redoublant, lui firent peine àentendre.

Cependant, comme le braconnage devenait deplus en plus audacieux sur les domaines de Son Altesse Sérénissime,il était décidé à laisser le jugement s’exécuter.

Seulement, il résolut de se soustraire à cespectacle et fit tourner bride à son cheval pour s’éloigner.

Au moment où il exécutait cette manœuvre, unejeune fille sortant du taillis se jeta à genoux au flanc de soncheval, et, levant sur le seigneur Jean ses beaux grands yeux touthumides de larmes :

– Monseigneur, dit-elle, au nom de Dieumiséricordieux, grâce pour cet homme !

Le seigneur Jean abaissa les yeux sur la jeunefille.

C’était en vérité une charmante enfant ;elle avait seize ans à peine, la taille fine et élancée, la figurerose et blanche, de grands yeux bleus doux et tendres, et unecouronne de cheveux blonds si luxuriants, que le méchant bonnet detoile bise qui couvrait sa tête ne pouvait parvenir à lesemprisonner, si bien qu’ils débordaient à flots de tous côtés.

Quoique le costume de la belle suppliante fûtdes plus humbles, étant fait de simple toile, le seigneur Jeanremarqua tout cela, et, comme il ne haïssait pas les jolis minois,il répondit par un sourire à l’éloquence du regard de la charmantepaysanne.

Mais, comme il la regardait sans lui répondre,et que, pendant ce temps-là, les coups allaient toujours, elleajouta d’une voix et avec un geste plus suppliantsencore :

– Grâce, au nom du Ciel,monseigneur ! Dites à vos gens de laisser aller ce pauvrehomme, dont les cris me fendent le cœur.

– Mille charretées de diablesverts ! répondit le louvetier ; tu t’intéresses bien à cedrôle, ma belle enfant ! Est-ce donc ton frère ?

– Non, monseigneur.

– Ton cousin ?

– Non, monseigneur.

– Ton amoureux ?

– Mon amoureux ! Monseigneur veutrire.

– Pourquoi pas ? Dans ce cas, mabelle fille, je t’avoue que j’envierais son sort.

L’enfant baissa les yeux.

– Je ne le connais pas, monseigneur, etje le vois aujourd’hui pour la première fois.

– Sans compter qu’elle le voit àl’envers, hasarda Engoulevent, qui crut que c’était le moment deplacer une mauvaise plaisanterie.

– Silence, là-bas ! dit durement lebaron.

Puis, revenant à la jeune fille avec sonsourire :

– Vraiment ! dit le baron. Eh bien,s’il n’est ni ton parent ni ton amoureux, je veux voir jusqu’où tupousseras l’amour de ton prochain : un marché, la joliefille !

– Lequel, monseigneur ?

– La grâce de ce maraud contre unbaiser.

– Oh ! de grand cœur ! s’écriala jeune fille. Racheter pour un baiser la vie d’un homme ! Jesuis sûre que M. le curé lui-même dirait que ce n’est pointpécher.

Et, sans attendre que le seigneur Jean sebaissât pour prendre lui-même ce qu’il sollicitait, elle jeta sonsabot loin d’elle, appuya son pied mignon sur l’extrémité de labotte du louvetier, prit en main la crinière du cheval, fit uneffort, et, s’élevant à la hauteur du visage du rude veneur, elleprésenta d’elle-même à ses lèvres ses joues rondes, fraîches etveloutées comme le duvet de la pêche au mois d’août.

Le seigneur Jean était convenu d’un baiser,mais il en prit deux ; puis, fidèle observateur de la foijurée, il fit signe à Marcotte de suspendre l’exécution.

Marcotte comptait scrupuleusement lescoups : le douzième était en l’air lorsqu’il reçut l’ordre des’arrêter. Il ne jugea point à propos de le retenir ;peut-être même pensa-t-il qu’il serait convenable de lui donner lavaleur de deux horions ordinaires, afin de faire bonne mesure et dedonner le treizième ; toujours est-il que celui-là sillonnaplus rudement encore que les autres les épaules de Thibault.

Il est vrai qu’on le détacha immédiatementaprès. Pendant ce temps, le baron Jean causait avec la jeunefille.

– Comment te nomme-t-on, mamignonne ?

– Georgine Agnelet, monseigneur, du nomde ma mère : mais les gens du pays se contentent de m’appelerAgnelette.

– Diable ! voici un mauvais nom, monenfant, dit le baron.

– Pourquoi cela, monseigneur ?demanda la jeune fille.

– Parce qu’il te promet au loup, labelle. Et de quel pays es-tu, Agnelette ?

– Je suis de Préciamont, monseigneur.

– Et tu viens ainsi seule en forêt, monenfant ? C’est bien hardi pour une agnelette.

– Il le faut bien, monseigneur. Nousavons trois chèvres qui nous nourrissent, ma mère et moi.

– Alors tu viens à l’herbe pour leschèvres ?

– Oui, monseigneur.

– Et tu n’as pas peur ainsi, toute seule,jeune et jolie comme tu es ?

– Quelquefois, monseigneur, je ne puism’empêcher de trembler.

– Et pourquoi trembles-tu ?

– Dame ! monseigneur, on raconte auxsoirées d’hiver tant d’histoires de loups-garous, que, lorsque jeme vois perdue au milieu des arbres, lorsque je n’entends plus quele vent de l’ouest qui fait craquer leurs branches, il me court uneespèce de frisson le long du corps, et je sens mes cheveux qui seroidissent. Lorsque j’entends le bruit de votre trompe ou les crisde vos chiens, je suis tout de suite rassurée.

Cette réponse plut énormément au baron Jean,qui reprit, en caressant complaisamment sa barbe :

– Il est vrai que nous leur faisons uneassez rude guerre, à messieurs les loups ; mais, par lamort-Dieu, ma belle, il est un moyen de t’épargner désormais cesinquiétudes.

– Lequel, monseigneur ?

– Viens-t’en à l’avenir au château deVez : jamais loup, garou ou non garou, n’en a franchi le fosséni la poterne, autrement que pendu par une hart à une perche decoudrier.

Agnelette secoua la tête.

– Non, tu ne veux pas ? Et pourquoirefuses-tu ?

– Parce que je trouverais là pis que leloup.

La réponse provoqua chez le baron Jean unjoyeux éclat de rire, et toute la bande des veneurs, voyant rire lemaître, fit chorus avec lui. En effet, la vue d’Agnelette avaitrendu au seigneur de Vez toute sa bonne humeur, et peut-êtreserait-il resté un assez long temps à rire et à causer avec elle,si Marcotte, qui avait sonné la retraite manquée et accouplé leschiens, n’eût respectueusement rappelé à monseigneur qu’il luirestait un assez long trajet à faire pour regagner le château. Leseigneur Jean fit du doigt à la jeune fille un signeaffectueusement menaçant et s’éloigna suivi de ses gens.

Agnelette demeura seule avec Thibault.

Nous avons dit ce qu’Agnelette avait fait pourThibault, et combien Agnelette était jolie.

Eh bien, cependant, la première pensée deThibault, en se trouvant seul avec la jeune fille, ne fut pointpour celle qui venait de le sauver ; sa première pensée futpour la haine et la vengeance.

Comme on le voit, depuis le matin, Thibaultmarchait rondement dans la voie du mal.

– Ah ! si le diable cette foism’exauce, seigneur maudit ! s’écria-t-il en montrant le poingà tout le cortège qui venait de disparaître ; si le diablem’exauce, je te rendrai avec usure tout ce que tu m’as faitsouffrir aujourd’hui, va !

– Ah ! que c’est mal, ce que vousfaites là ! dit Agnelette en s’approchant de Thibault. Lebaron Jean est un bon seigneur, fort humain avec le pauvre monde,et toujours courtois avec les femmes.

– Bon ! vous allez voir que je luidevrai de la reconnaissance sur les coups qu’il m’a baillés.

– Allons, tout franc, compère ! diten riant la fillette, avouez que ces coups-là, vous ne les aviezpas volés.

– Ah ! ah ! fit Thibault, ilparaît que le baiser du seigneur Jean vous a tout affolée, la belleAgnelette ?

– Je n’eusse jamais pensé que cebaiser-là, ce serait vous qui me le reprocheriez, monsieurThibault ; mais ce que j’ai dit, je le soutiens : leseigneur Jean était dans son droit.

– En me faisant rouer de coups ?

– Dame ! pourquoi chassez-vous surles terres des grands seigneurs ?

– Est-ce que le gibier n’est pas à toutle monde, aussi bien aux paysans qu’aux grands seigneurs ?

– Non ; car le gibier se tient dansleurs bois, se nourrit de leur herbe, et vous n’avez pas le droitde lancer votre épieu sur un daim de monseigneur le ducd’Orléans.

– Qui donc vous a dit que j’eusse lancémon épieu sur son daim ? répondit Thibault en s’avançant surAgnelette d’un air presque menaçant.

– Qui me l’a dit ? Mes yeux, qui, jevous en préviens, monsieur Thibault, ne sont pas des menteurs. Oui,je vous ai vu lancer votre épieu, là, lorsque vous étiez cachéderrière ce hêtre.

L’assurance avec laquelle la jeune filleopposait la vérité à son mensonge fit incontinent tomber la colèrede Thibault.

– Eh bien, après tout, dit-il, quand unefois, par hasard, un pauvre diable ferait bonne chère avec lesuperflu d’un grand seigneur ! Êtes-vous aussi de l’avis desjuges, mademoiselle Agnelette, qui disent que l’on doit pendre unhomme pour un malheureux lapin ? Voyons, pensez-vous que leBon Dieu avait créé ce daim plutôt pour le baron Jean que pourmoi ?

– Le Bon Dieu, monsieur Thibault, nous adit de ne pas convoiter le bien d’autrui ; suivez la loi duBon Dieu, et vous ne vous en trouverez pas plus mal !

– Ah çà ! vous me connaissez donc,la belle Agnelette, que vous m’appelez comme ça tout couramment parmon nom ?

– Mais oui ; je me rappelle vousavoir vu un jour à la fête de Boursonnes ; on vous appelait lebeau danseur, et l’on faisait cercle autour de vous.

Ce compliment acheva de désarmer Thibault.

– Oui, oui, dit-il ; moi aussi, àprésent, je me rappelle vous avoir vue. Eh bien, mais, à cette mêmefête de Boursonnes, nous avons dansé ensemble ; seulement,vous étiez moins grande qu’à cette heure : voilà pourquoi jene vous reconnaissais pas ; mais je vous reconnais maintenant.Oui, vous aviez une robe rose et un joli petit corsage blanc ;nous avons dansé dans la laiterie. J’ai voulu vous embrasser ;mais vous n’avez pas voulu, disant que l’on n’embrassait que sonvis-à-vis et non sa danseuse.

– Ah ! vous avez bonne mémoire,monsieur Thibault !

– Savez-vous, Agnelette, que cette année,car il y a un an de cela, vous avez profité pour embellir en mêmetemps que pour grandir ? Ah ! vous vous y entendez, vous,pour faire deux choses à la fois !

La jeune fille rougit et baissa les yeux. Sarougeur et son embarras ajoutèrent au charme de sa physionomie.Thibault se prit à la considérer plus attentivement que jamais.

– Avez-vous un amoureux, Agnelette ?demanda-t-il à la belle fille d’une voix qui n’était point exempted’une certaine émotion.

– Non, monsieur Thibault, dit-elle, jen’en ai point et ne peux ni ne veux en avoir.

– Et pourquoi cela ? L’amour est-ildonc si mauvais garçon, qu’il vous fasse peur ?

– Non ; mais ce n’est point unamoureux qu’il me faut, à moi.

– Que vous faut-il donc ?

– Un mari.

Thibault fit un mouvement qu’Agnelette ne vitpas ou fit semblant de ne pas voir.

– Oui, répéta-t-elle, un mari. Grand-mèreest vieille et infirme, et un amoureux me distrairait des soins queje lui donne ; au contraire, un mari, si je trouve un bravegarçon qui veuille bien m’épouser, un mari m’aidera à la soulagerdans son grand âge, et il partagera la tâche que le Bon Dieu m’adonnée d’adoucir ses derniers jours.

– Mais, dit Thibault, ce mari vouslaissera-t-il aimer votre grand-mère plus que vous ne l’aimerezlui-même, et ne sera-t-il pas jaloux de la tendresse que voustémoignerez à la vieille femme ?

– Oh ! reprit Agnelette avec unadorable sourire, il n’y a point de danger à cela ; jem’arrangerai pour lui faire la part si large, qu’il ne sera pastenté de se plaindre ; plus il sera doux et patient pour labonne femme, plus je me dévouerai à lui, plus je travaillerai pourque notre petit ménage ne manque de rien. Vous me voyez chétive etfrêle, et vous vous méfiez de ma force ; mais je suis brave etcourageuse à l’ouvrage, allez ! Quand le cœur a dit son mot,nuit et jour on peut travailler sans fatigue ensuite. Je l’aimeraitant, celui qui aimera grand-mère ! Oh ! je vous enréponds, elle, mon mari et moi, nous serons bien heureux tous lestrois.

– Tu veux dire que vous serez bienpauvres tous trois, Agnelette !

– Allons ! les amours et les amitiésdes riches valent-elles une obole de plus que celles despauvres ? Lorsque j’ai bien, bien câliné grand-mère, monsieurThibault, qu’elle me prend sur ses genoux, m’enlace dans sespauvres bras tremblants, que sa bonne vieille figure ridée s’appuiesur la mienne ; lorsque je me sens les joues humides deslarmes d’attendrissement qui coulent de ses yeux, je me mets àpleurer aussi, et ces larmes-là, monsieur Thibault, elles sont sifaciles et si douces, que jamais dame ou demoiselle, fût-elle reineou fille de roi, n’a eu, j’en suis sûre, de joie plus vive dans sesplus heureux jours ; et bien certainement nous sommescependant, ma grand-mère et moi, les deux créatures les plusdénuées qu’il y ait à la ronde.

Thibault écoutait tout cela sans répondre,restant rêveur, de cette rêverie particulière aux ambitieux.

Et cependant, au milieu de ses rêvesd’ambition, il avait des moments d’affaissement et de dégoût.

Lui qui avait si souvent passé des heuresentières à regarder les belles et nobles dames de la cour demonseigneur le duc d’Orléans monter et descendre les escaliers duperron ; lui qui avait si souvent passé des nuits entières àregarder les fenêtres ogivales du donjon de Vez, resplendissantdans la nuit de la lumière des festins, il se demandait si ce qu’ilavait si souvent ambitionné, une noble dame et une riche demeure,vaudrait un toit de paille avec cette douce et belle enfant qu’onappelait Agnelette.

Il est vrai que cette brave petite femme étaitsi gentille, que tous les comtes et tous les barons du pays la luieussent bien certainement enviée à leur tour.

– Eh bien, par exemple, Agnelette, ditThibault, si un homme comme moi s’offrait pour être votre mari,l’accepteriez-vous ?

Nous avons dit que Thibault était beau garçon,qu’il avait de beaux yeux et de beaux cheveux noirs, que sesvoyages du tour de France en avaient fait plus qu’un simpleouvrier.

D’ailleurs, on s’attache vite aux gens par lebien qu’on leur a fait, et Agnelette, selon toute probabilité,avait sauvé la vie à Thibault ; car, à la façon dont Marcottefrappait, le patient serait mort avant le trente-sixième coup.

– Oui, dit-elle, s’il était bon pour magrand-mère !

Thibault lui prit la main.

– Eh bien, Agnelette, dit-il, nousreparlerons de cela, et le plus tôt possible, mon enfant.

– Quand vous voudrez, monsieurThibault.

– Et vous ferez serment de bien m’aimersi je vous épouse, Agnelette ?

– Est-ce qu’on peut aimer un autre hommeque son mari ?

– N’importe, je voudrais bien un toutpetit serment, quelque chose comme ceci, par exemple :« Monsieur Thibault, je vous jure de n’aimer jamais quevous. »

– À quoi bon un serment ? Lapromesse d’une brave fille doit suffire à un brave garçon.

– Et à quand la noce, Agnelette ?dit Thibault en essayant de passer son bras autour de la taille dela jeune fille.

Mais Agnelette se dégagea doucement.

– Venez voir ma grand-mère,dit-elle ; c’est à elle d’en décider ; pour ce soir,contentez-vous de m’aider à charger mon faix de bruyère ; caril se fait tard, et j’ai près d’une lieue à faire pour aller d’icià Préciamont.

Thibault aida, en effet, la jeune fille àrecharger la gerbe ; puis il la reconduisit jusqu’à la haie deBillemont, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’on vît le clocher de sonvillage.

Arrivé là, il pria tant la belle Agnelette,qu’elle lui laissa prendre un baiser à compte sur son bonheurfutur.

Beaucoup plus émue de ce seul baiser qu’ellene l’avait été de la double accolade du baron, Agnelette pressa lepas, malgré le fardeau qu’elle portait sur sa tête, et qui semblaitbien lourd pour une si frêle et si chétive créature.

Thibault resta quelque temps à suivre des yeuxAgnelette s’en allant par les bruyères.

Les jolis bras de la séduisante fille, ensoutenant le fardeau dont était chargée sa tête, dégageaient sataille et semblaient doubler sa flexibilité et sa grâcejuvénile.

Sa fine silhouette se découpait d’une adorablefaçon sur le fond bleu de l’horizon.

Enfin, la jeune fille touchait presque auxpremières maisons, lorsque tout à coup elle s’enfonça derrière unpli de terrain et disparut aux regards émerveillés de Thibault.

Celui-ci poussa un soupir et resta un instantabîmé dans ses réflexions.

Ce soupir, ce n’était point la satisfaction desonger que cette bonne et charmante créature pouvait être à lui quil’avait tiré de la poitrine de Thibault.

Non ; il avait désiré Agnelette parcequ’Agnelette était jeune et belle, et qu’il était dans lamalheureuse nature de Thibault de vouloir tout ce qui était oupouvait être à autrui.

Il s’était abandonné à ce désir sousl’impression de la naïveté avec laquelle elle lui avait parlé.

Mais l’image d’Agnelette était dans son espritet non dans son cœur.

Thibault était incapable d’aimer comme il fautaimer, alors que, pauvre soi-même, on aime une pauvre fille sansrien voir, sans rien ambitionner au-delà de voir son amour payéd’un amour égal.

Non, tout au contraire : au fur et àmesure qu’il s’éloignait d’Agnelette, comme s’il s’éloignait de sonbon génie, il sentait renaître dans son âme les envieusesaspirations qui le tourmentaient si fréquemment.

Il était nuit lorsqu’il rentra chez lui.

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