Le Meneur de loups

VIII. Les souhaits de Thibault.

En remarquant l’effet que faisait sur Landryla vue des militaires qui s’avançaient vers le moulin, la veuvePolet fut presque aussi effrayée que son premier garçon.

– Eh ! mon Dieu !demanda-t-elle, qu’il y a-t-il donc, mon pauvre Landry ?

– Oui, qu’y a-t-il ? demanda à sontour Thibault.

Seulement, la voix lui tremblait tant soit peuen faisant la demande.

– Il y a, reprit Landry, que, dans unmoment de désespoir, jeudi dernier, j’ai rencontré le racoleur àl’hôtel du Dauphin, et que je me suis engagé.

– Dans un moment de désespoir !s’écria la meunière ; et pourquoi désespériez-vous ?

– Je désespérais, dit Landry en faisantun effort, je désespérais parce que je vous aimais.

– Et c’est parce que vous m’aimiez,malheureux ! que vous vous êtes fait soldat ?

– Ne m’aviez-vous pas dit que vous mechasseriez du moulin ?

– Vous en avais-je chassé ? demandala meunière avec une expression à laquelle il n’y avait point à setromper.

– Oh ! mon Dieu ! demandaLandry, vous ne m’auriez donc pas renvoyé ?

– Pauvre garçon ! dit la meunièreavec un sourire et un haussement d’épaules qui, dans un autremoment, eussent fait pâmer Landry de joie, et qui, dans celui oùl’on se trouvait, redoublèrent sa douleur.

– Eh bien, mais alors, dit Landry,peut-être bien que j’aurai le temps de me cacher.

– Te cacher ! dit Thibault, c’estbien chose inutile, je t’en réponds.

– Pourquoi pas ? dit la meunière.J’y vais essayer, moi. Viens, mon pauvre Landry.

Et elle emmena le jeune homme avec les signesde la plus vive sympathie. Thibault les suivit des yeux.

– Ça va mal pour toi, Thibault, mon ami,dit-il ; heureusement que, si bien qu’elle le cache, ils ontle nez fin, et ils le trouveront.

Thibault disait cela sans se douter qu’ilfaisait un nouveau souhait.

Il paraît que la veuve n’avait pas cachéLandry bien loin.

Elle rentra après quelques secondesd’absence.

Pour être proche, la cachette n’en étaitprobablement que meilleure.

Une minute après que la veuve Polet étaitrentrée toute haletante, le sergent des racoleurs parut sur laporte avec un de ses compagnons.

Deux étaient restés en dehors, probablementpour surveiller Landry, dans le cas où il tenterait de s’échapper.Le sergent et son compagnon entrèrent en gens qui se sentent dansleur droit.

Le sergent jeta dans la salle, un regardinvestigateur, ramena son pied droit à la troisième position etporta la main à la corne de son chapeau.

La meunière n’attendit point que le sergentlui adressât la parole.

Avec son plus charmant sourire, elle luioffrit de se rafraîchir.

C’est une offre que les racoleurs ne refusentjamais.

Puis, tandis qu’ils dégustaient le vin,jugeant le moment favorable, elle demanda aux deux militaires cequi les amenait au moulin de Coyolles.

Le sergent répondit qu’il était à la recherched’un jeune garçon meunier qui, après avoir bu avec lui à la santéde Sa Majesté et avoir signé son engagement n’avait pointreparu.

Ce jeune garçon meunier, interrogé sur son nomet son domicile, avait déclaré se nommer Landry et habiter chezmadame veuve Polet, meunière à Coyolles.

En vertu de quoi, il venait chez madame veuvePolet, meunière à Coyolles, réclamer son réfractaire.

La meunière, persuadée qu’il était permis dementir quand l’intention sanctifiait le mensonge, assura qu’elle neconnaissait pas Landry et que personne de ce nom n’avait jamaishabité le moulin de Coyolles.

Le sergent répondit à la meunière qu’elleavait les plus beaux yeux du monde et une bouche charmante, maisque ce n’était pas une raison pour qu’il en crut ses yeux surregard et sa bouche sur parole.

En conséquence, il signifia à la belle veuvequ’il allait faire perquisition dans son moulin.

La perquisition commença. Au bout de cinqminutes, le sergent rentra. Il demanda à la belle meunière la clefde sa chambre. La meunière parut très choquée d’une pareilledemande. Mais le sergent insista tant et si bien, que force fut àla meunière de donner la clef. Cinq minutes après, le sergentrentrait, ramenant Landry, qu’il tenait par le collet de sa veste.À cette vue, la veuve pâlit horriblement. Quant à Thibault, le cœurlui battait à lui briser la poitrine ; car il voyait bienqu’il avait fallu l’assistance du loup noir pour que le sergentallât chercher Landry où il était.

– Ah ! ah ! mon garçon, s’écriale sergent en raillant, nous préférons donc le service de la beautéà celui du roi ? Cela se conçoit ; mais, quand on a lebonheur d’être né sur les terres de Sa Majesté et d’avoir bu à sasanté, il faut un peu le servir à son tour. Vous allez donc noussuivre, mon beau garçon, et, après quelques années passées dans lesgardes-françaises, vous pourrez revenir prendre rang sous votrepremier drapeau. Allons, en route !

– Mais, dit la meunière au sergent,Landry n’a pas encore vingt ans ; on n’a pas le droit de leprendre avant vingt ans.

– C’est vrai, dit Landry, je n’ai pasvingt ans.

– Et quand les avez-vous ?

– Demain seulement.

– Bon ! dit le sergent. Eh bien,nous allons vous mettre cette nuit sur une botte de paille, commeune nèfle, et demain, au jour, nous vous réveillerons mûr.

Landry pleura.

La veuve pria, conjura, supplia, se laissaembrasser par les racoleurs, supporta patiemment les plaisanteriesgrossières que leur inspira son chagrin, et enfin elle alla jusqu’àoffrir cent écus pour le racheter.

Tout fut inutile.

On lia le pauvre Landry par lespoignets ; un des soldats prit le bout de la corde et lesquatre hommes se mirent en chemin, mais non sans que le garçon demoulin eût trouvé le temps d’assurer à la belle meunière que, deprès ou de loin, il l’aimerait toujours, et que, s’il mourait, sonnom serait la dernière parole qu’il prononcerait.

La belle veuve, de son côté, avait, en faced’une si grande catastrophe, perdu tout respect humain, et, avantde laisser Landry s’éloigner, elle l’avait tendrement pressé surson cœur.

Lorsque la petite troupe eut disparu derrièreles saules, la douleur de la meunière devint si vive, qu’elle tombaen syncope et qu’il fallut la transporter sur son lit.

Thibault lui prodigua les soins les plustouchants.

La violence de l’affection que la veuve avaittémoignée à son cousin l’épouvantait un peu.

Cependant, comme il ne s’applaudissait quedavantage d’avoir coupé le mal dans sa racine, il conservait detrès vives espérances.

Lorsque la veuve revint à elle, le premier nomqu’elle prononça fut celui de Landry.

Thibault fit un geste de commisérationhypocrite.

La meunière se mit à sangloter.

– Pauvre enfant ! s’écria-t-elle enpleurant à chaudes larmes, que va-t-il devenir, lui si faible et sidélicat ? Le poids seul de son fusil et de son sac letuera.

Puis, se retournant vers son hôte :

– Ah ! monsieur Thibault, dit-elle,c’est un bien grand chagrin pour moi, mais vous vous êtes peut-êtreaperçu que je l’aimais ? Il était doux, il était bon, iln’avait aucun défaut ; pas joueur, pas buveur ; jamais iln’eût contrarié mes volontés, jamais il n’eût tyrannisé sa femme,ce qui m’eût semblé bien doux après les deux cruelles années quej’ai passées avec feu M. Polet ! Ah ! monsieurThibault ! monsieur Thibault ! il est bien douloureuxpour une pauvre malheureuse femme de voir ainsi tomber dans legouffre tous ses projets d’avenir et de tranquillité !

Thibault pensa que l’occasion était bonne pourse déclarer.

Du moment où il voyait pleurer une femme, ilavait cette fausse opinion de croire qu’elle ne pleurait que pourêtre consolée.

Cependant il crut ne pouvoir arriver à son butque par un détour.

– Certes, je comprends votre douleur,répondit-il ; je fais mieux, je la partage, car vous ne pouvezdouter de l’affection que je porte à mon cousin ; mais il fautse résigner, et, sans nier les qualités de Landry, je vousdirai : Eh bien, belle meunière, cherchez qui le puissevaloir.

– Qui le puisse valoir ! s’écria laveuve ; mais il n’en est pas. Où trouverai-je un garçon gentilet sage comme celui-là ? Il avait une figure poupine qui mecharmait, et en même temps il était si tranquille, si rangé dansses mœurs ! Il travaillait jour et nuit, et, avec tout cela,d’un coup d’œil je le faisais rentrer sous terre. Non, non,monsieur Thibault, je vous le dis dans toute la sincérité de moncœur, le souvenir de celui-là m’ôtera l’envie d’en chercherd’autres, et je vois bien qu’il faut me résigner à rester veuvetoute ma vie.

– Peuh ! fit Thibault, Landry étaitbien jeune !

– Oh ! dit la veuve, ce n’est pas làun défaut.

– Qui sait s’il eût conservé plus tardses aimables qualités ! Croyez-moi, meunière, ne vous désolezplus et cherchez, comme je vous ai dit, quelqu’un qui vous le fasseoublier. Ce qu’il vous faut, à vous, ce n’est point un bambin commecelui-là, c’est un homme fait, qui ait tout ce que vous regrettezdans Landry, mais qui soit assez rassis pour que vous n’ayez pointà craindre qu’un beau jour toutes vos illusions ne s’envolent etque vous ne vous trouviez en présence d’un libertin et d’unbrutal.

La meunière secouait la tête. Mais Thibaultcontinuait :

– Ce qu’il vous faut enfin, c’est ungaillard qui, tout en étant pour vous un porte-respect, fassefructifier le moulin. Que diable ! dites un mot, et vous neserez pas longtemps sans vous trouver lotie, belle meunière, un peumieux que vous ne l’étiez tout à l’heure.

– Et où rencontrerai-je un pareil miracled’homme ? demanda la meunière en se dressant sur ses pieds eten regardant le sabotier comme pour lui porter un défi.

Celui-ci, se méprenant au ton qu’avait mis laveuve à prononcer ces paroles, crut l’occasion excellente. Ilrésolut d’en profiter pour lui faire connaître ses intentions.

– Eh bien, fit-il, en vous disant quevous n’iriez pas loin, belle Polet, pour rencontrer l’homme qu’ilvous faut, je vous l’avoue, je songeais à moi qui serais bienheureux et bien fier de devenir votre époux. Ah !continua-t-il, pendant que la meunière le regardait avec des yeuxqui devenaient de plus en plus menaçants, ah ! avec moi, vousn’auriez pas à redouter d’être contrariée dans vos volontés ;je suis un agneau pour la douceur, et je n’aurai qu’une loi etqu’un désir : la loi de vous obéir ; le désir de vousplaire ; quant à votre fortune, j’ai certains moyens del’accroître que je vous divulguerai plus tard…

Thibault n’acheva point sa phrase.

– Eh quoi ! s’écria la meunière,d’autant plus furieuse qu’elle s’était contenue pluslongtemps ; eh quoi ! vous que je croyais son ami, vousosez me parler de prendre sa place dans mon cœur ! vouscherchez à en arracher la foi que je veux conserver à votrecousin ! Hors d’ici, misérable ! hors d’ici ! car,si je n’en croyais que ma colère et mon indignation, j’appelleraisquatre hommes et je te ferais jeter sous la roue dumoulin !

Thibault voulut répondre. Mais lui, qui nemanquait point d’arguments à l’ordinaire, ne trouva pas une parolepour sa justification. Il est vrai que la meunière ne lui en laissapoint le temps. Elle avait à la portée de sa main une belle crucheneuve qu’elle saisit par l’anse et qu’elle envoya à la tête deThibault. Par bonheur pour lui, Thibault inclina la tête à gauche,et la cruche, sans l’atteindre, alla se briser contre lacheminée.

La meunière prit un escabeau, et, avec la mêmeviolence, l’envoya au même but.

Cette fois, Thibault inclina la tête à droite,et l’escabeau alla briser trois ou quatre vitres à une fenêtre.

Au bruit que firent les carreaux en tombant,les garçons et les filles du moulin accoururent.

Ils trouvèrent leur maîtresse envoyant à tourde bras à Thibault, bouteilles, pot à l’eau, salières, assiettes,tout ce qu’enfin elle trouvait sous sa main.

Par chance pour Thibault, la belle Polet étaitsi furieuse qu’elle ne pouvait parler.

Si elle eût pu parler, elle eûtcrié :

– Tuez-le ! Égorgez-le ! c’estun coquin ! c’est un misérable !

En voyant le renfort qui arrivait à lameunière, Thibault voulut fuir et s’élança vers la porte, que lesracoleurs, en emmenant Landry, avaient laissée ouverte.

Mais, au moment où il la franchissait,l’honnête pourceau que nous avons vu faire sa sieste au soleil,surpris dans son premier somme par tout cet affreux tintamarre,crut que c’était à lui qu’on en voulait, et, tentant de regagnerson étable, il vint en courant donner dans les jambes deThibault.

Thibault perdit son centre de gravité. Ilalla, à dix pas de là, rouler dans la boue et le fumier.

– Que le diable t’emporte, animalmaudit ! s’écria le sabotier tout meurtri de sa chute, maisplus furieux encore de voir ses habits neufs souillés de fange.

Thibault n’avait pas achevé ce souhait, que lepourceau fut pris d’une frénésie soudaine et se mit à parcourircomme un furieux la cour du moulin, cassant, brisant, renversanttout ce qui pouvait faire obstacle à son passage.

Les garçons de moulin et les filles de ferme,accourus aux cris de leur maîtresse, crurent que ce qui motivaitces cris, c’était la frénésie du pourceau, – et ils se mirentà sa poursuite.

Mais inutilement ils tentèrent de se rendremaîtres de l’animal.

Celui-ci renversa garçons et filles les unsaprès les autres, comme il avait renversé Thibault, jusqu’à cequ’enfin, passant à travers une cloison qui séparait le moulin del’écluse aussi facilement que si ç’eût été une tenture de papier,il se précipitât sous la roue…

Il y disparut comme dans un gouffre.

La meunière, pendant ce temps, avait retrouvéla parole.

– Tombez sur Thibault ! criait-elle,car elle avait entendu la malédiction que le sabotier avait envoyéeà son pourceau, et elle était restée confondue de la promptitudeavec laquelle ce souhait s’était accompli.

– Tombez sur Thibault !assommez-le ! c’est un magicien ! c’est un sorcier !c’est un loup-garou !

Et, avec cette dernière qualification, elledonnait à Thibault la plus terrible épithète que, dans nos forêts,on puisse donner à un homme.

Thibault, qui ne se sentait pas la consciencebien nette, profita du premier moment de stupeur que cetteinvective de la meunière fit naître dans l’esprit de ses gens.

Il passa au milieu des filles et des garçons,et, tandis que celui-ci cherchait une fourche, celui-là une pelle,il franchit la porte du moulin, et se mit, avec une facilité qui nefit que confirmer les soupçons de la belle meunière, à monter àgrande course une montagne à pic que l’on avait toujours crueinaccessible, du moins par le chemin qu’avait pris Thibault pour lagravir.

– Eh bien, cria la meunière, eh bien,vous vous lassez ainsi ! vous ne le poursuivez pas ! vousne le rejoignez pas ! vous ne l’assommez pas !

Mais eux, secouant la tête :

– Eh ! madame, dirent-ils, quevoulez-vous que nous fassions contre un loup-garou ?

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