Le Meneur de loups

XXI. Le génie du mal.

Le lendemain, vers neuf heures du soir, unhomme s’acheminait vers la laie des Osières par la route duPuits-Sarrasin.

C’était Thibault, qui voulait rendre unedernière visite à sa chaumière et savoir si l’incendie en avaitlaissé subsister quelques débris.

Un monceau de cendres fumantes marquait laplace où elle avait été.

Comme si Thibault leur eût donné rendez-vousen cet endroit, des loups formaient un vaste cercle autour de cesruines, qu’ils contemplaient avec une morne expression defureur ; ils semblaient comprendre qu’en détruisant cettepauvre cabane, faite de branches et de terre, on s’était attaqué àcelui que le pacte fait avec le loup noir leur avait donné pourmaître.

Lorsque Thibault entra dans le cercle, tousles loups poussèrent en même temps un long et sinistre hurlement,comme s’ils eussent voulu lui faire comprendre qu’ils étaient prêtsà seconder sa vengeance.

Thibault alla s’asseoir à la place où avaitété le foyer.

On reconnaissait cette place à quelquespierres noircies, mais intactes, et aux cendres qui étaient plushautes en cet endroit.

Il y resta quelques minutes, absorbé dans unedouloureuse contemplation.

Il ne réfléchit pas que le désastre qu’ilavait sous les yeux était la conséquence et le châtiment de sesdésirs envieux, toujours croissants et grandissants. Il neressentit ni repentir ni regret. La satisfaction qu’il éprouvait dese voir désormais en mesure de rendre aux hommes le mal pour lemal, l’orgueil de pouvoir lutter, grâce à ses terriblesauxiliaires, avec ceux qui le persécutaient, dominèrent en lui toutautre sentiment.

Et, comme les loups hurlaientlamentablement :

– Oui, mes amis, dit Thibault, oui, voshurlements s’accordent avec le cri de mon cœur. Les hommes ontdétruit ma chaumière, ils ont jeté au vent la cendre des outilsavec lesquels je gagnais mon pain ; leur haine me poursuitcomme vous ; je n’ai à attendre d’eux ni merci ni miséricorde.Nous sommes leurs ennemis comme ils sont les nôtres : jen’aurai pour eux ni merci ni compassion. Venez donc, et, de lachaumière au château, reportons chez eux la désolation qu’ils ontapportée chez moi.

Et alors, comme un chef de condottieri suivide ses routiers, le meneur de loups, suivi de toute sa bande, semit en quête de désolation et de carnage.

Cette fois, ce n’étaient plus les cerfs, lesdaims, les chevreuils et le gibier timide qu’il s’agissait depoursuivre.

Protégé par les ténèbres de la nuit, Thibaults’approcha d’abord du château de Vez, car là était son principalennemi.

Le baron avait trois fermes dépendantes duchâteau, des écuries remplies de chevaux, des étables remplies devaches, des parcs remplis de moutons.

Dès la première nuit, tout fut attaqué.

Le lendemain, deux chevaux étaient étranglésdans les écuries, quatre vaches dans l’étable, dix moutons dans lesparcs.

Le baron douta un instant que le désastre vîntd’animaux auxquels il livrait une si terrible guerre ; celaavait l’air, non pas de l’agression brutale d’une horde de bêtesfauves, mais de représailles intelligentes.

Cependant, à la trace des dents sur lesblessures, aux vestiges des pattes sur la terre, il fallut bienreconnaître que de simples loups étaient auteurs de lacatastrophe.

Le lendemain, on s’embusqua.

Mais Thibault et ses loups étaient du côtéopposé de la forêt.

Ce furent les écuries, les étables et lesparcs de Soucy et de Viviers qui furent décimés.

Le surlendemain, ce furent Boursonnes etYvors.

L’œuvre de destruction, une fois commencée,devait se poursuivre avec acharnement.

Le meneur de loups ne quittait plus sesloups ; il dormait dans leurs tanières ; il vivait aumilieu d’eux, stimulant leur soif de sang et de meurtres.

Plus d’une faiseuse de bois, plus d’unramasseur de bruyères, rencontrant dans un hallier la gueulemenaçante d’un loup aux dents blanches et aiguës, ou fut emporté etdévoré par lui, ou, ne dut son salut qu’à son courage et à sa bonneserpe.

Secondés par l’intelligence humaine, les loupsétaient devenus, par leur organisation et leur discipline, plusredoutables que ne l’eût été une bande de lansquenets abattus enpays conquis.

La terreur était générale ; nul n’osaitplus sortir des villes ou des villages autrement qu’armé ; onnourrissait les bestiaux dans les étables, et les hommes eux-mêmes,lorsqu’ils sortaient, s’attendaient les uns les autres, afin de nesortir que par troupes.

L’évêque de Soissons ordonna des prièrespubliques pour demander à Dieu le dégel et la fonte des neiges, carc’était à la quantité de neige qui était tombée que l’on attribuaitcette férocité inaccoutumée des loups.

On disait bien que ces loups étaient excités,conduits, menés par un homme ; que cet homme était plusinfatigable, plus cruel, plus inexorable que les loupseux-mêmes ; qu’à l’instar de ses compagnons, il vivait dechairs palpitantes et se désaltérait dans le sang.

Le peuple désignait, nommait Thibault.

L’évêque lança contre l’ancien sabotier unédit d’excommunication.

Quand au seigneur Jean, il prétendait que lesfoudres de l’Église ne prévaudraient contre les malins espritsqu’autant qu’elles viendraient après des laisser-courre habilementconduits.

Il était bien un peu triste de tant de sangrépandu, un peu humilié de ce que ses bestiaux à lui, grandlouvetier, étaient tout particulièrement décimés par les animauxqu’il était chargé de détruire ; mais, au fond de tout cela,il ne songeait point sans une secrète joie aux triomphants hallalisqui lui étaient réservés, à la célébrité qu’il ne pouvait manquerd’acquérir entre tous les veneurs fameux. Sa passion pour lachasse, s’exaltant dans cette lutte que ses adversaires semblaientavoir si franchement acceptée, devint quelque chose degigantesque ; il ne s’accordait ni trêve ni repos ; il nedormait pas ; il mangeait sans quitter la selle ; pendantla nuit, il battait la campagne en compagnie de l’Éveillé,d’Engoulevent, élevé au rang de piqueur en considération de sonmariage ; dès l’aube, il était à cheval, il attaquait un loupet le chassait jusqu’à ce qu’il ne fit plus assez jour pourdistinguer ses chiens.

Mais, hélas ! toute sa science envénerie, tout son courage, toute sa persévérance, le seigneur Jeanles dépensa en pure perte.

Il porta bas par-ci par-là quelque méchantlouvart, quelque maigre bête rongée de gale, quelque gloutonimprudent qui avait commis la maladresse de se gorger de carnage aupoint de perdre haleine après deux ou trois heures de course ;mais les grands loups au pelage fauve, au ventre harpé, au jarretd’acier, à la patte longue et sèche, ceux-là ne perdirent pas unpoil dans cette guerre.

Grâce à Thibault, ils luttaient avec leursadversaires à armes à peu près égales.

Comme le seigneur Jean demeurait éternellementavec ses chiens, le meneur ne quittait pas ses loups ; aprèsune nuit de sac et de pillage, il tenait la bande éveillée et prêteà porter secours à celui que le seigneur Jean avait détourné ;celui-ci, suivant les instructions du sabotier, commençait parlutter de ruse ; il doublait, il croisait ses voies, ilsuivait les ruisseaux, il sautait sur les arbres inclinés de façonà doubler la besogne des hommes et des chiens ; enfin,lorsqu’il sentait ses forces diminuer, il prenait un grand parti etse forlongeait. La troupe de loups et son meneur intervenaientalors : au moindre balancer, il se donnait un change siadroitement combiné, qu’à des signes imperceptibles on pouvaitseulement juger que les chiens ne suivaient plus l’animal en meute,et qu’il ne fallait pas moins que la profonde expérience duseigneur Jean pour en décider.

Et encore parfois se trompait-il.

En outre, comme nous l’avons dit, les loupssuivaient les chasseurs : c’était une meute qui en chassaitune autre.

Seulement, celle-là, chassant à lamuette, était infiniment plus redoutable que la première.

Un chien fatigué restait-il en arrière, unautre, en bricolant, s’écartait-il du gros de l’équipage, il étaità l’instant même étranglé, et le piqueur qui avait remplacé lepauvre Marcotte, maître Engoulevent, que nous avons déjà eul’occasion de nommer plusieurs fois, étant un jour accouru au cride détresse que poussait l’un de ses chiens, fut assailli lui-mêmeet ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval.

En peu de temps, la meute du seigneur Jean futdécimée ; ses meilleurs chiens étaient crevés de fatigue, lesmédiocres avaient péri sous la dent des loups. L’écurie n’étaitpoint en meilleur état que le chenil : Bayard était fourbu,Tancrède s’était donné une nerf-férure en sautant un fossé, uneffort de boulet reléguait Valeureux aux invalides ; plusheureux que ses trois compagnons, Sultan était mort au champd’honneur, écrasé par une course de seize heures et par le poids dugéant son maître, dont le courage n’était point abattu par desrevers qui cependant amoncelaient autour de lui les cadavres de sesplus nobles et de ses plus fidèles serviteurs.

Le seigneur Jean, comme ces généreux Romainsqui épuisaient contre les Carthaginois toujours renaissants toutesles ressources de l’art militaire, le seigneur Jean changea detactique, et essaya des battues. Il convoqua le ban etl’arrière-ban des paysans et traqua les bois en nombre formidable,de manière à ne pas laisser un lièvre au gîte à l’endroit où lestraqueurs avaient passé.

Mais c’était l’affaire de Thibault de prévoirces traques et de deviner les endroits où elles devaient avoirlieu.

Traquait-on du côté de Viviers ou de Soucy,les loups et leur meneur faisaient une excursion sur Boursonnes ouYvors.

Traquait-on du côté d’Haramont ou de Longpré,on avait connaissance d’eux à Corcy et à Vertefeuille.

Le seigneur Jean avait beau se rendre de nuitaux triages indiqués, les cerner dans le plus grand silence, lesattaquer au point du jour, jamais les traqueurs ne purent débusquerun seul loup de son liteau.

Pas une seule fois la surveillance de Thibaultne fut mise en défaut.

Avait-il mal entendu, avait-il mal compris,ignorait-il l’endroit de l’attaque, par des courriers expédiés aucommencement de la nuit, il rassemblait tous les loups sur unpoint ; puis, avec eux, passait sans être vu par la laie deLisart-l’Abbesse, qui réunit ou plutôt qui, à cette époque,réunissait la forêt de Compiègne à la forêt deVillers-Cotterêts ; il passait d’une forêt à l’autre.

Cela dura ainsi pendant plusieurs mois.

Comme faisait le baron Jean de son côté,Thibault poursuivait du sien la tâche qu’il s’était donnée avec uneénergie passionnée ; comme son adversaire, il semblait avoiracquis des forces surnaturelles pour résister à tant de fatigues etd’émotions ; et cela était d’autant plus remarquable que, dansles courts instants de répit que le baron de Vez laissait au meneurde loups, l’âme de ce dernier était bien loin d’êtretranquille.

Les actions qu’il commettait, cellesauxquelles il présidait, ne lui faisaient pas précisémenthorreur ; elles lui semblaient naturelles ; il enrejetait les conséquences sur ceux qui l’y avaient poussé,disait-il.

Cependant il avait des moments de défaillancedont il ne pouvait se rendre compte et pendant lesquels ildemeurait triste, morose, abattu au milieu de ses férocescompagnons.

Alors, l’image d’Agnelette lui apparaissait,et tout son passé d’ouvrier honnête et laborieux, de vie paisibleet innocente, se personnifiait dans cette douce figure.

Aussi l’aimait-il comme il n’aurait jamaispensé qu’il fût possible d’aimer personne. Tantôt il pleurait avecdésespoir sur tant de bonheur perdu, tantôt il était pris d’accèsde jalousie féroce contre celui qui possédait à cette heure cequ’il n’avait tenu qu’à lui, Thibault, de posséder autrefois.

Un jour que le seigneur Jean, pour préparer denouvelles combinaisons de destruction, avait été forcé de laisserles loups tranquilles, Thibault, qui se trouvait dans lesdispositions d’esprit que nous venons de dire, sortit de la tanièreoù il vivait pêle-mêle avec les loups.

C’était par une splendide nuit d’été.

Il se mit à errer dans les futaies, dont lalune argentait les cimes, et à rêver au temps où il parcourait lesbeaux tapis de mousse, l’esprit exempt de soucis etd’inquiétude.

Alors il arriva au seul bonheur qu’il lui fûtpermis d’atteindre : il arriva à oublier.

Il était plongé dans ce doux rêve de sonpremier passé, lorsque, tout à coup, à cent pas de lui, il entenditun cri de détresse.

Il s’était si fort habitué à ces sortes decris, que, dans toute autre occasion, il y eût fait peud’attention.

Mais, en ce moment, le souvenir d’Agnelettelui attendrissait le cœur et le disposait à la pitié.

Cela était d’autant plus naturel que Thibaultétait aux environs de l’endroit où il avait vu pour la premièrefois la douce enfant.

Il courut donc à l’endroit d’où était parti cecri, et, en sautant du taillis dans la laie de la queue de Ham, ilaperçut une femme qui se débattait, terrassée par un loupmonstrueux.

Sans qu’il se rendît compte de l’émotion qu’iléprouvait, le cœur de Thibault battait plus fort que decoutume.

Il saisit lui-même l’animal à la gorge et lejeta à dix pas de la victime ; puis, prenant la femme entreses bras, il la porta sur le talus du fossé.

Alors, un rayon de la lune, glissant entredeux nuages, éclaira le visage de celle qu’il venait d’arracher àla mort.

Thibault reconnut Agnelette.

Thibault connaissait, à dix pas de là, unesource, celle où la première fois il s’était regardé et avaitaperçu un cheveu rouge.

Il y courut, puisa de l’eau dans ses deuxmains, et jeta cette eau au visage de la jeune femme.

Agnelette ouvrit les yeux, poussa un crid’angoisse et essaya de se retirer et de fuir.

– Eh quoi ! s’écria le meneur deloups, comme s’il était toujours Thibault le sabotier, vous ne mereconnaissez pas, Agnelette ?

– Ah ! si, je vous reconnais,Thibault ; je vous reconnais, s’écria la jeune femme, et c’estpour cela que j’ai peur !

Alors, se mettant à genoux et joignant lesmains :

– Ne me tuez pas, Thibault ! Ne metuez pas ! La vieille grand-mère aurait trop de chagrin !Thibault, ne me tuez pas !

Le meneur de loups resta consterné.

À cette heure seulement, il comprenaitl’effroyable renommée qu’il s’était acquise, et cela par la terreurque sa vue inspirait à la femme qui l’avait aimé et que lui aimaittoujours.

Il eut un moment d’horreur pour lui-même.

– Moi, vous tuer, Agnelette !dit-il, lorsque je veux vous arracher à la mort ! Oh ! ilfaut que vous ayez une bien grande haine contre moi pour qu’unepareille pensée vous soit venue.

– Je ne vous hais pas, Thibault, réponditla jeune femme ; mais on dit tant de choses de vous dans laplaine, que vous me faites peur.

– Et parle-t-on de celle dont la trahisona amené Thibault à commettre tous ces crimes ?

– Je ne vous comprends pas, dit Agneletteen regardant Thibault avec ses grands yeux couleur de ciel.

– Comment ! dit Thibault, vous necomprenez pas que je vous aimais… que je vous adorais, Agnelette,et que votre perte m’a rendu fou ?

– Si vous m’aimiez, si vous m’adoriez,Thibault, qui donc vous a empêché de m’épouser ?

– L’esprit du mal, murmura Thibault.

– Moi, je vous aimais, continua la jeunefemme, et j’ai cruellement souffert en vous attendant.

Thibault poussa un soupir.

– Vous m’aimiez, Agnelette ?dit-il.

– Oui, répondit la jeune femme avec sadouce voix et son charmant regard.

– Mais, maintenant, reprit Thibault, toutest fini et vous ne m’aimez plus ?

– Thibault, répondit Agnelette, je nevous aime plus, parce que je ne dois plus vous aimer. Mais on nechasse point comme on le voudrait sa première affection.

– Agnelette ! s’écria Thibault toutfrissonnant, prenez garde à ce que vous allez dire !

– Pourquoi, dit l’enfant en secouantnaïvement la tête, pourquoi prendrais-je garde à ce que je vaisdire, puisque je ne dirai que la vérité ? Le jour où vousm’avez dit que vous vouliez me prendre pour femme, je vous ai cru,Thibault ; car à quoi vous eût servi de me mentir au moment oùje venais de vous rendre un service ? Puis, plus tard, je vousai rencontré, je ne vous cherchais pas ; vous êtes venu à moi,vous m’avez dit des paroles d’amour, vous m’avez reparlé le premierde la promesse que vous m’aviez faite. Ce n’est point encore mafaute, Thibault, si j’ai eu peur de cette bague que vous portiez audoigt et qui, assez grande pour vous, chose horrible ! s’esttrouvée trop petite pour moi.

– Cette bague, dit Thibault, voulez-vousque je ne la porte plus ? Voulez-vous que je la jette ?Et il essaya de la tirer de son doigt.

Mais, de même que la bague avait été troppetite pour entrer au doigt d’Agnelette, elle fut trop petite poursortir du doigt de Thibault.

Il eut beau redoubler ses efforts, essayer dela faire sortir avec ses dents : la bague semblait rivée à sondoigt pour l’éternité.

Thibault vit bien qu’il fallait renoncer à seséparer de cette bague, que c’était le gage du pacte passé entrelui et le loup noir.

Il laissa, en poussant un soupir, retomber sesbras près de lui avec découragement.

– Ce jour-là, continua Agnelette, je mesuis sauvée ; je sais bien que j’ai eu tort, mais je n’ai pasété maîtresse de ma peur à la vue de cette bague et surtout…

Elle leva timidement ses yeux jusqu’au frontde Thibault. Thibault était nu-tête, et, à la lueur de la lune,Agnelette put voir que ce n’était plus un cheveu qui semblait rougiaux flammes de l’enfer, mais la moitié de la chevelure du meneur deloups qui avait pris la teinte diabolique.

– Oh ! dit-elle en reculant,Thibault ! Thibault ! que vous est-il arrivé depuis queje ne vous ai vu ?

– Agnelette ! s’écria Thibault enappuyant son front sur la terre et en tenant sa tête à deux mains,ce qui m’est arrivé, je ne saurais le raconter à une créaturehumaine, pas même à un prêtre ; mais à vous, Agnelette, jedirai simplement ceci : Agnelette, Agnelette, ayez pitié demoi, car j’ai été bien malheureux !

Agnelette se rapprocha de Thibault et lui pritles mains.

– Vous m’aimiez donc ? vous m’aimiezdonc ? s’écria Thibault.

– Que voulez-vous, Thibault ! repritla jeune femme avec la même douceur et la même innocence ;j’avais pris votre dire au sérieux, et, chaque fois que l’onheurtait à la porte de notre cabane, mon cœur battait, parce que jepensais que c’était vous et que vous veniez pour dire à la vieillefemme : « Mère, j’aime Agnelette ; Agnelettem’aime : voulez-vous me la donner pour femme ? »Puis, quand on avait ouvert, quand je voyais que ce n’était pointvous, j’allais me cacher dans un coin et je pleurais.

– Et à présent, Agnelette, àprésent ?

– À présent, dit la jeune femme, c’estsingulier, Thibault, malgré tout ce que l’on raconte de terriblesur vous, je n’ai plus peur réellement ; car il me semble quevous ne pouvez point me vouloir de mal, et je traversais hardimentle bois, lorsque cette horrible bête, dont vous m’avez délivrée,s’est jetée sur moi.

– Mais comment étiez-vous du côté devotre ancienne demeure ? n’habitez-vous point avec votremari ?

– C’est vrai, nous avons habité Vezquelque temps ; mais, à Vez, il n’y avait point de place pourla vieille mère aveugle. Alors, j’ai dit à mon mari :« La grand-mère avant tout ; je retourne près d’elle.Quand vous voudrez me voir, vous viendrez. »

– Et il a consenti ?

– Il ne voulait pas d’abord, mais je luiai fait observer que la grand-mère a soixante-dix ans ; qu’enlui donnant deux ou trois ans à vivre encore, Dieu veuille que jeme trompe ! c’étaient deux ou trois ans de gêne, voilàtout ; tandis que nous, selon toute probabilité, nous avionsde longues années à vivre. Alors il a compris qu’il fallait donnerà celui qui avait le moins.

Mais, au milieu de cette explicationd’Agnelette, Thibault n’avait suivi qu’une seule pensée :c’est que l’amour qu’elle avait autrefois éprouvé pour lui n’étaitpoint éteint dans son cœur.

– Ainsi, dit Thibault, vousm’aimiez ? Ainsi, Agnelette, vous pourriez m’aimerencore ?…

– Mais non, c’est impossible, puisquej’appartiens à un autre.

– Agnelette ! Agnelette ! ditesseulement que vous m’aimez !

– Mais, au contraire, si je vous aimais,je ferais tout au monde pour vous le cacher.

– Pourquoi ? s’écria Thibault,pourquoi donc ? Tu ne connais pas ma puissance. Je sais bienqu’il ne me reste peut-être plus qu’un ou deux souhaits àfaire ; mais, aidé par toi, en combinant ces souhaits, je puiste faire riche comme une reine… Nous pouvons quitter le pays, laFrance, l’Europe ; il y a de grandes contrées que tu neconnais pas même de nom, Agnelette, qu’on appelle l’Amérique, qu’onappelle l’Inde. Ce sont des paradis, avec un ciel bleu, de grandsarbres, des oiseaux de toute espèce. Agnelette, dis que tu veux mesuivre ; personne ne saura que nous sommes partis ensemble,personne ne saura où nous sommes, personne ne saura que nous nousaimons, personne ne saura même que nous vivons.

– Fuir avec vous, Thibault ! ditAgnelette en regardant le meneur de loups comme si elle n’avaitcompris qu’à moitié ce qu’il lui disait ; mais ignorez-vousdonc que je ne m’appartiens plus ? Ne savez-vous pas que jesuis mariée ?

– Qu’importe, dit Thibault, si c’est moique tu aimes et si nous pouvons vivre heureux !

– Oh ! Thibault !Thibault ! que dites-vous !

– Écoute, reprit Thibault, je vais teparler au nom de ce monde et de l’autre. Veux-tu sauver à la foiset mon corps et mon âme, Agnelette ? Ne me résiste pas, aiepitié de moi, viens avec moi ; partons ! Allons quelquepart où l’on n’entende plus ces hurlements, où l’on ne respire pluscette odeur de chair saignante ; et, si d’être riche et grandedame t’épouvante, quelque part où je puisse redevenir Thibaultl’ouvrier, Thibault pauvre, mais Thibault aimé, et, par conséquent,Thibault heureux dans ses rudes labeurs, quelque part où Agneletten’ait pas d’autre époux que moi.

– Thibault ! Thibault ! j’étaisprête à devenir votre femme, et vous m’avez dédaignée !

– Agnelette, ne me rappelle pas des tortsdont je suis puni si cruellement.

– Thibault, un autre a fait ce que vousne vouliez pas faire : il a pris la jeune fille pauvre ;il s’est chargé de la vieille femme aveugle ; il a assuré unnom à l’une, du pain à l’autre ; il n’a pas ambitionné plusque mon amour, il n’a voulu de richesse que mon serment ;pouvez-vous demander que je lui rende le mal pour le bien ?Oseriez-vous me dire qu’il faut que je quitte celui qui m’a donnéla preuve de son amour pour celui qui ne m’a jamais donné que lapreuve de son indifférence ?

– Mais, puisque tu ne l’aimes pas,puisque c’est moi que tu aimes, que t’importe, Agnelette ?

– Thibault, ne torturez pas mes parolespour y trouver ce qu’elles ne disent pas. Je vous ai parlé del’amitié que je conservais pour vous, mais je ne vous ai point ditque je n’aimais pas mon mari. Je voudrais vous voir heureux, monami, je voudrais surtout vous voir abjurer vos erreurs, vousrepentir de vos crimes ; je voudrais enfin que, pour vousarracher à cet esprit du mal dont vous parliez tout à l’heure, Dieuvous prît en miséricorde. Je le lui demande à genoux soir et matindans mes prières. Mais, pour que je puisse prier pour vous,Thibault, il faut que je reste pure ; pour que la voix quidemande grâce monte jusqu’au trône du Seigneur, il faut que cettevoix soit innocente ; il faut enfin que je gardescrupuleusement la foi que j’ai jurée au pied de son autel.

Thibault, en entendant parler Agnelette aveccette fermeté, redevint sombre et farouche.

– Savez-vous que c’est bien imprudent, ceque vous me dites là, Agnelette ?

– Pourquoi cela, Thibault ? demandala jeune femme.

– Nous sommes seuls ici : il faitnuit, et à cette heure il n’est point un homme de la plaine qui oseentrer dans la forêt. Sais-tu, Agnelette, que le roi n’est pas plusmaître dans son royaume que je ne le suis ici ?

– Que voulez-vous dire,Thibault ?

– Je veux dire qu’après avoir prié,supplié, imploré, je puis passer à la menace.

– Vous, menacer ?

– Je veux dire, continua Thibault sansécouter Agnelette, qu’à chaque parole que tu prononces, tu irritesà la fois mon amour pour toi et ma haine pour lui ; je veuxdire enfin qu’il est imprudent à la brebis d’irriter le loup quandla brebis est au pouvoir du loup.

– En prenant ce sentier, je vous l’aidit, Thibault, j’étais sans crainte en vous voyant. Après êtrerevenue à moi, en songeant involontairement à ce qu’on raconte devous, j’ai ressenti un moment de terreur. Mais vous aurez beaufaire à présent, Thibault, vous ne me ferez pas pâlir.

Thibault se prit la tête à pleines mains.

– Ne parlez pas ainsi, dit-il, car vousne savez pas ce que le démon me souffle à l’oreille, et ce qu’il mefaut de force pour résister à sa voix.

– Vous pouvez me tuer, réponditAgnelette, mais je ne commettrai point la lâcheté que vous medemandez ; vous pouvez me tuer, mais je resterai fidèle àcelui que j’ai pris pour époux ; vous pouvez me tuer, mais, enmourant, je prierai Dieu qu’il l’assiste.

– Ne prononcez pas ce nom,Agnelette ; ne me faites pas songer à cet homme.

– Menacez-moi tant que vous voulez,Thibault, puisque je suis entre vos mains : mais lui est loinde vous, par bonheur, et vous n’avez aucun pouvoir sur lui.

– Qui te dit cela, Agnelette, qui te ditque, grâce au pouvoir infernal que je possède et auquel je résisteà peine, je ne puis pas frapper de loin comme de près ?

– Et, quand je serais veuve, Thibault, mecroyez-vous assez vile pour accepter votre main teinte du sang decelui dont je porte le nom ?

– Agnelette, dit Thibault en se mettant àgenoux, Agnelette, épargne-moi un nouveau crime !

– Le crime viendra de vous et non pas demoi. Je puis vous donner ma vie, Thibault, mais je ne vous donneraipas mon honneur.

– Oh ! fit Thibault rugissant,l’amour sort du cœur quand la haine y entre ; prends garde,Agnelette ! prends garde à ton mari ! Le démon est en moiet va parler par ma bouche. Au lieu des consolations que jedemandais à ton amour et que ton amour me refuse, j’aurai celle dela vengeance. Agnelette, arrête, il en est temps encore, arrête mamain qui maudit, arrête ma main qui condamne, ou sinon, tucomprends bien que ce n’est plus moi, tu comprends bien que c’esttoi qui le frappes ! Agnelette, tu le sais… Agnelette, tu neme dis pas de ne point parler ? Eh bien, soyons donc mauditstous, toi, lui et moi ! Agnelette, je veux qu’ÉtienneEngoulevent meure, et il va mourir !

Agnelette jeta un cri terrible. Puis, comme sisa raison protestait contre cet assassinat à distance et qui luisemblait impossible :

– Mais non, dit-elle, ce que vous diteslà, c’est pour m’épouvanter, et mes prières prévaudront sur nosmalédictions.

– Va donc apprendre comment le Ciel lesexauce, tes prières. Seulement, si tu veux retrouver ton épouxvivant, hâte-toi, Agnelette, car tu risques de trébucher sur uncadavre.

Dominée par l’accent de conviction avec lequelle meneur de loups prononçait ces paroles, et cédant à unirrésistible mouvement de terreur, Agnelette, sans répondre àThibault, debout sur le revers du fossé et la main étendue versPréciamont, Agnelette se mit à courir dans la direction quesemblait lui indiquer cette main, et disparut bientôt dans la nuitau tournant d’une route.

Lorsqu’elle eut disparu, Thibault poussa unrugissement tel qu’auraient pu en faire entendre dix loups hurlantà la fois.

Puis, s’élançant dans le fourré :

– Ah ! dit-il, maintenant je suisbien véritablement maudit !

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