Le Meneur de loups

XII. Deux loups dans la bergerie.

Il n’y avait pas loin de la maison du bailli àla forêt.

En deux bonds, Thibault fut donc de l’autrecôté du petit château les Fossés, à la laie de laBriqueterie.

À peine eut-il fait cent pas dans le bois,qu’il se vit accompagné de son escorte ordinaire.

Tout cela le câlinait en clignotant de l’œilet en remuant la queue pour exprimer son contentement.

Au reste, Thibault, qui s’était si fortinquiété de ses étranges gardes du corps la première fois qu’ils’était trouvé en contact avec eux, n’y faisait pas plus attentionmaintenant qu’il n’eût fait à une meute de caniches.

Il leur adressa quelques paroles d’amitié,gratta doucement entre les deux oreilles celui qui se trouvait leplus à sa portée, et continua son chemin en pensant à son doubletriomphe.

Il avait vaincu son hôte à la bouteille.

Il avait vaincu son adversaire au pugilat.

Aussi, dans sa joyeuse humeur, disait-il touthaut et tout en marchant :

– Il faut convenir, mon ami Thibault, quetu es un heureux coquin ! Dame Suzanne est en tout point cequ’il te faut. Femme de bailli ! peste ! voilà uneconquête ! et, en cas de survivance, voilà une femme !mais dans l’un ou l’autre cas, lorsqu’elle marchera à mes côtés etappuyée à mon bras, soit comme femme, soit comme maîtresse, dudiable si l’on me prend pour autre chose qu’un gentilhomme !Et quand on pense que tout cela s’arrangera, à moins que je nefasse quelque sottise pour brouiller les cartes ! car, enfin,je n’ai pas été dupe de sa retraite ; qui n’a pas peur neprend point la fuite. Elle aura craint d’en trop montrer pour lapremière fois ; mais quelle insistance en rentrant chezelle ! Allons, allons, je vois que tout cela s’arrange ;je n’ai qu’à donner un coup d’épaule ; qu’elle se trouve unbeau matin débarrassée de son gros petit vieux bonhomme, et lachose est faite. Cependant je ne peux pas et surtout je ne veux passouhaiter le trépas de ce pauvre maître Magloire. Prendre sa placequand il n’y sera plus, soit ; mais tuer un homme qui m’a faitboire de si bon vin ! le tuer quand j’ai encore ce vin dansl’estomac, ce serait là un procédé dont mon compère le louplui-même rougirait pour moi.

Puis, souriant de son sourire le pluscoquin :

– D’ailleurs, continua-t-il, ne vaut-ilpas mieux que j’aie déjà acquis des droits sur dame Suzanne quandmaître Magloire s’en ira tout naturellement dans l’autre monde, cequi ne peut tarder à la manière dont le drôle mange etboit ?

Puis, sans doute, comme les bonnes qualitéstant vantées de la baillive lui revenaient à l’esprit :

– Non, non, dit-il, pas de maladie, pasde mort, pas de trépas ! rien que de ces simples désagrémentsqui arrivent à tout le monde ; seulement, comme c’est à monprofit, je désire qu’il lui en arrive, à lui, un peu plus qu’à toutle monde ; ce n’est point à son âge qu’on peut avoir laprétention d’être une jeune tête ou un daguet ; non, il fautservir les gens selon leur mérite… Quand cela sera, je vous diraiun beau merci, monsieur le loup, mon cousin.

Et Thibault, d’un autre avis sans doute quenos lecteurs, et trouvant la plaisanterie du meilleur goût, sefrottait les mains en souriant à cette idée, et il en était sijoyeux, qu’il se trouva arrivé à la ville, et au bout de la rue deLargny, croyant être encore à cinq cents pas de la maison du dignebailli.

Là, il fit un signe à ses loups.

Il eût été imprudent de traverserVillers-Cotterêts dans toute sa longueur, avec douze loups enmanière de garde d’honneur ; il pouvait se trouver des chienssur sa route et les chiens pouvaient donner l’éveil. Six loupsprirent donc à droite et six loups à gauche, et, quoique le cheminne fût pas précisément le même, ceux-ci allant plus vite, ceux-làplus lentement, la douzaine se retrouva complète au bout de la ruede Lormet.

À la porte de la chaumière de Thibault, lesloups prirent congé de lui et disparurent.

Mais, avant que chacun d’eux tirât de soncôté, Thibault les invita à se trouver bien exactement au mêmeendroit, le lendemain, à la tombée de la nuit.

Quoique rentré chez lui à deux heures dumatin, Thibault se leva avec le jour.

Il est vrai qu’au mois de janvier, le jour selève tard.

Thibault couvait un projet.

Il n’avait point oublié la promesse faite parlui au bailli de lui envoyer du gibier de sa garenne.

Or, sa garenne, à lui, c’étaient toutes lesforêts de Son Altesse Sérénissime monseigneur le duc d’Orléans.

C’était pour cela qu’il s’était levé de sibonne heure.

Il avait neigé de deux à quatre heures dumatin.

Il explora la forêt dans tous les sens, avecla prudence et l’adresse d’un limier.

Il chercha les reposées des cerfs et deschevreuils, les bauge des sangliers, les gîtes des lièvres :il observa les passages que suivaient les animaux pour aller faireleurs nuits.

Puis, lorsque les ténèbres furent répanduessur la forêt, il poussa un hurlement (on apprend à hurler avec lesloups), il poussa un hurlement qui fit venir à lui le ban etl’arrière-ban des loups conviés par lui la veille.

Tout arriva, jusqu’aux louvarts del’année.

Thibault alors leur expliqua qu’il attendaitd’eux une chasse merveilleuse.

Pour les encourager, il leur annonça qu’il semettait de la partie et les appuyait.

Ce fut vraiment une chasse merveilleuse.

Pendant toute la nuit, la voûte sombre de laforêt retentit d’affreux hurlements.

Ici, un chevreuil poursuivi par un louptombait, saisi à la gorge par un autre loup placé en embuscade.

Là, Thibault, le couteau à la main comme unboucher, venait en aide à trois ou quatre de ses férocescompagnons, et portait bas un beau quartanier que ceux-ci avaientcoiffé.

Une vieille louve revenait avec unedemi-douzaine de lièvres qu’elle avait surpris au milieu de leursébats amoureux, et elle avait grand-peine à empêcher ses louvartsde céder à leur irrespectueuse gourmandise en avalant, sansattendre que le seigneur des loups eût prélevé ses droits, touteune famille de perdrix rouges que ces jeunes maraudeurs avaientsaisies la tête sous l’aile.

Madame Suzanne Magloire était bien loin de sedouter en ce moment de ce qui se passait dans la forêt deVillers-Cotterêts à son intention.

Au bout de deux heures, les loups avaientrassemblé en face de la cabane de Thibault une véritable charretéede gibier.

Thibault fit son choix, puis leur abandonna dequoi faire une fastueuse ripaille.

Enfin, il chargea le reste sur deux muletsqu’il emprunta à un charbonnier, sous prétexte de porter ses sabotsà la ville, et se mit en route pour Villers-Cotterêts, où il venditau giboyeur une partie de son butin, réservant, pour les offrir àmadame Magloire, les pièces les plus fines et les moins mutiléespar la griffe des loups.

Il avait eu l’idée d’abord de présenter toutcela lui-même au bailli.

Mais Thibault commençait à prendre quelqueteinture du monde.

Il jugea qu’il était plus convenable de sefaire précéder par son cadeau, chargea un paysan de tout ce gibier,lui donna une pièce de trente sous, et l’expédia au baillid’Erneville avec un simple papier sur lequel il y avait :

De la part de M. Thibault.

Quant à lui, il devait suivre de près sonmessage.

Il le suivit de si près, en effet, qu’ilarriva comme maître Magloire faisait étaler sur une table le gibierqu’il venait de recevoir.

Et, comme le bailli était dans toute lachaleur de sa reconnaissance, il tendit ses petits bras à son amide l’avant-veille, et essaya de le serrer sur son cœur, en poussantde grands cris de joie.

Nous disons « essaya », attendu quedeux choses s’opposaient à ce désir : l’exiguïté de ses braset la rotondité de son abdomen.

Mais il pensa que, là où il était insuffisant,madame Magloire pouvait l’aider.

Il courut à la porte et appela de toutes sesforces :

– Suzanne ! Suzanne !

Il y avait une expression si extraordinairedans la voix du bailli, que sa femme jugea qu’il était arrivéquelque chose de nouveau, sans pouvoir reconnaître cependant sic’était en bien ou en mal. Elle descendit donc précipitamment, afinde pouvoir juger de la chose par elle-même. Elle trouva son marifou de joie, trottinant tout autour de la table, laquelleprésentait, il faut bien le dire, le plus réjouissant spectacle quise pût offrir à l’œil d’un gourmand. Dès que Suzanneparut :

– Tenez, tenez, madame ! lui criason mari en frappant ses mains l’une contre l’autre, voyez ce quenous apporte notre ami Thibault, et remerciez-le. Vive Dieu !en voilà un qui tient ses engagements ! Il nous promet unebourriche de gibier de sa garenne, et il nous en envoie unecharretée… Donne-lui la main, embrasse-le vite, et regarde-moicela.

Madame Magloire obéit de la meilleure grâce dumonde aux ordres de son mari : elle donna la main à Thibault,se laissa embrasser par lui, et abaissa ses beaux yeux sur cettecollection de victuailles qui faisait l’admiration du bailli.

Et cette collection, qui allait apporter un siagréable confort à leur ordinaire habituel, était bien digned’admiration, en effet.

C’étaient d’abord, et comme piècesprincipales, une hure et un cuissot de sanglier, à la chair fermeet savoureuse ; c’était une belle chevrette de trois ans,laquelle devait être tendre comme la rosée qui, la veille encore,perlait sur l’herbe broutée par elle ; c’étaient des lièvresau râble épais et charnu, de vrais lièvres des bruyères deGondreville, nourris de thym et de serpolet ; enfin desfaisans si parfumés, des perdrix rouges si délicates, qu’une foisen broche, on oubliait, au fumet de leur chair, la magnificence deleur plumage.

Or, l’imagination du gros petit bonhommedévorait tout cela d’avance : elle mettait le sanglier encarbonnade, la chevrette à la sauce piquante, les lièvres en pâté,les faisans aux truffes, les perdrix rouges à la Vaupalière, etcela avec tant de feu et d’expression, que, rien qu’à l’entendre,l’eau fût venue à la bouche de tout gourmand.

L’enthousiasme du digne bailli fitcomparativement paraître dame Suzanne un peu froide.

Cependant elle fit acte d’initiative et degracieuseté lorsqu’elle déclara à Thibault qu’elle ne le laisseraitpoint retourner à ses métairies avant que toutes les provisionsdont, grâce à lui, le garde-manger allait regorger, fussententièrement consommées.

On juge si Thibault fut aise de voir la damealler ainsi au-devant de ses plus chers désirs.

Il se promit monts et merveilles de ce séjourà Erneville, et fut le premier, tant son humeur était joyeuse, àinviter M. Magloire à lui offrir quelque boisson apéritive quipréparât leurs estomacs à recevoir dignement les mets savoureuxqu’allait leur brasser mademoiselle Perrine.

Maître Magloire fut tout réjoui de voir queThibault n’avait rien oublié, pas même le nom de la cuisinière.

On fit monter du vermouth.

C’était une boisson encore fort inconnue enFrance, que monseigneur le duc d’Orléans faisait venir de Hollandeet dont le maître d’hôtel de Son Altesse Sérénissime dotaitgracieusement son prédécesseur.

Thibault fit la grimace.

Il trouvait que la boisson exotique ne valaitpas un joli petit chablis national.

Mais, quand maître Magloire lui eut dit que,grâce à ce miraculeux breuvage, il aurait dans une heure un appétitféroce, il ne fit plus aucune observation et aida complaisamment lebailli à finir sa bouteille.

Quant à dame Suzanne, elle était remontée àson appartement pour faire ce que les femmes appellent un bout detoilette, et ce qui consiste, en général, en un changement completde décoration.

Bientôt vint l’heure de se mettre à table.

Dame Suzanne descendit de son appartement.

Elle était éblouissante avec sa belle robe dedamas gris brodée de cannetille, et les transports amoureux qu’elleexcita chez Thibault empêchèrent le sabotier de songer à l’embarrasdans lequel il devait nécessairement se trouver en festoyant pourla première fois en si belle et si aristocratique compagnie.

Thibault, disons-le à sa louange, ne s’entirait pas trop mal.

Non seulement il envoyait à ciel ouvertœillade sur œillade à sa belle hôtesse, mais encore il avait peu àpeu rapproché son genou du sien, et se permettait de lui imprimerune douce pression.

Tout à coup, et au moment où Thibault selivrait à cette occupation, dame Suzanne, qui le regardaittendrement, resta tout à coup les yeux fixes.

Elle ouvrit ensuite la bouche et partit d’unéclat de rire si violent, qu’il dégénéra en crise nerveuse, et peus’en fallut qu’elle n’étranglât.

Sans s’arrêter aux conséquences, maîtreMagloire remonta directement aux causes.

Il porta à son tour son regard sur Thibault,s’inquiétant beaucoup plus de ce qu’il croyait apercevoird’alarmant dans son ami que de l’état d’excitation nerveuse danslequel l’hilarité avait mis sa femme.

– Ah ! mon compère !s’écria-t-il en tendant vers Thibault ses deux petits bras effarés,vous flambez, mon compère, vous flambez !

Thibault se leva précipitamment.

– Qu’y a-t-il donc ?demanda-t-il.

– Il y a que vous avez le feu dans votrechevelure, répondit naïvement le bailli en saisissant, tant safrayeur était réelle, la carafe placée devant sa femme, pouréteindre l’incendie allumé dans les cheveux de Thibault.

Le sabotier porta instinctivement la main à satête. Mais, ne sentant aucune chaleur, il devina ce dont il étaitquestion, pâlit horriblement et se laissa retomber sur son siège.Sa préoccupation avait été si grande depuis deux jours, qu’il avaitcomplètement oublié la précaution prise à l’endroit de la meunière,c’est-à-dire de donner à sa coiffure ce tour particulier à l’aideduquel il cachait sous les autres les cheveux dont le loup noiravait acquis la propriété. Il est vrai que, pendant ce temps, grâceà une foule de petits souhaits échappés à Thibault, et qui, par-cipar-là, avaient porté préjudice à son prochain, la multiplicationdes cheveux couleur de flamme avait fait un progrès effrayant, et,dans ce moment, le malheureux avait des cheveux dont chacun pouvaitlutter comme éclat avec les deux chandelles de cire jaune quiéclairaient l’appartement.

– Par le diable ! maître Magloire,reprit Thibault en essayant de dominer son émotion, vous m’avezfait une effroyable peur.

– Mais… dit le bailli en montranttoujours avec un certain effroi la mèche flamboyante deThibault.

– Bon ! reprit celui-ci, ne faitespoint attention, messire, à ce qu’une portion de ma chevelure peutavoir d’inusité ; cela provient d’une peur que ma mère eutd’un brasier qui pensa la dévorer étant enceinte de moi.

– Ce qui est plus étrange encore, ditdame Suzanne, qui avait avalé un grand verre d’eau pour éteindreson rire, c’est que, pour la première fois aujourd’hui, jem’aperçois de cette resplendissante bizarrerie.

– Ah ! vraiment !… fit Thibaultne sachant trop que répondre.

– Il m’avait semblé l’autre jour,continua dame Suzanne, que vos cheveux étaient aussi noirs que monmantelet de velours ; et cependant je vous prie de croire queje ne laissai pas que de vous considérer avec grande attention,monsieur Thibault.

Cette dernière phrase, en lui rendant sesespérances, rendit Thibault à sa belle humeur.

– Ventre-gai ! madame,répliqua-t-il, « dans un rousseau, dit le proverbe, gît uncœur chaud » ; tandis qu’un autre proverbe dit :« Sabot bien fin et bien paré, parfois cache fente etmorceaux. »

Madame Magloire fit la grimace à ce proverbede saboterie. Mais, comme cela arrivait souvent au bailli, il nefut point, en cette occasion, de l’avis de sa femme.

– Mon compère Thibault parle d’or,dit-il, et je n’irai pas bien loin pour trouver à appointer sesproverbes… Voici, sur ma parole, une soupe lyonnaise qui, certes,ne payait pas de mine, et cependant jamais oignon et pain frit à lagraisse d’oie ne réjouirent davantage mes entrailles.

À partir de ce moment, il ne fut plus questionde la mèche flamboyante de Thibault.

Cependant les grands yeux de dame Suzannesemblaient invinciblement attirés vers cette diablesse de mèche,et, chaque fois que le regard railleur de la baillive croisait lesien, Thibault croyait surprendre sur ses lèvres une réminiscencedu rire qui naguère l’avait mis si mal à l’aise.

Cela l’agaçait.

Malgré lui, à chaque instant, il portait lamain à ses cheveux, essayant de dissimuler la mèche fatale sous lesautres cheveux.

Mais la mèche était non seulement d’unecouleur inusitée, mais aussi d’une roideur inouïe.

Ce n’étaient plus des cheveux, – c’étaitdu crin.

Thibault avait beau courber et cacher lescheveux du diable sous les siens, rien, pas même le fer ducoiffeur, n’eût été capable de leur faire prendre un autre pli quecelui qui semblait leur être naturel.

Au milieu de toutes ces préoccupations, lesgenoux de Thibault redoublaient de tendresse.

En outre, comme, tout en ne répondant pas àses provocations amoureuses, madame Magloire ne paraissait avoiraucunement l’intention de s’y soustraire, le présomptueux Thibaultne doutait guère de cette conquête.

La veillée se prolongea assez avant dans lanuit.

Et, comme dame Suzanne, qui semblait trouverla veillée longue, se levait souvent de table et allait et venaitdans la maison, maître Magloire profitait des absences de sa femmepour faire de fréquentes visites au cellier.

Il dissimula tant de flacons dans lesdoublures de son pourpoint ; une fois apportés sur la table,il vida ces flacons si lestement, que peu à peu sa tête alourdie,s’inclinant sur son estomac, indiqua que, pour qu’il ne passâtpoint de sa chaise sous la table, il était temps de faire trêve àla humerie.

Thibault, de son côté, décidé à profiter de lacirconstance pour déclarer son amour à la baillive, et croyant quecet alourdissement de son époux était une bonne occasion de parler,déclara qu’il ne serait point fâché de prendre du repos.

Sur cette déclaration, on se leva detable.

Perrine, appelée, fut chargée d’indiquer àl’hôte de maître Magloire la chambre qui lui était destinée.

En traversant le corridor, Thibault se fitrenseigner par la chambrière.

La chambre n° 1 du corridor était celle demaître Magloire.

La chambre n° 2 était celle de sa femme.

Enfin, la chambre n° 3 était la sienne.

Seulement, de la chambre du bailli à celle desa femme, on communiquait par une porte intérieure ; tandisque sa chambre à lui, Thibault, n’avait d’autre porte que celle ducorridor.

En outre, il avait remarqué que dame Suzanneétait entrée dans la chambre de son époux.

Il pensa justement qu’un pieux devoir deconjugalité la conduisait là.

Le bon bailli était dans un état quiapprochait fort de celui où était Noé quand il fut insulté par sesfils : dame Suzanne dut lui prêter assistance pour qu’ilrentrât dans sa chambre.

Thibault sortit de la sienne sur la pointe dupied, referma la porte avec soin, alla écoute à la porte de labaillive, n’entendit aucun bruit dans la chambre, chercha de lamain la clef, la trouva sur la serrure, respira un instant, puisessaya d’un tour.

La porte s’ouvrit.

La chambre était dans une obscuritécomplète.

Mais Thibault, à force de fréquenter lesloups, avait acquis quelques-unes de leurs qualités, et, entreautres, celle d’y voir la nuit.

Il jeta donc un regard rapide autour de lachambre, vit à sa droite la cheminée ; en face de la cheminée,un canapé avec une grande glace ; derrière lui, du côté de lacheminée, le lit tout drapé de lampas ; devant lui, du côté ducanapé, une toilette toute ruisselante de dentelles, et, enfin,deux grandes croisées drapées.

Il se cacha derrière les rideaux de l’une desfenêtres, et choisit instinctivement, pour se cacher, celle quiétait la plus éloignée de la chambre de l’époux.

Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel lecœur de Thibault battit si fort, que ce bruit, fâcheuxaugure ! lui rappelait le tic-tac du moulin de Coyolles, dameSuzanne entra dans sa chambre.

Le premier plan de Thibault avait été,aussitôt dame Suzanne entrée et la porte fermée derrière elle, desortir de sa cachette, de se précipiter à ses genoux et de luidéclarer son amour.

Mais il réfléchit qu’il était possible que,dans sa surprise, et avant de l’avoir reconnu, dame Magloire ne pûtétouffer quelque cri révélateur, et qu’il était préférable, pourfaire connaître sa présence, d’attendre que maître Magloire fûtirrévocablement endormi.

Puis aussi, ce qui le détermina à ce sursis,ce fut peut-être ce sentiment, que l’homme, si résolu qu’il soit,cherche toujours à retarder l’instant suprême, quand cet instantest aussi hasardeux que celui dont allait dépendre le bonheur ou lemalheur du sabotier.

Car Thibault, à force de se dire qu’il étaitamoureux fou de dame Magloire, avait fini par le croire lui-même,et il avait, malgré la protection du loup noir, ce côté timidequ’ont en eux tous les amoureux.

Il se tint donc coi derrière ses rideaux.

Cependant la baillive s’était assise devant lemiroir de sa toilette Pompadour, mais c’était pour s’attifer commesi elle devait aller à une fête ou suivre une procession.

Elle essaya dix voiles avant d’en choisirun.

Elle ajusta les plis de sa robe.

Elle entoura son cou d’un triple rang deperles.

Puis elle chargea ses bras de tout ce qu’elleavait de bracelets.

Enfin, elle arrangea sa coiffure avec un soinminutieux.

Thibault se perdait en conjectures sur le butde cette coquetterie, lorsque tout à coup un bruit sec et vibrantcomme celui d’un corps dur qui frappe une vitre le fittressaillir.

Dame Suzanne, à ce bruit, tressaillit aussi deson côté.

Puis elle éteignit immédiatement la lumière,et le sabotier l’entendit qui s’approchait de la fenêtre sur lapointe du pied et qui l’ouvrait avec toute la discrétionimaginable.

À cette fenêtre se murmurèrent quelquesparoles que Thibault ne put entendre.

Mais, en entrebâillant le rideau, il distinguadans l’obscurité la forme d’une espèce de géant qui paraissaitescalader la fenêtre.

Le souvenir de son aventure avec l’inconnudont il n’avait pas voulu lâcher le manteau, et dont il s’était siheureusement débarrassé en lui envoyant une pierre au milieu dufront, lui revint alors à l’esprit.

Il lui sembla, en s’orientant, que c’était decette même fenêtre que descendait le géant lorsqu’il lui avait poséles pieds sur les deux épaules.

Au reste, le soupçon était logique.

Puisqu’un homme montait à cette fenêtre, unhomme avait bien pu en descendre.

Et, si un homme en était descendu, à moins desupposer à madame Magloire des connaissances bien étendues et desgoûts bien variés, – si un homme en était descendu,disons-nous, c’était probablement l’homme qui y montait à cetteheure.

En somme, quel que fût ce nocturne visiteur,dame Suzanne tendit la main à l’apparition, laquelle sauta silourdement dans la chambre, que le plancher en trembla et que tousles meubles en vacillèrent.

Il était évident que l’apparition n’étaitpoint un esprit, mais un corps, et que ce corps appartenait à lacatégorie des corps pesants.

– Oh ! prenez garde, monseigneur,fit la voix de dame Suzanne ; si bien que dorme mon mari, sivous faites un pareil bruit, vous allez le réveiller.

– Par la corne du diable ! ma belleamie, répondit l’inconnu, dont Thibault reconnut la voix pour êtrecelle avec laquelle il avait dialogué l’autre nuit, je ne suis pasun oiseau ! Cependant, lorsque j’étais en bas de votrefenêtre, attendant l’heure du berger et le cœur tout endolori parl’attente, il me semblait qu’il allait me pousser des ailes pour meporter dans cette tant souhaitée petite chambrette.

– Oh ! répondit dame Magloire enminaudant, de mon côté, j’étais bien triste aussi, monseigneur, devous laisser vous morfondre au vent d’hiver… Mais ce convive quenous avions ce soir nous a quittés il n’y a pas plus d’unedemi-heure.

– Et, depuis cette demi-heure,qu’avez-vous fait, ma belle amie ?

– Il a fallu assister M. Magloire,monseigneur, et s’assurer qu’il ne viendrait pas nous déranger.

– Vous avez toujours raison, Suzanne demon cœur !

– Monseigneur est trop bon, répondit labaillive.

Nous devrions dire : « voulutrépondre », car ces derniers mots furent écrasés comme si uncorps étranger venait se poser sur les lèvres de la dame etl’empêchait de continuer. En même temps, Thibault entendit un bruitqui lui parut ressembler fort à celui d’un baiser. Le malheureuxcomprit toute l’étendue de la nouvelle déception à laquelle ilsemblait réservé.

Ses réflexions furent interrompues par la voixdu nouveau venu, qui toussa deux ou trois fois.

– Si nous fermions la fenêtre, mamie ? dit cette voix, dont la toux n’avait été que leprélude.

– Oh ! monseigneur, excusez-moi, ditdame Magloire, mais ce devrait déjà être fait.

Et elle alla à la fenêtre, qu’elle fermahermétiquement d’abord, et plus hermétiquement encore en tirant lesrideaux par-dessus.

Pendant ce temps, l’étranger, agissantexactement comme chez lui, avait tiré une bergère devant le feu,s’y était étendu et se chauffait les pieds de la plus voluptueusefaçon.

Dame Suzanne réfléchit sans doute que, pour unhomme gelé, le plus pressé est de se réchauffer ; car, sanschercher le moins du monde à son aristocratique galant une querelledans le genre de celle que Cléanthis cherche à Sosie, elle serapprocha de la bergère et s’y accouda gracieusement.

Thibault voyait de dos le groupe, qui sedessinait en vigueur sur la lueur du foyer, et il enrageait.L’étranger parut d’abord tout préoccupé du soin de se réchauffer.Puis enfin, la chaleur ayant fini par opérer sa réaction :

– Et cet étranger, ce convive,demanda-t-il, quel est-il donc ?

– Oh ! monseigneur, fit dameMagloire, il me semble que vous ne le connaissez que trop.

– Comment ! demanda l’amantfavorisé, serait-ce donc encore le croquant de l’autresoir ?

– Lui-même, monseigneur.

– Ah ! si jamais celui-là me tombesous la main !…

– Monseigneur, dit dame Suzanne d’unevoix douce comme une musique, il ne faut pas faire de mauvaisprojets contre ses ennemis, et, tout au contraire, notre saintereligion catholique enseigne qu’il est bon de leur pardonner.

– Il est encore une autre religion quienseigne cela, ma belle amie, et c’est celle dont vous êtes ladéesse toute-puissante et dont je ne suis, moi, que l’humblenéophyte… Oui, j’ai tort, je l’avoue, de vouloir tant de mal à cemaroufle ; car, enfin, c’est parce qu’il m’a si traîtreusementdéconfit et si vilainement accommodé que j’ai trouvé cette occasionde m’introduire ici que je cherchais depuis si longtemps ;c’est parce qu’il m’a porté ce bienheureux coup de pierre que je mesuis évanoui ; c’est parce que vous m’avez vu évanoui que vousavez appelé votre mari ; c’est parce que votre mari m’a trouvésans connaissance sous vos fenêtres et a cru que j’avais été misdans ce piteux état par des malfaiteurs, qu’il m’a fait transporterchez lui ; enfin, c’est parce que vous avez été émue de pitiéde ce que j’avais souffert pour vous, que vous avez bien voulu mepermettre de venir ici ; donc, c’est ce gredin, ce pleutre, cemaroufle, qui est pour moi la source de tout bien, puisque toutbien est pour moi dans votre amour ; ce qui n’empêche pas que,s’il se présente jamais à la portée de ma houssine, le drôlepassera un mauvais quart d’heure.

– Ventre-gai ! murmura Thibault, ilparaît que, cette fois encore, mon souhait a profité à unautre ! Ah ! loup noir, mon ami, je suis à l’école !mais, mordienne ! je réfléchirai tant désormais avant desouhaiter, que l’écolier deviendra maître… Mais, continua Thibaults’interrogeant lui-même, à qui donc peut appartenir cette voix queje connais ? Car je la connais, cette voix-là, il n’y a pas àdire !

– Vous seriez encore bien plus courroucécontre le pauvre diable, monseigneur, si je vous avouais unechose.

– Laquelle, ma mie ?

– C’est que le drôle, comme vousl’appelez, me fait la cour.

– Ouais !

– C’est comme cela, monseigneur, dit enriant dame Suzanne.

– Qui ? ce rustre, ce maraud, cebélître ! Où est-il ? où se cache-t-il ? ParBelzébuth ! je le ferai manger à mes chiens !

Pour le coup, Thibault reconnut l’homme.

– Ah ! monseigneur Jean,murmura-t-il, c’est vous !

– Mais soyez donc tranquille,monseigneur, dit dame Suzanne en appuyant ses deux mains sur lesépaules de son amoureux et en le forçant à se rasseoir, on n’aimeque Votre Seigneurie, et, ne vous aimât-on point, ce n’est pas à unhomme qui a une mèche de cheveux rouges au beau milieu du front queje donnerais mon cœur.

Et, en souvenir de cette malencontreuse mèchequi l’avait tant fait rire pendant le dîner, dame Magloire tombadans un nouvel accès d’hilarité.

Thibault fut pris de rage féroce contre lafemme du bailli.

– Ah ! traîtresse femelle !dit-il ; je ne sais pas ce que je donnerais pour que ton mari,ton honnête mari, ton brave homme de mari, entrât et tesurprît.

Thibault n’avait pas plutôt achevé ce souhait,que la porte de communication qui menait de la chambre de Suzanne àcelle de son mari s’ouvrit toute grande, et que maître Magloire,coiffé d’un immense bonnet de nuit qui lui donnait près de cinqpieds de haut, tenant un bougeoir allumé à la main, faisait sonentrée dans l’appartement.

– Ah ! ah ! murmura Thibault,vertuchou ! je crois à présent que c’est à moi de rire.

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