Le Meneur de loups

XXIV. Une chasse enragée.

Thibault avait une grande avance sur leschiens, grâce à la précaution qu’il avait prise de détaler auxpremiers abois du limier.

Il fut assez longtemps sans entendre lameute.

Cependant, tout à coup, ses hurlements, commeun roulement de tonnerre, lui arrivèrent de l’horizon, etcommencèrent à lui causer quelque inquiétude.

Il quitta le trot, redoubla de vitesse et nes’arrêta que quand il eut mis quelques lieues de plus entre sesennemis et lui.

Alors, il regarda autour de lui ets’orienta : il était sur les hauteurs de Montaigu.

Il prêta l’oreille.

Les chiens lui semblèrent avoir conservé leurdistance : ils étaient aux environs du buisson du Tillet.

Il fallait l’oreille d’un loup pour lesentendre à cette distance.

Thibault redescendit comme s’il allaitau-devant d’eux, laissa Erneville à sa gauche, sauta dans le petitcours d’eau qui y prend sa source, le descendit jusqu’àGrimaucourt, se lança dans les bois de Lessart-l’Abbesse et gagnala forêt de Compiègne.

Sentant alors que, malgré les trois heures decourse rapide qu’il venait de faire, les muscles d’acier de sesjambes de loup ne semblaient point fatigués le moins du monde, ilse rassura un peu.

Il hésitait cependant à se hasarder dans uneforêt qui lui était moins familière que celle deVillers-Cotterêts.

Aussi, après une pointe d’une ou deux lieues,se décida-t-il à faire un hourvari en conservant les grandesrefuites qui lui semblaient les plus propres à se débarrasser deschiens.

Il traversa d’un trait toute la plaine quis’étend de Pierrefonds à Mont-Gobert, entra dans la forêt au champMeutard, en sortit à Vauvaudrand, reprit le cours d’eau du flottagede Sancères, et rentra dans la forêt par le bois de Longpont.

Malheureusement, au haut de la route du Pendu,il donna dans une nouvelle meute de vingt chiens, que le piqueur deM. de Montbreton, prévenu par le seigneur de Vez, amenaità son aide comme relais volant.

La meute fut découplée à l’instant même et àvue par le piqueur, qui, s’étant aperçu que le loup conservait sesdistances, craignait, s’il attendait l’équipage pour lancer ceschiens, que l’animal ne se forlongeât.

Alors commença vraiment la lutte entre leloup-garou et les chiens.

C’était une course folle que les chevaux,quelles que fussent l’habileté et l’adresse de leurs cavaliers,avaient grand-peine à suivre.

La chasse traversait les plaines, les bois,les bruyères avec la rapidité de la pensée.

Elle paraissait et disparaissait commel’éclair dans la nue, en laissant derrière elle une trombe depoussière et un bruit de cors et de cris que l’écho avait à peinele temps de répéter.

Elle franchissait les montagnes, les vallées,les torrents, les fondrières, les précipices, comme si chiens etchevaux eussent eu les ailes, ceux-ci de la chimère, ceux-là del’hippogriffe.

Le seigneur Jean avait rejoint.

Il courait en tête de ses piqueurs, marchantsur la queue des chiens, l’œil ardent, la narine dilatée,actionnant la meute par des cris et des « bien-aller »formidables, et fouillant de l’éperon avec rage le ventre de soncheval lorsque la rencontre d’un obstacle faisait hésitercelui-ci.

De son côté, le loup noir maintenait sesgrandes allures.

Quoique, en entendant, au moment du retour,les aboiements féroces de la nouvelle meute retentir à cent pasderrière lui, son émotion fût devenue profonde, il ne perdait pointpour cela un pouce de terrain.

Tout en courant, comme il conservait danstoute sa plénitude la pensée humaine, il lui semblait impossiblequ’il succombât dans cette épreuve ; il lui semblait nepouvoir mourir sans avoir tiré vengeance de toutes ces angoissesqu’on lui faisait souffrir, avant d’avoir connu les jouissances quilui étaient promises, avant surtout, – car, dans ce momentcritique, sa pensée y revenait sans cesse, – avant d’avoirconquis l’amour d’Agnelette.

Parfois la terreur le dominait, mais parfoisaussi c’était la colère.

Il pensait à se retourner, à faire face àcette troupe hurlante, et, oubliant sa nouvelle forme, à ladissiper à coups de pierres et de bâton.

Puis, un instant après, à moitié fou de rage,étourdi du glas de mort que la meute aboyait à ses oreilles, ilfuyait, il bondissait, il volait avec les jambes du cerf, avec lesailes de l’aigle.

Mais ses efforts étaient impuissants. Il avaitbeau fuir, bondir, voler presque, le bruit funèbre était attaché àlui, et ne s’éloignait un instant, ou plutôt n’était un instantdistancé que pour se rapprocher plus menaçant et plusformidable.

Cependant le soin de sa conservation nel’abandonnait pas ; ses forces n’étaient point diminuées.

Mais, il sentait que s’il fallait que, parmauvaise chance, il rencontrât de nouveaux relais, ses forcespourraient bien s’épuiser.

Il se décida donc à prendre un grand partipour essayer de distancer les chiens, puis de rentrer dans sesdemeures, où, grâce à la connaissance qu’il avait de la forêt, ilpouvait espérer de dépasser les chiens.

En conséquence, il fit un second hourvari.

Il remonta vers Puiseux, longea les borduresde Viviers, rentra dans la forêt de Compiègne, fit une pointe dansla forêt de Largue, revint traverser l’Aisne à Attichy, et rentradans la forêt de Villers-Cotterêts par le fond d’Argent.

Il espérait ainsi déjouer la stratégie aveclaquelle le seigneur Jean avait sans doute échelonné sa meute.

Une fois de retour dans ses repaireshabituels, Thibault respira plus à l’aise.

Il se retrouvait sur les bords de l’Ourcq,entre Norroy et Trouennes, à l’endroit où la rivière rouleprofondément encaissée entre une double rangée de rochers ; ils’élança sur une roche aiguë qui surplombait le torrent, du haut decet escarpement se jeta résolument dans les flots, gagna à la nageune anfractuosité située au soubassement du roc, d’où il venait dese laisser tomber, et, caché un peu au-dessous du niveau ordinairede l’eau, au fond de cette caverne, il attendit.

Il avait gagné près d’une lieue sur la meute.Cependant, il était là depuis dix minutes à peine, lorsque latempête de chiens arriva sur la crête du rocher.

Ceux qui menaient la tête, ivres d’ardeur, nevirent point le gouffre, ou, comme celui qu’ils poursuivaient,crurent pouvoir le franchir, et Thibault fut, jusqu’au fond de saretraite, éclaboussé par l’eau qui jaillissait de tous côtés à lachute de leurs corps.

Mais, moins heureux et moins vigoureux quelui, ils ne purent dompter la violence du courant. Aprèsd’impuissants efforts, ils disparurent emportés par lui, sans avoiréventé la retraite du loup-garou.

Celui-ci entendait au-dessus de sa tête letrépignement des chevaux, les abois de ce qui restait de la meute,les cris des hommes, et, par-dessus tous ces cris, les imprécationsdu seigneur Jean, dont la voix dominait toutes les autres voix.

Ensuite, et lorsque le dernier chien tombédans le torrent eut, comme le reste de la meute, été emporté par lecourant, il vit, grâce à un coude, les chasseurs se diriger en avalde la rivière.

Convaincu que le seigneur Jean, qu’ilreconnaissait à la tête de ses piqueurs, n’agissait ainsi que pourla remonter ensuite, il ne voulut pas l’attendre.

Il quitta sa retraite.

Tantôt nageant, tantôt sautant avec adressed’une roche à l’autre, tantôt marchant dans l’eau, il remontal’Ourcq jusqu’à l’extrémité du buisson de Crêne.

Arrivé là, et certain d’avoir sur ses ennemisune avance considérable, il résolut de gagner un village et deruser autour des maisons, pensant bien que ce n’était point làqu’on viendrait le chercher.

Il pensa à Préciamont.

Si un village lui était connu, c’étaitcelui-là.

Puis, à Préciamont, il serait prèsd’Agnelette.

Il lui semblait que ce voisinage lui donneraitde la force et lui porterait bonheur, et que la douce image de lachaste enfant pourrait avoir quelque influence sur sa bonne ou samauvaise fortune.

Thibault se dirigea donc de ce côté.

Il était six heures du soir.

Il y avait près de quinze heures que la chassedurait.

Loup, chiens et chasseurs avaient bien faitcinquante lieues.

Lorsque, après avoir fait un détour parManereux et Oigny, le loup noir apparut à la lisière de la queue deHam, le soleil commençait de descendre à l’horizon, et répandaitsur la bruyère une teinte éblouissante de pourpre ; lespetites fleurs blanches et roses parfumaient la brise qui lescaressait ; le grillon chantait dans son palais de mousse, et,montant perpendiculairement dans le ciel, l’alouette saluait lanuit, comme, douze heures auparavant, elle avait salué le jour.

Le calme de la nature fit un singulier effetsur Thibault.

Il lui semblait étrange qu’elle pût être sibelle et si souriante, alors qu’une pareille angoisse déchirait sonâme.

En voyant ces fleurs, en entendant cesinsectes et ces oiseaux, il comparait la douce quiétude de tout cemonde innocent avec les horribles soucis qu’il éprouvait, et sedemandait, malgré les nouvelles promesses à lui faites par l’envoyédu démon, s’il avait plus sagement agi en faisant le second pactequ’en faisant le premier.

Il en vint à redouter de ne trouver quedéception dans l’un comme dans l’autre.

En traversant un sentier à moitié perdu sousles genêts dorés, il reconnut ce sentier pour celui par lequel ilavait reconduit Agnelette le premier jour où il l’avait vue ;le jour où, inspiré par son bon génie, il lui avait offert dedevenir son époux.

L’idée que, grâce au nouveau pacte passé, ilpourrait reconquérir l’amour d’Agnelette, releva un peu le couragede Thibault, qui s’était abattu au spectacle de cette joieuniverselle.

La cloche de Préciamont tintait dans lavallée.

Ses sons tristement monotones rappelèrent auloup noir et les hommes et ce qu’il avait à craindre d’eux.

Il avança donc hardiment, à travers champs,vers le village, où il espérait trouver un asile dans quelquemasure abandonnée.

Comme il longeait le petit mur de pierressèches qui entoure le cimetière de Préciamont, il entendit un bruitde voix dans le chemin creux qu’il suivait.

En continuant son chemin, il ne pouvaitmanquer de rencontrer ceux qui venaient à lui ; en revenantsur ses pas, il avait à franchir une arête, où il pouvait êtrevu ; il jugea donc prudent de franchir le petit mur ducimetière.

D’un bond, il fut de l’autre côté.

Le cimetière, comme presque tous lescimetières de village, attenait à l’église.

Il était inculte, couvert de grandes herbespartout, de ronces et d’épines en certains endroits.

Le loup s’avança vers le plus épais de cesronces ; il découvrit une espèce de caveau ruiné, d’où ilpouvait voir sans être vu.

Il se glissa sous ces ronces et se cacha dansle caveau.

À dix pas de Thibault était une fossefraîchement creusée qui attendait son hôte.

On entendait dans l’église le chant desprêtres.

Ce chant était d’autant plus distinct que lecaveau qui servait de retraite au fugitif avait dû autrefois avoirune communication avec l’église souterraine.

Au bout de quelques minutes, les chantscessèrent.

Le loup noir, qui se sentait instinctivementmal à l’aise dans le voisinage d’une église, pensa que les gens duchemin creux étaient passés, et qu’il était temps pour lui dereprendre sa course et de chercher une retraite plus sûre que cellequ’il avait momentanément adoptée.

Mais, au moment où il mettait le nez hors deson roncier, la porte du cimetière s’ouvrit.

Il reprit donc son premier poste, tout ens’inquiétant de qui venait.

Et d’abord il vit un enfant vêtu d’une aubeblanche et tenant à la main un bénitier.

Puis la croix d’argent, portée par un hommequi avait également un surplis par-dessus ses vêtements.

Après eux, le prêtre, psalmodiant les prièresdes morts.

Après le prêtre, un brancard porté par quatrepaysans et recouvert d’un drap blanc semé de branches vertes et decouronnes de fleurs.

Sous le drap se dessinait la forme d’unebière.

Quelques habitants de Préciamont marchaientderrière le brancard.

Quoique cette rencontre fût toute naturelledans un cimetière et que Thibault eût dû y être préparé par la vuede la fosse ouverte, elle fit sur le fugitif une profondeimpression ; et, bien que le moindre mouvement pût trahir saprésence, et, par conséquent, amener sa perte, il suivit avec unecuriosité inquiète tous les détails de la cérémonie.

Lorsque le prêtre eut béni la fosse qui avaittout d’abord frappé les yeux de Thibault, les porteurs déposèrentleur fardeau sur une tombe voisine.

La coutume, chez nous, est, lorsqu’on enterreune jeune fille morte dans son éclat, une jeune femme trépasséedans sa beauté, de la conduire au cimetière couchée dans sa bière,mais couverte d’un drap seulement.

Là, les amis peuvent dire un dernier adieu àla morte, les parents lui donner un dernier baiser.

Puis on cloue le couvercle, et tout estdit.

Une vieille femme, guidée par une maincharitable, car elle paraissait aveugle, s’approcha pour donner undernier baiser à la morte. Les porteurs relevèrent le drap quicouvrait son visage.

Thibault reconnut Agnelette.

Un gémissement sourd s’échappa de sa poitrinebrisée, et se confondit avec les pleurs et les sanglots desassistants.

Le visage d’Agnelette, tout pâle qu’il était,paraissait, dans le calme ineffable de la mort, plus beau qu’iln’avait jamais été de son vivant sous son diadème de myosotis et depâquerettes.

À la vue de la pauvre trépassée, Thibaultavait senti tout à coup se fondre la glace de son cœur. Il songeaitqu’en réalité c’était lui qui avait tué cette enfant, et iléprouvait une douleur immense, parce qu’elle était vraie ;poignante, parce que, pour la première fois depuis longtemps, il nesongeait pas à lui, mais à celle qui était morte.

Lorsqu’il entendit les coups de marteau quiclouaient le couvercle de la bière, lorsqu’il entendit les pierreset la terre, poussées par la bêche du fossoyeur, rouler avec unbruit sourd sur le corps de la seule femme qu’il eût jamais aimée,le vertige s’empara de lui ; il lui sembla que les durscailloux meurtrissaient la chair d’Agnelette, cette chair il y apeu de jours si fraîche, si belle, et encore hier si palpitante, etil fit un mouvement pour se précipiter sur les assistants et leurarracher ce corps qui lui semblait, mort, devoir être à lui,puisque, vivant, il avait été à un autre.

La douleur de l’homme dompta ce derniermouvement de la bête féroce aux abois ; sous cette peau deloup, un frisson courut ; de ces yeux sanglants des larmesjaillirent, et le malheureux s’écria :

– Mon Dieu ! prenez ma vie, je vousla donne de grand cœur, si ma vie peut rendre l’existence à celleque j’ai tuée !

Ces paroles furent suivies d’un hurlement siépouvantable, que tous ceux qui étaient là s’enfuirent aveceffroi.

Le cimetière resta désert. Presque au mêmeinstant, la meute, qui avait retrouvé la piste du loup noir,l’envahit, franchissant le mur où Thibault l’avait franchi.Derrière elle parut le seigneur Jean, ruisselant de sueur sur soncheval, couvert d’écume et de sang. Les chiens allèrent droit aubuisson et pillèrent.

– Hallali ! hallali ! cria leseigneur Jean d’une voix de tonnerre, et sautant à bas de soncheval, sans s’inquiéter s’il y avait quelqu’un pour le garder, iltira son couteau de chasse, et, s’élançant vers le caveau, se fitjour au milieu des chiens.

Les chiens se disputaient une peau de louptoute fraîche et toute saignante, mais le corps avait disparu.

C’était bien certainement la peau duloup-garou qu’on chassait, puisque, à l’exception d’un seul poilblanc, elle était complètement noire.

Qu’était devenu le corps ? Nul ne le sutjamais.

Seulement, comme, à partir de ce moment, l’onne revit plus Thibault dans le pays, l’avis général fut que c’étaitl’ancien sabotier qui était le loup-garou.

Et puis, comme on n’avait retrouvé que la peauet point le corps, et comme, de l’endroit où cette peau avait étéretrouvée, quelqu’un dit avoir entendu sortir ces paroles :« Mon Dieu ! prenez ma vie ! Je vous la donne degrand cœur, si ma vie peut rendre l’existence à celle que j’aituée ! » le prêtre déclara qu’en considération de sondévouement et de son repentir, Thibault avait été sauvé !

Et ce qui donna surtout de la consistance àcette tradition, c’est que, jusqu’au moment où les couvents furentabolis par la Révolution, on vit tous les ans un moine prémontrésortir du couvent de Bourg-Fontaine, situé à une demi-lieue dePréciamont, et venir prier sur la tombe d’Agnelette au jouranniversaire de sa mort.

Et voilà l’histoire du loup noir, telle que mel’a racontée Mocquet, le garde de mon père.

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