Le Meneur de loups

X. Le bailli Magloire.

Ce fut dans ces dispositions aventureuses queThibault, sans s’être encore arrêté à rien, passa les derniersjours de l’année et entra dans l’année nouvelle.

Seulement, songeant sans doute aux dépensesqu’amène pour chacun le bienheureux jour de l’an, il avait, au furet à mesure qu’il s’était approché de ce terrible passage d’uneannée à l’autre, exigé de ses pourvoyeurs double ration de gibier,dont naturellement il avait tiré double profit chez l’aubergiste dela Boule d’or.

De sorte que, à part une mèche de cheveuxrouges d’un volume assez inquiétant, Thibault entraitmatériellement dans l’année en meilleures conditions qu’il n’avaitjamais été.

Remarquez que nous disons matériellement etnon spirituellement ; car, si le corps paraissait en bon état,l’âme était cruellement compromise.

Mais le corps était bien couvert, et dans lespoches de la veste sonnaient gaillardement une dizaine d’écus.

Thibault, ainsi costumé et accompagné de cettemusique argentine, avait l’air, non plus d’un ouvrier sabotier,mais d’un métayer à son aise, ou même d’un bon bourgeois qui exerceun état peut-être, mais pour son plaisir.

C’était avec cette apparence que Thibaults’était rendu à une de ces solennités villageoises qui sont lesfêtes de la province.

On pêchait les magnifiques étangs du Berval etde Poudron.

La pêche d’un étang est une grande affairepour le propriétaire ou le fermier, sans compter que c’est un grandplaisir pour les spectateurs.

Aussi les pêches sont-elles affichées un moisà l’avance, et vient-on à une belle pêche de dix lieues à laronde.

Et, par ce mot pêche, que ceux de nos lecteursnon habitués aux us et coutumes de la province n’aillent pas croirequ’il s’agit d’une pêche à la ligne avec l’asticot, le ver rouge oule blé parfumé, ou d’une pêche à la ligne de fond, à l’épervier ouau verveux ; non pas, il s’agit de vider parfois un étang detrois quarts de lieue ou d’une lieue de long, et cela depuis leplus gros brochet jusqu’à la plus petite ablette.

Voici comment la chose se pratique.

Il n’y a, selon toute probabilité, pas un denos lecteurs qui n’ait vu un étang.

Tout étang a deux issues : celle parlaquelle l’eau entre, et celle par laquelle l’eau sort.

Celle par laquelle l’eau entre n’a pas denom ; celle par laquelle elle sort s’appelle la bonde. C’est àla bonde que se fait la pêche.

L’eau, en sortant de la bonde, tombe dans unvaste réservoir d’où elle s’échappe à travers les mailles d’unvigoureux filet. L’eau sort, mais le poisson reste.

On sait combien de jours il faut pour vider unétang.

On ne convoque donc les curieux et lesamateurs que pour le deuxième, troisième ou quatrième jour, selonle volume d’eau que l’étang doit dégorger avant d’arriver audénouement.

Le dénouement, c’est l’apparition du poisson àla bonde.

À l’heure de la convocation à la pêche d’unétang il y a, selon l’étendue et l’importance de cet étang, unefoule comparativement aussi considérable et, comparativementtoujours, aussi élégante qu’aux courses du Champ-de-Mars ou deChantilly, quand doivent courir les chevaux et les jockeys derenom.

Seulement, on n’assiste pas au spectacle dansdes tribunes ou en voiture.

Non, chacun vient comme il veut ou comme ilpeut, en cabriolet, en char à bancs, en phaéton, en charrette, àcheval, à âne ; puis, une fois arrivé – à part le respectqu’on a toujours dans les pays les moins civilisés pour lesautorités –, chacun se place selon le moment de son arrivée ouselon la force de ses coudes, et le mouvement plus ou moinsaccentué de ses hanches.

Seulement, une espèce de treillage solidementétabli empêche les spectateurs de tomber dans le réservoir.

On comprend, à la teinte et à l’odeur del’eau, si le poisson approche.

Tout spectacle a son inconvénient. À l’Opéra,plus la réunion est belle et nombreuse, plus on respire d’acidecarbonique. À la pêche d’un étang, plus le moment intéressantapproche, plus on respire d’azote.

D’abord, au moment où l’on ouvre la bonde,l’eau vient belle, pure et légèrement teintée de vert, comme l’eaud’un ruisseau.

C’est la couche supérieure qui, entraînée parson poids, se présente la première.

Puis l’eau, peu à peu, perd de sa transparenceet se teinte de gris.

C’est la seconde couche qui se vide à sontour, et, de temps en temps, au milieu de cette seconde couche et àmesure que la teinte se fonce, apparaît un éclair d’argent.

C’est un poisson de trop petite taille qui,n’ayant pas su résister au courant, apparaît en éclaireur.

Celui-là, on ne se donne pas même la peine dele ramasser, on le laisse tranquillement faire, à nu, et encherchant quelques-unes des petites flaques d’eau qui stagnent aufond du réservoir, ces sortes de cabrioles que les saltimbanquesappellent pittoresquement des sauts de carpe.

Puis vient l’eau noire :

C’est le quatrième acte, c’est-à-dire lapéripétie.

Instinctivement, le poisson, selon ses forces,résiste à ce courant inusité qui l’entraîne ; rien ne lui adit que le courant est un danger, mais il le devine.

Aussi, chacun remonte de son mieux lecourant.

Le brochet nage côte à côte avec la carpequ’il poursuivait la veille et qu’il empêchait de tropengraisser ; sans lui chercher dispute, la perche chemine avecla tanche, et ne songe même pas à mordre dans cette chair dont elleest si friande.

C’est ainsi que, dans une même fosse creuséepour prendre du gibier, des Arabes trouvent parfois confondusgazelles et chacals, antilopes et hyènes, et les hyènes et leschacals sont devenus aussi doux et aussi tremblants que lesgazelles et les antilopes.

Mais enfin les forces des lutteurss’épuisent.

Les éclaireurs que nous avons signalés tout àl’heure deviennent plus fréquents ; la taille des poissonscommence à devenir respectable, et la preuve leur est donnée parles ramasseurs du cas qu’on fait d’eux.

Ces ramasseurs sont des hommes en simplepantalon de toile et en simple chemise de coton.

Les jambes du pantalon sont relevées jusqu’auhaut des cuisses, les manches de la chemise sont retrousséesjusqu’au haut de l’épaule.

Ils entassent le poisson dans descorbeilles.

Celui qui doit être vendu vivant ou conservépour le repeuplement de l’étang est transvasé dans desréservoirs.

Celui qui est condamné à mort est toutsimplement étendu sur la prairie.

Le même jour, il sera vendu.

Au fur et à mesure que le poisson abonde, lescris de joie des spectateurs augmentent.

Car ces spectateurs-là ne sont pas comme lesspectateurs de nos théâtres.

Ils ne viennent point pour refouler leurssensations et avoir le bon goût de paraître indifférents.

Non, ils viennent pour s’amuser, et, à chaquebelle tanche, à chaque belle carpe, à chaque beau brochet, ilsapplaudissent bravement, franchement, joyeusement.

De même que, dans une revue bien ordonnée,chaque corps défile l’un après l’autre et se présente selon sonpoids, si la chose peut se dire, légers tirailleurs en tête,dragons respectables au centre, pesants cuirassiers et lourdsartilleurs en queue, ainsi défilent les différentes espèces depoissons.

Les plus petits, c’est-à-dire les plusfaibles, les premiers.

Les plus gros, c’est-à-dire les plus forts,les derniers.

Enfin, à un moment donné, l’eau semble setarir.

Le passage est littéralement obstrué par laréserve, c’est-à-dire par tous les gros bonnets de l’étang.

Les ramasseurs luttent avec de véritablesmonstres.

C’est le dénouement.

C’est l’heure des applaudissements, c’est lemoment des bravos !

Enfin, le spectacle terminé, on va voir lesacteurs.

Les acteurs sont en train de se pâmer surl’herbe de la prairie.

Une partie reprend ses forces dans descourants d’eau.

Vous cherchez les anguilles ; vousdemandez où sont les anguilles.

On vous montre alors trois ou quatre anguillesgrosses comme le pouce et longues comme la moitié du bras.

C’est que les anguilles, grâce à leurstructure, ont, momentanément du moins, échappé au carnageuniversel.

Les anguilles ont piqué une tête dans la vaseet ont disparu.

C’est pour cela que vous voyez des hommesarmés de fusils se promener sur les rives de l’étang, et que, detemps en temps, vous entendez une détonation.

Si vous demandez :

– Qu’est-ce que ce coup de fusil ?On vous répond :

– C’est pour faire sortir lesanguilles.

Maintenant, pourquoi les anguillessortent-elles de la vase aux coups de fusil ? Pourquoigagnent-elles les ruisseaux qui continuent de sillonner le fond del’étang ? Pourquoi, enfin, étant en sûreté au fond de la vase,comme tant de gens de notre connaissance qui ont le bon esprit d’yrester, pourquoi n’y restent-elles pas au lieu d’aller regagner ceruisseau qui les entraîne avec son cours et finit par lesreconduire au réservoir, c’est-à-dire à la fosse commune. Rien deplus facile au Collège de France que de répondre à cette question,maintenant qu’il est en relation directe avec les poissons. Je posedonc la question aux savants. Les coups de fusil ne seraient-ilspas un préjugé, et n’arrive-t-il point tout simplement ceci :c’est que la boue, liquide d’abord, dans laquelle s’est réfugiéel’anguille, se séchant peu à peu, comme une éponge que l’on presse,devient peu à peu inhabitable pour elle, et qu’elle est, au bout ducompte, obligée de chercher son élément naturel, l’eau.

Une fois l’eau trouvée, elle est perdue.

Ce n’est que le cinquième ou sixième jour,après l’étang vidé, que l’on met la main sur les anguilles. C’étaitdonc à une fête semblable qu’était conviée toute la société deVillers-Cotterêts, de Crespy, de Mont-Gobert et des villagesenvironnants. Thibault s’y rendit comme les autres.

Thibault ne travaillait plus ; iltrouvait plus simple de faire travailler ses loups pour lui.

D’ouvrier, Thibault s’était faitbourgeois.

Il ne lui restait plus qu’à se faire, debourgeois, gentilhomme. Il y comptait bien.

Thibault n’était pas homme à se tenir derrièreles autres.

Aussi commença-t-il à jouer des bras et desjambes pour se faire une place au premier rang.

En exécutant cette manœuvre, il froissa larobe d’une grande et belle femme près de laquelle il essayait des’installer.

La dame tenait à ses hardes ; puis sansdoute avait-elle l’habitude du commandement, ce qui donnenaturellement celle du dédain ; car, se retournant et voyantqui la froissait, elle laissa échapper le mot« manant ».

Mais, malgré sa grossièreté, le mot était ditpar une si belle bouche, la dame était si jolie, sa colèremomentanée contrastait si vilainement avec le charme de ses traits,que Thibault, au lieu de répondre par quelque épithète de mêmecalibre et même d’un calibre supérieur, se contenta de se reculeren balbutiant une manière d’excuse.

On a beau dire, de toutes les aristocraties,la première est encore celle de la beauté.

Supposez la femme vieille et laide ;eût-elle été marquise, Thibault l’eût tout au moins appeléedrôlesse.

Puis, aussi, peut-être l’esprit de Thibaultfut-il distrait par l’aspect de l’étrange personnage qui servait decavalier à la dame.

C’était un gros bonhomme d’une soixantained’années, tout vêtu de noir et d’une propreté éblouissante ;mais si petit, si petit, qu’à peine sa tête allait-elle au coude dela dame, et que, comme elle n’eût pu prendre son bras sans semettre à la torture, elle se contentait de s’appuyermajestueusement sur son épaule.

On eût dit, à la voir ainsi, une Cybèleantique appuyée sur un poussah moderne.

Mais quel charmant poussah avec ses courtesjambes, son abdomen crevant ses chausses et retombant sur sesgenoux, ses petits bras gros et rondelets, ses mains blanches sousla dentelle, sa tête rubiconde et grassouillette, bien peignée,bien poudrée, bien frisée, avec sa petite queue qui, à chaquemouvement qu’elle faisait, jouait dans son catogan sur le collet deson habit !

On eût dit un de ces scarabées noirs dont lacarapace est si peu en harmonie avec les jambes, qu’ils semblentrouler plutôt que marcher.

Et, avec tout cela, sa figure était sijoviale, ses yeux à fleur de tête respiraient une telle bonté, quel’on se sentait sympathiquement entraîné vers lui ; car l’ondevinait que le cher petit bonhomme était trop occupé à se donner,par tous les moyens possibles, du temps agréable à lui-même, pourchercher noise à cet être vague et indéterminé qu’on appelle leprochain.

Aussi, en entendant sa compagne malmener sicavalièrement Thibault, le gros petit bonhomme sembla-t-il audésespoir.

– Tout beau, madame Magloire ! toutbeau, madame la baillive ! dit-il, trouvant moyen, en ce peude mots, d’apprendre à ses voisins son nom et sa qualité ;tout beau ! car vous venez de dire un bien vilain mot à unpauvre garçon qui est plus chagrin que vous de cet accident.

– Eh bien, mais, monsieur Magloire,répondit la dame, ne faudrait-il pas que je le remerciasse de cequ’il a si bien fripé mon bel ajustement de damas bleu, que levoici maintenant tout gâté, sans compter qu’il m’a marché sur lepetit doigt.

– Je vous prie de me pardonner mamaladresse, noble dame, répliqua Thibault. Lorsque vous vous êtesretournée, votre miraculeux visage m’a ébloui comme un rayon desoleil de mai, et je n’ai plus vu où je mettais le pied.

C’était là un compliment assez coquettementtourné pour un homme qui, depuis trois mois, faisait d’une douzainede loups sa société habituelle.

Et cependant il ne produisit qu’un médiocreeffet sur la belle dame, car elle ne répondit que par une petitemoue dédaigneuse.

C’est que, malgré la décence du costume deThibault, elle avait jugé sa qualité avec le tact étrange quepossèdent à cet endroit les femmes de toutes conditions.

Le gros petit bonhomme fut plus indulgent, caril frappa bruyamment l’une contre l’autre ses mains bouffies, quela pose prise par sa femme lui laissait complètement libres.

– Ah ! bravo ! dit-il,bravo ! voilà qui est touché juste, monsieur ; vous êtesun garçon d’esprit, et me semblez avoir étudié la façon dont onparle aux femmes. Ma mie, j’espère que vous avez apprécié comme moile compliment, et que, pour prouver à monsieur qu’en vraischrétiens que nous sommes, nous ne lui gardons pas rancune, s’ilest des environs, et si cela ne le dérange pas trop de sa route, ilnous accompagnera au logis, où nous humerons ensemble une vieillebouteille que Perrine ira chercher derrière les fagots.

– Oh ! je vous reconnais bien là,maître Népomucène ; tous moyens vous sont bons pour choquerles gobelets, et, lorsque les occasions vous manquent, vous êtesfort habile à les dénicher, n’importe où. Vous savez cependant,monsieur Magloire, que le docteur vous a expressément défendu deboire entre vos repas.

– C’est vrai, madame la baillive, fitmaître Népomucène ; mais il ne m’a pas défendu de faire unepolitesse à un charmant garçon tel que monsieur me paraît être.Soyez donc clémente, Suzanne ; quittez cette mine bourrue quivous va si mal. Par le sang-diable ! madame, qui ne vousconnaît pas croirait, à vous entendre, que nous en sommes à unerobe près. Eh bien, pour prouver à monsieur le contraire, si vousobtenez de lui qu’il nous accompagne au logis, je vais vousbailler, en rentrant, de quoi acheter ce bel accoutrement de lampasque vous souhaitez depuis si longtemps.

Cette promesse eut un effet magique. Elleadoucit subitement la colère de dame Magloire, et, comme la pêchetirait vers sa fin, elle accepta d’un air moins revêche le bras queThibault lui présentait fort gauchement, nous devons l’avouer.

Quant à celui-ci, tout émerveillé de la beautéde la dame, jugeant, d’après les quelques mots qui étaient échappésà elle et son mari, qu’elle était la femme d’un magistrat, ilfendit fièrement la foule, marchant la tête haute et d’un air aussidéterminé que s’il allait à la conquête de la Toison d’or.

En effet, il songeait, lui, le fiancé de lapauvre Agnelette, lui, l’amoureux éconduit de la belle meunière, ilsongeait non seulement à tout le plaisir, mais encore à toutl’orgueil qui lui reviendrait d’être aimé d’une baillive, et toutle parti qu’il y aurait à tirer d’une bonne fortune si désirée etsi inattendue.

Or, comme, de son côté, dame Magloire étaitnon seulement fort rêveuse, mais fort distraite, regardant à droiteet à gauche, devant et derrière, comme si elle cherchait quelqu’un,la conversation eût été assez languissante durant tout le chemin,si l’excellent petit bonhomme, en trottinant tantôt du côté deThibault, tantôt du côté de Suzanne, et en se dodelinant comme uncanard qui revient des champs la panse pleine, n’en eût fait à peuprès tous les frais.

Thibault calculant, la baillive rêvant, lebailli trottinant, parlant et s’essuyant le front avec un finmouchoir de batiste, on arriva au village d’Erneville, distant d’unpeu plus d’une demi-lieue des étangs de Poudron.

C’était dans ce charmant petit village, situéentre Haramont et Bonneuil, à quatre ou cinq portées de fusilseulement du château de Vez, demeure du seigneur Jean, que maîtreMagloire avait le siège de sa magistrature.

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