Le Meneur de loups

XIX. Lequel était vivant, lequel étaitmort ?

Au même moment où l’âme frémissante du jeunegentilhomme s’envolait, Thibault, comme s’il sortait d’un sommeilagité par des rêves terribles, se soulevait sur son lit.

Il était tout entouré de flammes.

Le feu était aux quatre coins de sacabane.

Il crut d’abord que c’était la continuation deson cauchemar. Mais il entendit si distinctement crier :« Mort au sorcier ! Mort au magicien ! Mort auloup-garou ! » qu’il comprit qu’il se passait quelquechose de terrible contre lui.

Puis les flammes approchaient, gagnaient sonlit ; il en sentait la chaleur.

Quelques secondes encore, il allait se trouverau centre d’un vaste bûcher.

Un instant d’hésitation, et toute retraiteallait lui être fermée ; il ne pourrait plus fuir.

Thibault bondit à bas de sa couchette,s’empara d’un épieu, et s’élança par la porte de derrière de sacabane.

Au moment où on le vit passer au milieu desflammes et déboucher à travers la fumée, les cris : « Àmort ! À mort ! » redoublèrent.

Trois ou quatre coups de feu partirent.

Ces trois ou quatre coups de feu étaient biendestinés à Thibault.

Il avait entendu siffler les balles.

Les hommes qui avaient tiré sur lui étaient àla livrée du grand veneur.

Thibault se souvint de la menace que, deuxjours auparavant, lui avait faite le baron de Vez.

Il était donc hors la loi.

On pouvait l’enfumer comme un renard dans sonterrier ; on pouvait tirer sur lui comme sur une bêtefauve.

Par bonheur pour Thibault, aucune balle nel’atteignit.

La flamme de sa chaumière ne formait qu’uncercle étroit de lumière ; il fut bientôt hors de cecercle.

Alors il se trouva dans l’obscurité des grandsbois, et, sans les clameurs de la valetaille qui brûlait sa maison,le silence eût, à cette heure, été égal à l’obscurité.

Il s’assit au pied d’un arbre et laissa tombersa tête entre ses mains.

Les événements s’étaient, depuis quarante-huitheures, écoulés avec une assez grande rapidité pour que les sujetsde réflexion ne manquassent pas au sabotier.

Seulement, ces dernières vingt-quatre heures,où il avait vécu d’une autre vie que la sienne, lui semblaient unrêve.

Il n’aurait point osé jurer que toute cettehistoire du baron Raoul, de la comtesse Jane et du seigneur deMont-Gobert fût vraie.

Il releva la tête en entendant tinter l’heureà l’église d’Oigny.

C’étaient dix heures qui sonnaient.

Dix heures !

À neuf heures et demie, il était encore couchéagonisant, sous la forme du baron Raoul, dans la chambre du curé dePuiseux.

– Ah ! pardieu ! dit-il, ilfaut que j’en aie le cœur net ! Il y a une lieue à peine d’icià Puiseux : en une demi-heure j’y serai ; je veuxm’assurer si le baron Raoul est vraiment bien mort.

Un lugubre hurlement répondit à cette questionque Thibault se faisait à lui-même. Il regarda autour de lui. Sesfidèles gardes du corps étaient revenus. Le meneur de loups avaitretrouvé sa meute.

– Allons ! loups, mes seuls amis,allons ! dit-il, en route !

Et il piqua avec eux à travers bois, dans ladirection de Puiseux. Les valets du seigneur Jean, qui remuaientles derniers restes de la cabane en flammes, virent passer commeune vision un homme qui courait à la tête d’une douzaine deloups.

Ils se signèrent.

Plus que jamais ils furent convaincus queThibault était sorcier. Tout le monde l’eût cru comme les valets duseigneur Jean, surtout en voyant Thibault, aussi rapide que le plusrapide de ses compagnons, faire cette lieue qui sépare Oigny dePuiseux en moins d’un quart d’heure. Arrivé aux premières maisonsdu village, il s’arrêta.

– Amis loups, dit-il, je n’ai plus besoinde vous cette nuit ; au contraire, je tiens à être seul.Amusez-vous avec les étables du voisinage ; je vous donnecarte blanche. Et, si vous trouvez sur votre route quelques-uns deces animaux à deux pieds qu’on appelle des hommes, amis loups,oubliez qu’ils prétendent être faits à l’image du Créateur, et nevous en privez pas.

Les loups s’élancèrent dans toutes lesdirections en hurlant de joie.

Thibault continua son chemin.

Il entra dans le village.

La maison du curé touchait à l’église…

Thibault fit un détour pour ne point passerdevant la croix.

Il arriva au presbytère.

À travers la vitre, il regarda et vit uncierge allumé près du lit.

Un drap était étendu sur le lit, et sous cedrap, se dessinait une forme humaine accusant la rigiditécadavérique.

La maison paraissait vide.

Sans doute le curé était allé faire sadéclaration de décès chez le maire du village.

Thibault entra. Il appela le curé. Personne nerépondit.

Thibault marcha droit au lit.

C’était bien un cadavre qui était couché sousle drap.

Il leva le drap. C’était bien le seigneurRaoul.

Il avait cette beauté calme et fatale quedonne l’éternité.

Ses traits, de son vivant un peu féminins pourun homme, avaient acquis la sombre grandeur du trépas.

À la première vue, on eût pu croire qu’ildormait ; mais, avec plus d’attention, on reconnaissait dansson immobilité quelque chose de plus profond que le sommeil.

On reconnaissait la reine qui a une faux poursceptre, un linceul pour manteau impérial.

On reconnaissait la Mort.

Thibault avait laissé la porte ouverte.

Il lui sembla entendre un léger bruit depas.

Il se rangea derrière le rideau de serge vertequi retombait au fond de l’alcôve, devant une porte qui, en cas desurprise, lui offrait une retraite.

Une femme vêtue de noir, couverte d’un voilenoir, s’arrêta avec hésitation devant la porte.

Une autre tête passa près de la sienne etplongea son regard dans l’intérieur de la chambre.

– Je crois que madame peut entrer ;il n’y a personne, et, d’ailleurs, moi, je veillerai.

La femme vêtue de noir entra, s’avançalentement vers le lit, s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulaitsur son front, puis, d’une main résolue, elle leva le drap queThibault avait rejeté sur le visage du mort.

Thibault reconnut la comtesse.

– Hélas ! dit-elle, on ne m’avaitpas trompée !

Puis elle se laissa tomber à genoux et pria,tout en pleurant à sanglots.

Sa prière finie, elle se releva, baisa lefront pâle du mort et les lèvres violettes de la blessure par oùl’âme s’était envolée.

– Ô mon bien-aimé Raoul !murmura-t-elle, qui me nommera ton meurtrier ? Qui mesecondera dans ma vengeance ?

La comtesse avait à peine achevé ces motsqu’elle poussa un cri et fit un bond en arrière. Il lui semblaitqu’une voix avait répondu :

– Moi !

Et les rideaux de serge verte avaient tremblé.Mais ce n’était point un cœur faible que la comtesse. Elle prit lecierge qui brûlait à la tête du lit et plongea son regard entre lerideau de serge verte et la muraille. Il n’y avait personne.

Elle vit une porte fermée, voilà tout.

Elle remit le cierge à sa place, prit dans unpetit portefeuille une paire de ciseaux d’or, coupa une boucle decheveux au cadavre, mit cette boucle de cheveux dans un sachet develours noir pendu sur son cœur, baisa encore une fois le front ducadavre, lui rejeta son linceul sur la tête et sortit.

Au seuil de la porte, elle rencontra le prêtreet fit un pas en arrière en épaississant son voile.

– Qui êtes-vous ? demanda leprêtre.

– La douleur, répondit-elle.

Le prêtre se rangea et la laissa passer. Lacomtesse et sa suivante étaient venues à pied. Elles s’enretournèrent à pied. Il n’y avait qu’un quart de lieue de Puiseux àMont-Gobert.

À moitié route à peu près, un homme se détachadu tronc d’un saule derrière lequel il était caché et barra lepassage aux deux femmes.

Lisette jeta un cri.

Mais, sans manifester aucune crainte, lacomtesse s’avança vers cet homme.

– Qui êtes-vous ?demanda-t-elle.

– Celui qui vous a répondu :Moi ! tout à l’heure, quand vous avez demandé qui vousdénoncerait le meurtrier.

– Vous pouvez m’aider à me venger delui ?

– Quand vous voudrez.

– Tout de suite ?

– Nous sommes mal ici.

– Où serions-nous mieux ?

– Dans votre chambre, par exemple.

– Nous ne pouvons rentrer ensemble.

– Non ; mais je puis passer par labrèche ; mademoiselle Lisette peut m’attendre dans la fabriqueoù M. Raoul enfermait son cheval ; elle peut me conduirepar l’escalier tournant et m’ouvrir votre chambre. Si vous êtesdans votre cabinet de toilette, je vous attendrai, comme avant-hiera fait M. Raoul.

Les deux femmes frissonnèrent de la tête auxpieds.

– Qui êtes-vous pour connaître tous cesdétails ? demanda la comtesse.

– Je vous le dirai quand il sera tempsque je vous le dise.

La comtesse hésita un instant. Mais, prenantsa résolution :

– C’est bien, dit-elle, passez par labrèche ; Lisette vous attendra dans l’écurie.

– Oh ! madame, s’écria lachambrière, je n’oserai jamais aller chercher cet homme !

– J’irai, moi, dit la comtesse.

– À la bonne heure ! dit Thibault,voilà une femme !

Et, se laissant glisser dans une espèce deravin qui bordait la route, il disparut. Lisette pensas’évanouir.

– Appuyez-vous sur moi, mademoiselle, ditla comtesse, et marchons ; j’ai hâte de savoir ce que cethomme a à me dire.

Les deux femmes rentrèrent par la ferme.Personne ne les avait vues sortir, personne ne les vit rentrer. Lacomtesse regagna sa chambre, où elle attendit que Lisette luiamenât l’inconnu. Dix minutes après, Lisette entra très pâle.

– Ah ! madame, dit-elle, ce n’étaitpas la peine de l’aller chercher.

– Pourquoi cela ? demanda lacomtesse.

– Parce qu’il connaît le chemin aussibien que moi ! Oh ! si madame savait ce qu’il m’adit ! À coup sûr, madame, cet homme, c’est le démon !

– Faites-le entrer, dit la comtesse.

– Le voici ! dit Thibault.

– C’est bien, dit la comtesse àLisette ; laissez-nous, mademoiselle.

Lisette se retira. La comtesse resta seuleavec Thibault. L’aspect de Thibault n’avait rien de rassurant. Onsentait dans l’homme la fermeté d’une résolution prise, et il étaitfacile de voir que la résolution était mauvaise : la boucheétait contractée par un rire satanique, l’œil brillait d’une lueurinfernale.

Au lieu de cacher ses cheveux rouges,Thibault, cette fois, les avait étalés complaisamment. Ilsretombaient sur son front comme un panache de flamme. Et cependantla comtesse fixa sans pâlir son regard sur Thibault.

– Cette fille disait que vous connaissiezle chemin de ma chambre ; y êtes-vous déjà venu ?

– Oui, madame, une fois.

– Quand cela ?

– Avant-hier.

– À quelle heure ?

– De dix heures et demie à minuit etdemi.

La comtesse regarda Thibault en face.

– Ce n’est pas vrai ! dit-elle.

– Voulez-vous que je vous dise ce qui s’yest passé ?

– À l’heure que vous indiquez ?

– À l’heure que j’indique.

– Dites, fit laconiquement lacomtesse.

Thibault fut aussi laconique que celle quil’interrogeait.

– M. Raoul est entré par cetteporte, dit-il en montrant celle du corridor, et Lisette l’a laisséseul. Vous êtes entrée par celle-ci, continua-t-il en montrant laporte du cabinet de toilette, et vous l’avez trouvé à genoux. Vousaviez les cheveux dénoués et retenus par trois épingles de diamant,une robe de chambre de taffetas rose garnie de guipure, des bas desoie roses, des mules de drap d’argent et un fil de perles autourdu cou.

– La toilette est parfaitement exacte,dit la comtesse ; continuez.

– Vous avez cherché trois querelles àM. Raoul : la première, sur ce qu’il s’arrêtait dans lescorridors à embrasser votre femme de chambre ; la seconde, surce qu’il avait été rencontré à minuit sur la route d’Erneville àVillers-Cotterêts ; la troisième, sur ce qu’au bal du château,où vous n’étiez pas, il avait dansé quatre contredanses avec madamede Bonneuil.

– Continuez.

– À chacune de ces querelles, votre amantvous a donné des raisons, bonnes ou mauvaises : vous les aveztrouvées bonnes puisque vous lui pardonniez quand Lisette estentrée tout effarée en criant à votre amant de fuir, attendu quevotre mari venait de rentrer.

– Allons, vous êtes véritablement ledémon, comme disait Lisette, fit la comtesse avec un sinistre éclatde rire, et je vois que nous pourrons faire des affaires ensemble…Achevez.

– Alors, vous et votre femme de chambre,avez poussé M. Raoul, qui se défendait, dans le cabinet detoilette ; Lisette lui a fait franchir le corridor, deux outrois chambres, descendre un escalier tournant qui dessert l’ailedu château opposée à celle par laquelle il était entré. Au bas del’escalier, les fugitifs ont trouvé la porte fermée ; alorsils se sont réfugiés dans une espèce d’office ; Lisette aouvert la fenêtre, qui n’était qu’à sept ou huit pieds deterre : M. Raoul a sauté par cette fenêtre, a couru àl’écurie, y a retrouvé son cheval, mais avec le jarret coupé ;alors, il a fait le serment, s’il rencontrait le comte, de luicouper le jarret comme le comte l’avait coupé au cheval, tenantpour lâche de mutiler sans nécessité un noble animal ; puis ila repris à pied le chemin de la brèche ; à la brèche, et endehors de la muraille, il a trouvé le comte, qui l’attendait l’épéeà la main. Le baron avait son couteau de chasse ; il l’a tirédu fourreau, et le combat a commencé.

– Le comte était seul ?

– Attendez… Le comte paraissaitseul ; à la quatrième ou cinquième passe, le comte a reçu uncoup de couteau de chasse dans l’épaule ; il est tombé sur ungenou en criant : « À moi, Lestocq ! » Alors lebaron s’est rappelé son serment et lui a coupé le jarret, comme lecomte avait coupé le jarret à son cheval ; mais, au moment oùil se relevait, Lestocq l’a frappé par-derrière ; le fer estentré sous l’omoplate et est sorti par la poitrine… je n’ai pasbesoin de vous dire à quel endroit vous avez baisé la plaie.

– Après ?

– Le comte et son piqueur sont revenus auchâteau, laissant le baron sans secours ; il est revenu à lui,a appelé des paysans qui l’ont mis sur un brancard etemporté ; leur intention était de le conduire àVillers-Cotterêts ; mais à Puiseux il souffrait tant, qu’iln’a pu aller plus loin : ils l’ont déposé sur le lit où vousl’avez vu, et où il a rendu le dernier soupir à neuf heures etdemie et une seconde du soir.

La comtesse se leva.

Elle alla sans rien dire à son écrin et pritle fil de perles qu’elle portait la veille au cou.

Elle le présenta à Thibault.

– Qu’est-ce que cela ? demandacelui-ci.

– Prenez, dit la comtesse, il vautcinquante mille livres.

– Comptez-vous vous venger ? demandaThibault.

– Oui, répondit la comtesse.

– La vengeance vaut plus cher quecela.

– Combien vaut-elle ?

– Attendez-moi la nuit prochaine, ditThibault, et je vous le dirai.

– Où voulez-vous que je vousattende ? demanda la comtesse.

– Ici, dit Thibault avec un sourire debête fauve.

– Je vous y attendrai, dit lacomtesse.

– À demain, alors ?

– À demain.

Thibault sortit. La comtesse alla remettre lefil de perles dans son écrin, souleva un double fond, en tira unflacon qui contenait une liqueur couleur d’opale, et un petitpoignard au manche et au fourreau garnis de pierreries et à la lamedamasquinée d’or.

Elle cacha le flacon et le poignard sous sonoreiller, s’agenouilla devant son prie-Dieu, fit sa prière etrevint se jeter tout habillée sur son lit…

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