Le Meneur de loups

XI. David et Goliath.

On traversa tout le village et l’on s’arrêta,entre la route de Longpré et d’Haramont, devant une maison de belleapparence.

Le petit bonhomme, galant comme un chevalierfrançais, arrivé à vingt pas de cette maison, prit les devants,monta plus lestement qu’on n’eût pu croire les cinq ou six marchesdu perron, et, en se haussant sur la pointe des pieds, arriva àatteindre du bout des doigts la sonnette.

Il est vrai que, lorsqu’une fois il la tint,il lui imprima une secousse qui indiquait la rentrée du maître.

C’était en effet, non seulement une rentrée,mais un triomphe. Le bailli ramenait un convive !

Une fille de chambre proprement endimanchéevint ouvrir.

Le bailli lui dit quelques mots tout bas, etThibault, qui adorait les jolies femmes, mais qui ne détestait pasles bons dîners, crut comprendre que ces quelques mots avaient pourbut de recommander le menu à Perrine.

Puis, se retournant :

– Soyez le bienvenu, mon cher hôte, ditle premier, dans la maison du bailli Népomucène Magloire.

Thibault fit respectueusement passer devantlui madame la baillive et fut introduit par le petit homme dans lesalon. Là, le sabotier fit une faute.

Encore peu accoutumé au luxe, l’homme de laforêt ne fut point assez adroit pour dissimuler l’admiration quelui causait l’intérieur du bailli.

C’était la première fois que Thibault setrouvait en face de rideaux de damas et de fauteuils de boisdoré.

Il croyait qu’il n’y avait que le roi, ou toutau plus monseigneur le duc d’Orléans, qui eût de pareils fauteuilset de pareils rideaux.

Thibault ne s’apercevait pas qu’il était épiépar Mme Magloire, et qu’aucun de ses airs ébahis et de sesnaïfs étonnements n’échappait à la fine mouche.

Cependant, depuis qu’elle avait siprofondément réfléchi, elle paraissait regarder plus favorablementle cavalier que maître Magloire lui avait imposé.

Elle s’efforçait d’adoucir pour lui la duretéde ses noires prunelles.

Mais son affabilité n’alla point jusqu’àcondescendre aux instances de maître Magloire, qui voulait que safemme doublât la saveur et le bouquet du vin de Champagne en leversant elle-même à son hôte.

Quelques instances que lui fit son augusteépoux, madame la baillive refusa, et, prenant le prétexte de lafatigue que lui avait causée la promenade, elle remonta dans sachambre.

Toutefois, avant de sortir, elle dit àThibault qu’ayant des torts à expier envers lui, elle espéraitqu’il n’oublierait point le chemin d’Erneville.

Un sourire qui découvrit des dents charmantesservit de péroraison à ce discours.

Thibault y répondit avec une vivacitéd’expression qui atténua un peu ce que son langage pouvait avoir detrop rude, lui jurant qu’il perdrait plutôt la pensée du boire etdu manger que le souvenir d’une dame aussi courtoise qu’elle étaitbelle.

Dame Magloire fit une révérence qui sentaitd’une lieue madame la baillive, et sortit.

Elle n’avait pas tiré la porte derrière elle,que maître Magloire entreprit et acheva à son honneur une pirouettemoins légère, mais presque aussi significative que celle d’unécolier débarrassé de son pédagogue, et, venant à Thibault et luiprenant les mains :

– Oh ! mon cher ami, lui dit-il,comme nous allons bien boire, du moment que nous n’avons plus defemme pour nous gêner ! Oh ! les femmes ! c’estcharmant à la messe et au bal ; mais à table, ventre dudiable ! il n’y a que les hommes, n’est-ce pas,compère ?

Perrine entra pour demander à son maître quelvin il fallait monter.

Mais le joyeux petit bonhomme était trop fingourmet pour charger une femme de ces sortes de commissions.

Les femmes, en effet, n’ont jamais pourcertaines bouteilles vénérables tout le respect qu’elles méritentet toute la délicatesse avec laquelle elles aiment à êtremaniées.

Il tira Perrine comme s’il voulait lui parlerà l’oreille. La bonne fille s’inclina pour se mettre à la portée dupetit bonhomme. Mais il lui appliqua un bon gros baiser sur unejoue encore fraîche, qui ne rougit point assez pour faire croireque ce baiser était une nouveauté pour elle.

– Eh bien, monsieur, qu’y a-t-ildonc ? demanda en riant la grosse fille.

– Il y a, Perrinette, ma mie, dit lebailli, que moi seul connais les bons tas, et comme, vu leurmultiplicité, tu pourrais t’égarer au milieu d’eux, il y a que jevais à la cave moi-même.

Et le bonhomme disparut en trottinant sur sespetites jambes, gai, alerte et fantastique comme ces joujoux deNuremberg qui sont montés sur une machine que l’on remonte avec uneclef, et qui, une fois remontés, tournent en rond, ou vont à droiteet à gauche, tant que le ressort est tendu.

Seulement, le cher petit bonhomme semblaitremonté par la main du Bon Dieu lui-même, et ne devoir s’arrêterjamais.

Thibault demeura seul.

Il se frottait les mains, et se félicitaitd’être tombé dans une si bonne maison, entre une si belle femme etun si aimable mari.

Cinq minutes après, la porte se rouvrit.C’était le bailli qui rentrait, une bouteille de chaque main et unebouteille sous chaque bras. Les deux bouteilles qu’il tenait souschaque bras étaient deux bouteilles de sillery mousseux premièrequalité, qui, n’ayant point crainte d’être secouées, pouvaientconserver la position horizontale. Les deux qu’il portait à lamain, et qu’il tenait avec un respect qui faisait plaisir à voir,étaient, l’une une bouteille de chambertin haut cru, l’autre unebouteille de l’ermitage. L’heure du souper était venue.

À l’époque où nous en sommes, on dînait, on sele rappelle, à midi, et l’on soupait à six heures.

D’ailleurs, à six heures, dans le mois dejanvier, il fait nuit depuis longtemps, et, quand on mange auxlumières, qu’il soit six heures ou minuit, il me semble toujoursque l’on soupe.

Le bailli posa délicatement ses quatrebouteilles sur une table, puis il sonna.

Perrinette entra.

– Quand pourrons-nous nous mettre àtable, la belle enfant ? demanda Magloire.

– Quand monsieur voudra, réponditPerrine. Comme je sais que monsieur n’aime point à attendre, toutest prêt.

– Alors, demandez à madame si elle neviendra pas ; dites-lui, Perrine, que nous ne voulons pas nousmettre à table sans elle.

Perrine sortit.

– Passons toujours dans la salle àmanger, dit le petit bonhomme ; vous devez avoir faim, moncher hôte, et, quand j’ai faim, moi, j’ai l’habitude de réjouirl’appétit des yeux avant l’appétit de l’estomac.

– Oh ! dit Thibault, vous me faitesl’effet d’un fier gourmand, vous !

– Gourmet, gourmet, point gourmand ;ne pas confondre. Je passe devant, mais c’est pour vous montrer lechemin.

Et, ce disant, maître Magloire passait eneffet du salon dans la salle à manger.

– Ah ! fit-il en entrant et enfrappant joyeusement des mains sur sa bedaine, dites-moi si cettefille n’est pas un cordon bleu digne de servir un cardinal ?Voyez-moi l’aspect de ce petit souper ; il est bien simple, etcependant il me réjouit plus la vue que n’eût fait, certes, lefestin de Balthazar.

– Par ma foi ! dit Thibault, vousavez raison, bailli, et voilà un réjouissant spectacle.

Et les yeux de Thibault commencèrent, de leurcôté, à briller comme des escarboucles. Et cependant c’était, ainsique le disait le bailli, un petit souper, mais si appétissant, quec’était merveilleux.

Il se composait d’une belle carpe cuite aubleu avec sa laitance couchée de chaque côté d’elle sur un lit depersil tout constellé de branches de carottes.

Elle tenait un des bouts de la table. L’autrebout était occupé par un jambon de bête rousse, ou, pour ceux quine seraient pas familiers avec cette dénomination, de sanglier d’unan, moelleusement posé sur un plat d’épinards, nageant comme uneîle de verdure dans un océan de jus. Le milieu était occupé par unfin pâté de perdreaux, de deux perdreaux seulement, dont chacunpassait la tête par la croûte supérieure et paraissait prêt àattaquer son adversaire à coups de bec. Les intervalles étaientremplis par des raviers contenant des tranches de saucissond’Arles, des carrés de thon baignant dans une belle huile verte deProvence ; des filets d’anchois traçant des caractèresinconnus et fantastiques sur un lit de jaunes et de blancs d’œufshachés menu, et par des coquilles d’un beurre qui avait dû êtrebattu dans la journée.

Comme accessoire, il y avait deux ou troissortes de fromage choisies parmi celles dont la principale qualitéest de provoquer la soif, des biscuits de Reims craquant d’avancesous la dent, et quelques poires conservées avec un bonheur quiprouvait que c’était la main du maître lui-même qui s’était donnéla peine de les retourner sur la planche du fruitier.

Thibault était tellement absorbé par lacontemplation de ce petit souper d’amateur, qu’il entendit à peinela réponse de Perrine, qui disait que madame, étant atteinte de lamigraine, présentait pour la seconde fois ses excuses à son hôte etse promettait un dédommagement à la prochaine visite.

Le petit bonhomme écouta la réponse avec unejoie visible, respira bruyamment, et, frappant des mains en hommequi applaudit :

– Elle a la migraine ! elle a lamigraine ! dit-il ; allons, à table ! àtable !

Et, à côté des deux bouteilles de mâcon vieux,déjà placées en qualité de vin ordinaire à la portée de la main dechacun des convives, entre les raviers de hors-d’œuvre et lesassiettes de dessert, il intercala les quatre autres bouteillesqu’il venait de monter de la cave.

C’était, je crois, sagement fait à madame labaillive de ne pas s’être mise à table avec ces rudes champions,dont la faim et la soif étaient telles, que la moitié de la carpeet les deux bouteilles de vin disparurent sans qu’il y eût aucuneautre parole échangée que ces quelques mots :

– Bonne ! n’est-ce pas ?

– Parfaite !

– Bon ! n’est-ce pas ?

– Excellent !

Le féminin se rapportait à la carpe. Lemasculin, au vieux mâcon. De la carpe et du mâcon, on passa au pâtéet au chambertin.

Là, les langues commencèrent à se délier.

Surtout celle du bailli.

À la moitié du premier perdreau et à la fin dela première bouteille de chambertin, Thibault savait l’histoire demaître Népomucène Magloire. Cette histoire n’était, du reste,aucunement compliquée.

Maître Magloire était le fils d’un fabricantd’ornements d’église qui avait travaillé pour la chapelle demonseigneur le duc d’Orléans, lequel brûla, par religion, pourquatre à cinq cent mille francs de tableaux de l’Albane et duTitien.

Chrysostome Magloire plaça NépomucèneMagloire, son fils, comme premier chef de bouche chez monseigneurPhilippe d’Orléans, fils de Louis.

Le jeune homme avait eu, tout enfant, unevocation décidée pour la cuisine ; il était particulièrementattaché au château de Villers-Cotterêts, et, pendant trente ans, cefut lui qui présida aux dîners de monseigneur, lequel présentaitMagloire à ses amis comme un véritable artiste et, de temps entemps, le faisait monter pour causer cuisine avec M. lemaréchal de Richelieu.

À l’âge de cinquante-cinq ans, Magloire setrouva tellement arrondi, que ce ne fut plus qu’avec une certainedifficulté qu’il put passer par les petites portes des corridors etdes offices.

Il craignit de se voir pris un jour comme labelette de La Fontaine dans son grenier, et demanda saretraite.

Le duc la lui accorda, non pas sans regrets,mais avec moins de regrets que dans toute autre circonstance.

Il venait d’épouser madame de Montesson ;et ce n’était plus que rarement qu’il venait àVillers-Cotterêts.

Monseigneur avait la religion des vieuxserviteurs.

Il fit monter Magloire près de lui.

Il lui demanda combien il avait économisé àson service.

Magloire répondit qu’il avait le bonheur de nepas se retirer dans le besoin.

Le prince insista pour savoir le chiffre de sapetite fortune.

Magloire avoua neuf mille livres de rente.

– À un homme qui m’a si bien fait mangerpendant trente ans, dit le prince, il faut de quoi bien mangerpendant le reste de sa vie.

Et il porta la rente à douze mille livres paran, afin que maître Magloire eût mille livres à dépenser parmois.

En outre, il lui permit de choisir unameublement complet dans le vieux garde-meuble.

De là venaient les rideaux de damas et lesfauteuils dorés qui, quoique un peu passés, avaient conservé cegrand air dont Thibault avait été émerveillé.

À la fin du premier perdreau et à la moitié dela seconde bouteille, Thibault savait que madame Magloire était laquatrième femme de son hôte, chiffre qui semblait grandir lemajordome d’une coudée à ses propres yeux.

Il savait, en outre, qu’il l’avait épousée,non pour sa fortune, mais pour sa beauté, ayant toujours été aussiamateur de jolis visages et de belles statues que de bons vins etd’appétissante victuaille.

Et maître Magloire ajoutait résolument que,tout vieux qu’il était, si sa femme venait à mourir, un cinquièmemariage ne l’effrayerait pas le moins du monde.

En passant du chambertin à l’ermitage et enalternant avec du sillery, maître Magloire en vint à parler desqualités de sa femme.

Ce n’était point la douceur en personne, non,il s’en fallait du tout au tout ; elle contrariait un peul’admiration de son époux pour les différents vins de France ;elle s’opposait par tous les moyens possibles, et souvent mêmephysiquement, à ses trop fréquentes visites au cellier ; elleaffectionnait, de son côté, plus qu’il n’était agréable pour unpartisan du sans-gêne, les chiffons, les bavolets, les pointsd’Angleterre et autres fanfreluches faisant partie de l’arsenalmilitaire des femmes ; elle eût volontiers mis, à ses bras endentelles et à son cou en colliers, les douze muids de vin quifaisaient le fonds de la cave de son époux, si maître Magloire eûtété homme à permettre leur métamorphose ; mais, à cela près,il n’était pas une vertu que Suzanne ne possédât, et ses vertusétaient portées, s’il fallait en croire le bailli, sur des jambessi parfaites, que, si par malheur elle en perdait une, il seraitimpossible d’appareiller dans tout le canton celle qui luiresterait.

Le bonhomme ressemblait aux baleinesfranches : il soufflait son bonheur par tous ses évents, commecelles-ci font de l’eau de la mer.

Mais, avant même qu’il fût instruit de toutesses secrètes perfections, que le bon bailli, comme un autre roiCandaule, était tout prêt à révéler au moderne Gygès, la beauté dela baillive avait produit sur notre sabotier une si profondeimpression, qu’il en était resté, nous l’avons vu, rêveur pendanttoute la route, et que, depuis qu’il était à table, rêvant toujoursà cette même beauté, il ne faisait qu’écouter, en mangeant bienentendu, mais sans répondre, les phrases que maître Magloire,enchanté d’avoir un auditeur si bénin, enfilait les unes aux autrescomme des chapelets de perles.

Cependant, le digne bailli, ayant exécuté unsecond voyage au cellier, et le second voyage lui ayant fait cequ’on appelle un petit nœud au bout de la langue, il commençad’apprécier un peu moins cette rare qualité que Pythagore exigeaitde ses disciples.

Il laissa, en conséquence, entendre à Thibaultqu’il lui avait dit à peu près tout ce qu’il désirait lui dire surlui et sa femme, et que c’était au tour de Thibault de lui donnerquelques renseignements sur lui-même.

Il ajoutait galamment, le bon petit homme,que, désirant le hanter, il désirait le connaître.

Thibault alors jugea qu’il était urgent defarder un peu la vérité.

Il se donna comme un campagnard aisé, vivantdu produit de deux fermes et d’une centaine d’arpents de terresitués du côté de Vertefeuille.

Dans ces cent arpents de terre, disait-il,était enclose une garenne miraculeuse pour ses produits en daims,chevreuils, sangliers, perdrix rouges, faisans et lièvres.

Il ferait goûter de tout cela au bailli.

Le bailli était émerveillé.

On a vu, au menu du dîner, qu’il ne détestaitpas la venaison, et l’idée que cette venaison allait lui venir sansqu’il eût besoin de recourir aux braconniers, et par le canal deson nouvel ami, le transportait de joie.

Sur ce, et le septième flacon étant loyalementégoutté dans les deux verres, on jugea qu’il était temps de sequitter.

Le champagne rosé – premier cru d’Aï etdernier flacon vidé – avait fait tourner en tendresse labonhomie habituelle de Népomucène Magloire.

Il était enchanté de son nouvel ami, quisifflait la bouteille presque aussi proprement que lui-même.

Il tutoyait, il embrassait Thibault ; illui faisait jurer qu’une si charmante fête aurait sonlendemain.

Lorsqu’il le reconduisit à la porte, il sedressa une seconde fois sur ses orteils pour lui donner unedernière accolade.

Ce à quoi, du reste, Thibault, en se courbant,se prêta, de son côté, de la meilleure grâce du monde.

Minuit sonnait à l’église d’Erneville aumoment où la porte se refermait derrière le sabotier.

Les fumées du vin capiteux qu’il avait bul’avaient déjà un peu suffoqué dans l’intérieur de la maison ;mais ce fut bien pis lorsqu’il se trouva atteint par l’airextérieur.

Thibault chancela, tout étourdi, et allas’adosser au mur.

Ce qui se passa alors fut pour lui vague etmystérieux comme les événements qui s’accomplissent en rêve.

Au-dessus de sa tête et à six ou huit pieds dusol était une fenêtre qui, dans le mouvement qu’il avait fait pours’adosser à la muraille, lui avait paru éclairée, quoique salumière fût voilée par de doubles rideaux.

À peine était-il adossé à la muraille, qu’illui sembla que cette fenêtre s’ouvrait.

Il crut que c’était le digne bailli qui nevoulait pas se séparer de lui sans lui envoyer un dernieradieu.

Il essaya, en conséquence, de se détacher dela muraille pour faire honneur à cette gracieuse intention.

Mais l’effort qu’il fit fut inutile.

Il crut un instant y être collé comme unlierre ; il comprit bientôt qu’il était dans l’erreur.

Il sentit se poser sur son épaule droited’abord, puis sur son épaule gauche, un poids si lourd, qu’il pliasur ses genoux et glissa le long du mur comme pour s’asseoir.

Cette manœuvre parut conforme au désir del’individu, qui se servait de Thibault comme d’une échelle.

Nous sommes forcé d’avouer que ce poids étaitcelui d’un homme.

Il descendit à ce mouvement de génuflexionimprimé à Thibault, en disant :

– Très bien, l’Éveillé ! trèsbien ! Là !

Et, en prononçant la dernière syllabe, ilsautait à terre, tandis que le grincement d’une fenêtre qui seferme se faisait entendre.

Thibault comprit deux choses :

La première, qu’on le prenait pour un nommél’Éveillé, qui, probablement, dormait dans quelque coin auxalentours du château ; la seconde, qu’il venait de faire lacourte échelle à un amoureux.

Deux choses qui humilièrent vaguementThibault.

En conséquence, il saisit machinalement uneétoffe flottante qui lui parut être le manteau de l’amoureux, et,avec la persistance des gens ivres, il se cramponna à cemanteau.

– Que fais-tu donc là, drôle ? ditune voix qui ne sembla point étrangère aux souvenirs du sabotier.On dirait que tu as peur de me perdre.

– Oui, certainement, que j’ai peur devous perdre, répondit Thibault, attendu que je veux savoir quel estl’impertinent qui se sert de mes épaules pour faire une courteéchelle.

– Ouais ! dit l’inconnu. Ce n’estdonc pas toi, l’Éveillé ?

– Non, ce n’est pas moi, réponditThibault.

– Eh bien, que ce soit toi ou pas toi,merci !

– Comment, merci ? Ah ! elleest bonne ! merci ! Vous croyez donc que cela va sepasser comme cela, vous ?

– Certainement, que j’y compte.

– Ah bien, vous comptez sans votrehôte.

– Allons, lâche-moi, maroufle ! Tues ivre !

– Ivre ? Allons donc ! Nousn’avons bu que sept bouteilles à deux, et encore le bailli en abien bu quatre pour son compte.

– Je te dis de me lâcher,ivrogne !

– Ivrogne ! Vous m’appelezivrogne ! Ivrogne pour avoir bu trois bouteilles devin ?

– Je t’appelle ivrogne, non parce que tuas bu trois bouteilles de vin, mais parce que tu t’es laissé griserpar ces trois malheureuses bouteilles.

Et, avec un geste plein de commisération,essayant pour la troisième fois d’arracher son manteau des mains deThibault :

– Ah çà ! reprit l’inconnu,lâcheras-tu mon manteau, oui ou non, imbécile ?

Thibault, en toute circonstance, avaitl’oreille chatouilleuse.

Mais, dans la disposition d’esprit où ilétait, cette susceptibilité allait jusqu’à l’irritation.

– Ventre-gai ! s’écria-t-il,apprenez, mon beau monsieur, qu’il n’y a d’imbécile ici que celuiqui, s’étant servi des gens, les insulte pour les remercier ;c’est pourquoi je ne sais qui me retient de vous bailler mon poingpar le beau milieu du visage.

À peine Thibault avait-il achevé cette menace,qu’avec la même rapidité que le canon part au moment où la flammede la mèche touche la poudre, le coup de poing dont il avait menacél’inconnu, lui arriva à lui-même sur la tête.

– Tiens, grimaud ! dit cette voixqui rappelait à Thibault certains souvenirs en harmonie avec lecoup de poing qu’il recevait ; tiens, je suis bon juif et terends ta monnaie avant d’avoir pesé ta pièce.

Thibault riposta par un coup de poing dans lapoitrine. Le coup de poing était bien appliqué, et, dans son forintérieur, Thibault lui-même en était content. Mais l’inconnu n’enparut pas plus ébranlé qu’un chêne ne le serait de la chiquenauded’un enfant.

Il riposta par un second coup de poing quidépassait de si loin le premier comme vigueur, que Thibault compritque, si la force du géant allait toujours ainsi croissant, ilserait, lui Thibault, infailliblement assommé par le troisième.

Mais la violence même de son coup de poingporta malheur, à l’inconnu.

Thibault étant tombé sur un genou, sa mainporta à terre et ses doigts se meurtrirent à un caillou.

Il se redressa furieux, tenant le caillou à lamain et le lança à la tête de son ennemi.

Le colosse poussa un « ouf ! »qui ressemblait au mugissement d’un bœuf.

Il pivota sur lui-même, et, s’abattant commeun chêne coupé dans sa racine, il tomba sur le sol, où il restaprivé de sentiment.

Ignorant s’il avait tué ou seulement blesséson adversaire, Thibault prit la fuite en courant et sans mêmeregarder derrière lui.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer