Le Meneur de loups

XV. Le seigneur de Vauparfond.

Thibault, arrivé à l’hôtel du Dauphind’or, commanda le meilleur dîner qu’il pût inventer.

Rien ne lui était plus facile que de se faireservir dans un cabinet à part ; mais il n’eût pas joui de sonpropre triomphe.

Il fallait que le vulgaire des consommateursle vît manger son poulet de grain, sa fine matelote d’anguille à lamarinière.

Il fallait que les autres buveurs enviassentcet homme qui se versait de trois vins différents dans trois verresde formes diverses.

Il fallait que l’on entendît l’accent hautainde son commandement et la musique argentine de ses pistoles.

Au premier ordre qu’il donna, une espèce degrison qui buvait une demi-bouteille de vin dans le coin le plusobscur de la salle, se retourna comme on se retourne au son d’unevoix connue.

En effet, cet homme était un camarade deThibault ; – camarade de cabaret, bien entendu.

Thibault avait racolé bon nombre de cescamarades-là, depuis qu’au lieu de faire le sabotier le jour, ilfaisait le meneur de loups la nuit.

En apercevant Thibault, le grison se retournavivement du côté de la muraille.

Mais pas si vivement que Thibault n’eût eu letemps de le reconnaître pour maître Auguste-François Levasseur,valet de chambre du seigneur Raoul de Vauparfond.

– Hé ! François ! criaThibault, que fais-tu là dans ton coin, à bouder comme un moine encarême, au lieu de dîner honnêtement et franchement comme je fais,à la vue de tout le monde ?

François ne répondit pas à l’interpellation,et fit seulement signe de la main à Thibault de se taire.

– Que je me taise ? Que je metaise ? dit Thibault. Et s’il ne me convient pas de me taire,à moi ? Si je veux parler ? Si je m’ennuie à dîner toutseul ? S’il me plaît de te dire : « Ami François,viens ici ; je t’invite à dîner avec moi… » ? Tu neviens pas ? Non ? Eh bien, alors je vais t’allerchercher.

Thibault se leva et, suivi par les regards detous les convives, il alla donner à son ami François une tape à luidémonter l’épaule.

– Fais semblant de t’être trompé,Thibault, ou tu me fais perdre ma place ; ne vois-tu pas qu’aulieu de ma livrée, j’ai ma redingote couleur de muraille ! Jesuis ici en bonne fortune par procuration de mon maître, etj’attends un billet doux que je dois lui porter.

– Dans ce cas, c’est autre chose, et jete demande bien pardon de l’indiscrétion. J’aurais cependant bienvoulu dîner avec toi.

– Rien de plus simple : fais servirton dîner dans un cabinet particulier, et je vais dire à notregargotier que, s’il arrive un autre grison comme moi, il le fassemonter ; entre nous autres amis, il n’y a pas de mystère.

– Bon ! fit Thibault.

Et il appela le maître du restaurant et fitporter son dîner au premier étage, dans une chambre donnant sur larue.

François se plaça de manière à voir celuiqu’il attendait, descendre de loin la montagne de laFerté-Milon.

Le dîner qu’avait commandé Thibault pour luiseul était assez copieux pour deux convives.

Il n’y changea rien, sinon qu’il demanda uneou deux bouteilles de vin de plus.

Thibault n’avait pris que deux leçons demaître Magloire, mais il les avait prises bonnes, et elles luiavaient profité.

Disons aussi que Thibault avait quelque choseà oublier, et qu’il comptait sur le vin pour arriver à cetoubli.

Thibault regardait donc comme un grand bonheurd’avoir rencontré un ami avec qui causer.

Dans la situation de cœur et d’esprit où étaitThibault, on se grise autant en parlant qu’en buvant.

Aussi, à peine assis, à peine la porterefermée, à peine son chapeau bien enfoncé sur sa tête, pour queFrançois ne remarquât pas le changement de couleur d’une partie deses cheveux, Thibault entama-t-il la conversation en attaquantbravement le taureau par les cornes.

– Ah çà ! l’ami François, dit-il, tuvas m’expliquer un peu, n’est-ce pas, ce que veulent direquelques-unes de tes paroles que je n’ai point comprises ?

– Cela ne m’étonne pas, dit François ense renversant avec fatuité sur le dossier de sa chaise ; nousautres laquais de grands seigneurs, nous parlons la langue de lacour, et tout le monde n’entend point cette langue-là.

– Non ; mais, quand on vousl’explique, on peut l’entendre.

– Parfaitement ! Interroge, et je terépondrai.

– Je l’espère d’autant mieux que je mecharge d’humecter tes réponses pour leur donner plus grandefacilité à sortir. D’abord, qu’est-ce que c’est qu’un grison ?J’avais cru jusqu’ici que c’était tout simplement un âne.

– Âne toi-même, ami Thibault, ditFrançois en riant de l’ignorance du sabotier ; non : ungrison, c’est un laquais à livrée, que l’on revêt momentanémentd’une redingote grise, afin que la livrée ne soit pas reconnue,tandis qu’il fait sentinelle derrière une colonne ou qu’il monte lagarde dans le renfoncement d’une porte.

– De sorte que, dans ce moment-ci, tu esde faction, mon pauvre François ? Et qui doit venir terelever ?

– Champagne, celui qui est au service dela comtesse de Mont-Gobert.

– Bon ! je comprends. Ton maître, leseigneur de Vauparfond, est amoureux de la comtesse de Mont-Gobert.Tu attends ici une lettre de la dame que doit t’apporterChampagne.

– Optime ! comme dit leprofesseur du jeune frère de M. Raoul.

– C’est un heureux gaillard que leseigneur Raoul !

– Mais oui, dit François en serengorgeant.

– Peste ! la belle créature que lacomtesse !

– Tu la connais ?

– Je l’ai vue courir la chasse avecmonseigneur le duc d’Orléans et madame de Montesson.

– Mon ami, tu sauras qu’on ne dit pas« courir » la chasse, mais « courre » lachasse.

– Oh ! dit Thibault, je n’y regardepas de si près. À la santé du seigneur Raoul !

Au moment où François reposait son verre surla table, il poussa une exclamation. Il venait d’apercevoirChampagne. On ouvrit la fenêtre et l’on appela le troisièmecompagnon. Champagne comprit avec la rapidité d’intuition d’unlaquais de bonne maison, et monta. Il était, comme son compagnon,vêtu d’une redingote couleur de muraille. Il apportait lalettre.

– Eh bien, demanda François à Champagneen voyant dans ses mains la lettre de la comtesse de Mont-Gobert, ya-t-il rendez-vous pour ce soir ?

– Oui, répondit joyeusementChampagne.

– Tant mieux, répondit allègrementFrançois.

Cette communion de bonheur entre les laquaiset le maître étonna Thibault.

– Est-ce donc la bonne fortune de votremaître qui vous rend si joyeux ? demanda-t-il à François.

– Non pas ; mais, quand M. lebaron Raoul de Vauparfond est occupé, moi je suis libre !

– Oui, et tu profites de taliberté ?

– Dame ! fit François en serengorgeant, on a ses bonnes fortunes aussi, tout valet de chambreque l’on est, et l’on emploiera son temps tant bien que mal.

– Et vous, Champagne ?

– Moi, répondit le nouveau venu en mirantau jour le rubis liquide de son vin, moi, j’espère bien ne pasperdre le mien.

– Allons, allons, à vos amours ! ditThibault, puisque tout le monde a ses amours.

– Aux vôtres ! répondirent en chœurles deux laquais.

– Oh ! moi, dit le sabotier avec uneexpression de profonde haine contre le genre humain, moi, je suisle seul qui n’aime personne et que personne n’aime.

Les deux hommes regardèrent Thibault avec uncertain étonnement.

– Oh ! oh ! dit François,est-ce que ce serait vrai, ce que l’on dit de vous, tout bas, dansle pays ?

– De moi ?

– Oui, de vous, dit Champagne.

– On dit donc la même chose du côté deMont-Gobert que du côté de Vauparfond ?

Champagne fit de la tête signe que oui.

– Eh bien, demanda Thibault, quedit-on ?

– Que vous êtes loup-garou, dit François.Thibault éclata de rire.

– Allons donc, dit-il, est-ce que j’aiune queue ? Est-ce que j’ai des griffes ? Est-ce que j’aiun museau de loup ?

– Bon ! fit Champagne, nous vousdisons ce que l’on dit ; nous ne disons pas que cela soit.

– En tout cas, reprit Thibault, avouezque les loups-garous ont de bon vin.

– Ma foi ! oui, dirent les deuxlaquais.

– À la santé du diable qui le donne,messieurs !

Les deux hommes, qui tenaient le verre à lamain, reposèrent leurs verres sur la table.

– Eh bien ? demanda Thibault.

– Cherchez quelqu’un qui vous fasseraison à cette santé là, dit François, ce ne sera pas moi.

– Ni moi, dit Champagne.

– Soit, dit Thibault ; alors, jeboirai les trois verres à moi tout seul. Et à lui tout seul, eneffet, il but les trois verres.

– Ami Thibault, dit le laquais du baron,il faut se séparer.

– Bon ! déjà ? fitThibault.

– Mon maître m’attend, et sans doute,avec quelque impatience… Ta lettre, Champagne ?

– La voici.

– Prenons donc congé de notre amiThibault, et allons chacun à nos affaires ou à nos plaisirs, etlaissons Thibault à ses plaisirs ou à ses affaires.

Et, en disant ces mots, François cligna del’œil à son compagnon, qui lui répondit par un clignement d’yeuxsemblable.

– Eh ! dit Thibault, nous ne nousséparerons pas sans boire un dernier coup.

– Pas dans ces verres-là du moins, ditFrançois en montrant ceux où Thibault avait bu à la santé del’ennemi du genre humain.

– Vous êtes bien dégoûtés ; appelezle sacristain et faites-les laver à l’eau bénite.

– Non ; mais, pour ne pas refuserune politesse à un ami, nous appellerons le garçon et nous luidemanderons d’autres verres.

– Alors, ceux-là, dit Thibault, quicommençait à se griser, ne sont plus bons qu’à jeter par lafenêtre ? Va-t’en au diable ! dit-il.

Le verre, lancé à cette adresse, traça dansl’air un sillon lumineux qui s’éteignit comme s’éteint unéclair.

Après le premier, Thibault prit le second.

Le second s’enflamma et s’éteignit de la mêmefaçon que le premier.

Après le second, ce fut le troisième.

Ce troisième fut accompagné d’un violent coupde tonnerre.

Thibault referma la fenêtre et reprit saplace, cherchant dans son esprit l’explication qu’il allait donnerde ce prodige à ses deux compagnons.

Mais ses deux compagnons avaient disparu.

– Les lâches ! murmuraThibault.

Puis il chercha sur la table un verre oùboire. Il n’y en avait plus.

– Bon ! dit-il, le bel embarrasvraiment ! on boira à même la bouteille, voilà tout !

Et Thibault, joignant l’exemple au précepte,acheva son dîner en buvant à même la bouteille ; ce qui necontribua point à remettre en équilibre sa raison, déjà tant soitpeu chancelante.

À neuf heures, Thibault appela lerestaurateur, régla son compte et partit.

Thibault était en mauvaise dispositiond’esprit contre l’humanité tout entière.

L’idée à laquelle il avait voulu échapperl’obsédait.

Agnelette, au fur et à mesure que le tempss’écoulait, lui échappait de plus en plus.

Ainsi, tout le monde, femme ou maîtresse,avait un être qui l’aimait.

Ce jour, qui était un jour de rage et dedésespoir pour lui, allait être un jour de joie et de bonheur pourtout le monde.

Chacun à cette heure, le seigneur Raoul,François, Champagne, deux misérables laquais, chacun suivaitl’étoile lumineuse du bonheur.

Lui seul allait bronchant dans la nuit.

Il était donc décidément maudit.

Mais, s’il était maudit, les plaisirs desmaudits lui revenaient alors, et il avait bien le droit,pensait-il, de réclamer ces plaisirs-là.

En roulant ces réflexions dans sa tête, enblasphémant tout haut, en menaçant du poing le ciel, Thibaultsuivait dans la forêt la route qui conduisait tout droit à sacabane, dont il n’était plus qu’à une centaine de pas, quand ilentendit derrière lui le galop d’un cheval.

– Ah ! ah ! dit Thibault, voilàle seigneur de Vauparfond qui va à son rendez-vous. Je rirais bien,sire Raoul, si le seigneur de Mont-Gobert vous surprenait !Cela ne se passerait pas comme avec maître Magloire ; là, il yaurait des coups d’épée reçus et donnés.

Tout préoccupé de ce qui se passerait si lecomte de Mont-Gobert surprenait le baron de Vauparfond, Thibault,qui tenait le milieu de la route, ne se rangea probablement pasassez vite, car le cavalier, voyant cette espèce de paysan qui luifaisait obstacle, lui allongea un terrible coup de cravache en luicriant :

– Range-toi donc, drôle ! si tu neveux pas que je t’écrase ! Thibault sentit à la fois, au fondde son ivresse mal dissipée, le cinglement de la cravache, le chocdu cheval et le froid de l’eau et de la boue dans lesquels ilroulait.

Le cavalier passa.

Furieux, Thibault se releva sur un genou, et,montrant le poing à cette ombre qui fuyait :

– Mais, au nom du diable ! dit-il,ne serai-je donc pas, une fois seulement, grand seigneur à montour, pendant vingt-quatre heures, comme vous, monsieur Raoul deVauparfond, au lieu d’être Thibault le sabotier comme je suis, afind’avoir un bon cheval au lieu d’aller à pied, de fouailler lesmanants que je rencontrerai sur mon chemin ; et de courtiserles belles dames qui trompent leurs maris, comme fait la comtessede Mont-Gobert !

À peine Thibault avait-il exprimé ce souhait,que le cheval du baron Raoul butta et envoya son cavalier rouler àdix pas devant lui.

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