Le Meneur de loups

XVIII. Mort et résurrection.

Le froid du matin rappela Thibault à lavie.

Il essaya de se soulever, mais une vivedouleur le clouait à sa place.

Il était couché sur le dos, n’avait nulsouvenir ; et ne voyait au-dessus de sa tête qu’un ciel griset bas.

Il fit un effort, s’appuya sur le côté, sesouleva sur son coude et regarda autour de lui.

La vue des objets extérieurs lui rendit lamémoire des événements accomplis.

Il reconnut la brèche du parc.

Il se rappela son entrevue amoureuse avec lacomtesse, son duel acharné avec le comte.

À trois pas de lui, la terre était rouge desang.

Seulement, le comte n’était plus là.

Sans doute Lestocq, qui lui avait donné, àlui, le joli coup de pointe qui le clouait à cette place, avaitaidé son maître à rentrer chez lui.

Quant à Thibault, on l’avait laissé là, aurisque qu’il y mourût comme un chien.

Le sabotier avait sur le bout de la languetous les souhaits de désastres que l’on peut jeter à son plus cruelennemi.

Mais, depuis que Thibault n’était plusThibault, et pour tout le temps qu’il lui restait à être encore lebaron Raoul, ou du moins à se dissimuler, sous son enveloppe, toutson pouvoir fantastique était perdu.

Il avait jusqu’à neuf heures du soir ;seulement, vivrait-il jusque-là ?

Thibault ne laissait point que d’éprouver unevive inquiétude. S’il mourait auparavant, lequel mourrait de lui oudu baron Raoul ? Il y avait autant à parier pour lui que pourl’autre.

Mais ce qui faisait surtout enrager Thibault,c’est que ce mal lui arrivait encore par sa faute.

Il se rappelait qu’avant de souhaiter d’êtrele baron pour vingt-quatre heures, il avait, ou à peu près,prononcé ces paroles :

« Je rirais bien, Raoul, si le comte deMont-Gobert te surprenait ; il n’en serait point là comme ilen a été hier chez le bailli Magloire, et il y aurait des coupsd’épée donnés et reçus. »

Le premier désir de Thibault, on le voit,s’était aussi fidèlement accompli que le second ; et il yavait eu, en effet, des coups d’épée donnés et reçus.

Thibault parvint, après des efforts inouïs etdes douleurs atroces, à se mettre sur un genou.

Dans cette position, il aperçut, suivant unchemin creux, des gens qui s’en allaient au marché deVillers-Cotterêts.

Il tenta d’appeler.

Mais le sang lui vint à la bouche etl’étouffa.

Il mit son chapeau au bout de son couteau dechasse et fit des signes comme un naufragé.

Mais les forces lui manquèrent de nouveau, etil retomba sans connaissance sur la terre.

Cependant, au bout de quelque temps, il luisembla que le sentiment renaissait en lui.

Il lui parut que son corps éprouvait uneespèce de balancement pareil à celui que l’on ressent dans unbateau.

Il ouvrit les yeux.

Des paysans l’avaient vu, et, sans leconnaître, ayant pitié de ce beau jeune homme tout couvert de sang,ils avaient fabriqué un brancard avec des branches d’arbre et letransportaient à Villers-Cotterêts sur ce brancard.

Mais, arrivé à Puiseux, le blessé se sentitincapable de supporter plus longtemps le mouvement.

Il demanda qu’on le déposât chez le premierpaysan venu, où il attendrait qu’on lui envoyât un médecin.

Les porteurs le déposèrent chez le curé duvillage.

Thibault tira deux pièces d’or de la bourse deRaoul, donna ces deux pièces d’or aux paysans pour les remercier dela peine qu’ils avaient prise et de celle qu’ils allaient prendreencore.

Le curé disait sa messe.

En rentrant, il jeta les hauts cris.

Eût-il été Raoul lui-même, Thibault n’eût paschoisi un meilleur hôpital.

Le curé de Puiseux avait été autrefois vicaireà Vauparfond et avait été chargé à cette époque de la premièreéducation de Raoul.

Comme tous les curés de campagne, il savait oucroyait savoir un peu de médecine.

Il examina la plaie de son ancien élève. Lefer avait glissé sous l’omoplate, avait traversé le poumon droit etétait sorti par-devant, entre la deuxième et la troisième côte. Ilne se dissimula point la gravité de la blessure. Cependant, il nedit rien que le docteur ne fût arrivé. Le docteur arriva et visitala plaie. Il hocha piteusement la tête.

– Est-ce que vous ne le saignezpas ? demanda le prêtre.

– Pour quoi faire ? demanda lemédecin. Sur l’heure où il a reçu le coup, oui, cela eût pu êtreutile ; mais maintenant il serait dangereux d’opérer dans lesang un mouvement quel qu’il fût.

– Qu’augurez-vous de son état ?demanda le curé, qui pensait que moins il y avait à faire pour lemédecin, plus il restait à faire pour le prêtre.

– Si la blessure suit son coursordinaire, dit le docteur en baissant la voix, le malade ne passeraprobablement pas la journée.

– Alors, vous le condamnez ?

– Un médecin ne condamne jamais, ou,quand il condamne, c’est en laissant à la nature son droit de fairegrâce : un caillot peut se former et arrêter netl’hémorragie ; une toux peut faire sauter le caillot etl’hémorragie tuer le malade.

– Alors, vous pensez qu’il est de mondevoir de préparer le pauvre garçon à la mort ? demanda lecuré.

– Je crois, répondit le médecin enhaussant les épaules, que vous feriez mieux de le laissertranquille : d’abord, en ce moment-ci, parce qu’il est assoupiet ne vous entendra point ; ensuite, plus tard, parce qu’ilaura le délire et ne vous comprendra pas.

Le docteur se trompait.

Le blessé, tout assoupi qu’il était, entenditce dialogue, plus rassurant pour le salut de son âme que pour lasanté de son corps.

Que de choses on dit devant le malade que l’oncroit qu’il n’entend pas et dont il ne perd pas un mot !

Puis aussi cette acuité du sens de l’ouïe,peut-être tenait-elle à ce que c’était l’esprit de Thibault quiveillait dans le corps de Raoul.

Si ç’eût été l’esprit de ce corps, peut-êtreeût-il subi plus sympathiquement l’influence de cette blessure.

Le médecin mit un appareil sur la blessure dudos. Quant à la blessure de la poitrine, il la laissa à découvert,en prescrivant seulement de tenir dessus un linge mouillé d’eauglacée. Puis il versa dans un verre d’eau quelques gouttes d’uneliqueur calmante, recommandant au prêtre d’en faire avaler unecuillerée au malade toutes les fois que celui-ci demanderait àboire.

Ces précautions prises, le docteur se retiraen disant qu’il reviendrait le lendemain, mais qu’il avait bienpeur de faire une course inutile.

Thibault eût bien voulu mêler un mot à laconversation et dire à son tour ce qu’il pensait de lui-même ;mais son esprit était comme en prison dans ce corps mourant etsubissait malgré lui l’influence du cachot dans lequel il étaitenfermé.

Cependant il entendait le prêtre qui luiparlait, qui le secouait, qui essayait de le tirer de l’espèce deléthargie dans laquelle il était plongé. Cela le fatiguaitfort.

Il fut bien heureux pour le digne curé queThibault, n’étant plus Thibault, eût perdu son pouvoir fantastique,car plus de dix fois, dans le fond de sa pensée, le blessé l’envoyaà tous les diables.

Bientôt il lui sembla qu’on lui glissait sousles pieds, sous les reins, sous la tête, un espèce de brasierardent.

Son sang commença à s’agiter, puis se mit àbouillir comme de l’eau sur le feu.

Il sentit toutes ses idées qui sebrouillaient.

Ses mâchoires fermées s’ouvrirent ; salangue, nouée, se délia ; quelques mots sans suite luiéchappèrent.

– Ah ! ah ! ah ! dit-il,voilà probablement ce que le brave docteur appelle délire.

Ce fut, pour le moment du moins, sa dernièreidée lucide. Toute sa vie – et, en réalité, sa vie n’existaitque depuis l’apparition du loup noir, – toute sa vie repassadevant lui. Il se vit poursuivant et manquant le chevreuil. Il sevit attaché au chêne et recevant les coups de ceinturon. Il se vitfaisant avec le loup noir le pacte qu’il subissait. Il se vitessayant de passer la bague infernale au doigt d’Agnelette.

Il se vit essayant d’arracher ses cheveuxrouges, qui avaient maintenant envahi le tiers de sa tête.

Il se vit allant chez la belle meunière,rencontrant Landry, se débarrassant de son rival, poursuivi par lesgarçons et les filles du moulin, et suivi par les loups.

Il se vit faisant connaissance avec madameMagloire, allant à la chasse pour elle, mangeant sa part de cettechasse, se cachant derrière les rideaux de sa chambre, découvertpar maître Magloire, raillé par le seigneur Jean, éconduit par toustrois.

Il se vit dans son arbre creux, avec ses loupscouchés tout autour de l’arbre, les hiboux et les chouettes perchésdans les branches.

Il se vit prêtant l’oreille, écoutant les sonsdes violons et du hautbois, sortant sa tête de son trou, regardantpasser Agnelette et la joyeuse noce.

Il se vit en proie à toutes les colères de lajalousie, essayant de lutter contre elle à l’aide du vin ; àtravers son cerveau troublé, il reconnaissait François, Champagne,l’aubergiste ; il entendait le galop du cheval du baron Raoul,il se sentait heurté et roulant dans la boue du chemin.

Puis il cessait de se voir, lui, Thibault.

Il ne voyait plus que le beau cavalier dont ilavait pris la forme.

Il serrait la taille de Lisette.

Il effleurait de ses lèvres la main de lacomtesse.

Puis il voulait fuir ; mais il setrouvait dans un carrefour où il n’y avait que trois chemins.

Chacun de ces trois chemins était gardé parune de ses victimes :

le premier, par un spectre de noyé :c’était Marcotte ;

le second, par un fiévreux agonisant sur unlit d’hôpital : c’était Landry ;

le troisième, par un blessé se traînant sur ungenou et essayant en vain de se redresser sur son jarretcoupé : c’était le comte de Mont-Gobert.

Il lui semblait qu’il racontait tout cela àmesure qu’il le voyait, et que le prêtre, à qui il faisaitl’étrange confession, était, à l’écouter, plus mourant, plus pâle,plus tremblant que celui qui se confessait ; qu’il voulaitcependant lui donner l’absolution, mais que lui la repoussait,secouait la tête et riait d’un air terrible en riant :

– Pas d’absolution ! je suisdamné ! je suis damné ! je suis damné !

Et, au milieu de ce délire, de cettehallucination, de cette folie, l’esprit de Thibault entendaitsonner les heures à l’horloge du curé et les comptait.

Seulement, il lui semblait que cette horlogeavait des proportions gigantesques, que le cadran n’était autre quela voûte bleue du ciel, que les numéros des heures de ce cadranétaient des flammes, que cette horloge s’appelait l’éternité, etque le monstrueux balancier qui la faisait mouvoir disait à chacunede ses secousses :

« Jamais ! »

À l’autre :

« Toujours ! »

Il entendit ainsi passer toutes les heures dela journée.

L’horloge sonna neuf heures du soir.

À neuf heures et demie, il y auraitvingt-quatre heures que lui, Thibault, était Raoul et que Raoulétait Thibault.

Au dernier tintement de neuf heures, lesabotier sentit toute cette fièvre qui s’éloignait de lui ;une sensation de refroidissement qui allait jusqu’au tremblementlui succéda.

Il ouvrit les yeux en grelottant, reconnut lecuré à genoux et disant au pied de son lit la prière desagonisants, et la vraie pendule marquant neuf heures un quart.

Seulement, ses sens avaient acquis une tellesubtilité, qu’il voyait, si insensible que fût en réalité leurdouble mouvement, marcher la grande et même la petite aiguille.

Toutes deux s’acheminaient vers l’heurefatale : neuf heures et demie !

Quoique aucune lumière ne donnât sur lecadran, il semblait illuminé par une lumière intérieure.

Au fur et à mesure que la grande aiguillemarchait vers le n° 6, un spasme de plus en plus violent serrait lapoitrine du moribond.

Ses pieds étaient glacés, et le froid montaitlentement, mais sans s’arrêter, des pieds aux genoux, des genouxaux cuisses, des cuisses aux entrailles.

La sueur lui coulait sur le front.

Il n’avait pas la force de l’essuyer ni mêmede demander qu’on l’essuyât.

Il sentait que c’était la sueur d’une angoissequi, de moment en moment, devenait la sueur de l’agonie.

Toutes sortes de formes bizarres et quin’avaient rien d’humain flottaient devant ses yeux.

La lumière se décomposait.

Il lui semblait que des ailes dechauves-souris soulevaient son corps et l’emportaient dans uncrépuscule qui n’était ni la vie ni la mort, et participait desdeux.

Enfin, le crépuscule lui-même devint de plusen plus sombre.

Ses yeux se fermèrent et, comme un aveugletrébuchant dans les ténèbres, les lourdes membranes de ses ailes seheurtèrent à des choses inconnues.

Puis il roula dans des profondeursincommensurables, dans des abîmes sans fond, où cependant retentitle battement d’un timbre.

Le timbre frappa un seul coup.

Le frémissement de ce timbre était à peineéteint, que le blessé jeta un cri.

Le prêtre se leva et s’approcha du lit.

Ce cri était le dernier soupir, la dernièrehaleine, le dernier souffle du baron Raoul. Il était neuf heures etdemie et une seconde.

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