Le Meneur de loups

XXIII. L’anniversaire.

Lorsque Thibault n’entendit plus retentirderrière lui les cris furieux des paysans, il suspendit la rapiditéde sa course.

Puis, enfin, la forêt étant retombée dans sonsilence habituel, il s’arrêta et s’assit sur un monceau depierre.

Il était si troublé, qu’il ne reconnutl’endroit où il se trouvait qu’en remarquant que ces pierresportaient de larges taches noires, comme si elles avaient étéléchées par le feu.

Ces pierres étaient celles de son foyer.

Le hasard l’avait conduit à l’endroit où avaitété la cabane qu’il habitait quelques mois auparavant.

Le sabotier compara sans doute avec amertumece passé si calme avec le présent si terrible, car de grosseslarmes, roulant le long de ses joues, vinrent tomber sur lescendres qu’il foulait à ses pieds.

Il entendit minuit qui sonnait à l’églised’Oigny, puis successivement aux horloges des églises voisines.

C’était l’heure où le prêtre écoutait lesdernières prières d’Agnelette mourante.

– Oh ! maudit soit, s’écriaThibault, le jour où j’ai souhaité autre chose que ce que le BonDieu avait mis à la portée de la main d’un pauvre ouvrier !Maudit soit le jour où le loup noir m’a vendu la puissance de fairele mal, puisque le mal que j’ai fait, au lieu d’ajouter à monbonheur, l’a détruit à tout jamais !

Un éclat de rire retentit derrièreThibault.

Il se retourna et vit le loup noir lui-même,qui se glissait dans la nuit, comme un chien qui rejoint sonmaître.

Il eût été presque invisible dans l’obscuritésans ses yeux, qui jetaient des flammes et l’éclairaient.

Il tourna autour du foyer et vint s’asseoir enface du sabotier.

– Eh quoi ! dit-il, maître Thibaultn’est pas content ? Par les cornes de Belzébuth ! maîtreThibault est difficile !

– Puis-je être content, dit Thibault, moiqui, depuis que je t’ai rencontré, n’ai connu que les vainesaspirations et les regrets superflus ?

« J’ai voulu la richesse, et je medésespère d’avoir perdu le toit de fougère à l’abri duquel jem’endormais sans m’inquiéter du lendemain, sans me soucier du ventet de la pluie qui fouettaient les branches des grands chênes.

« J’ai désiré les grandeurs, et lesderniers paysans de la plaine, que je méprisais autrefois, mechassent aujourd’hui devant eux à coups de pierres.

« J’ai demandé l’amour, et la seule femmequi m’ait aimé et que j’aime m’a échappé pour appartenir à unautre, et elle meurt à cette heure en me maudissant, sans qu’avectout le pouvoir que tu m’as donné, je puisse rien faire pour lasecourir !

– N’aime que toi-même, Thibault.

– Oh ! oui, raille !

– Je ne raille pas. Avant que je meprésentasse à tes yeux, n’avais-tu pas déjà jeté sur le biend’autrui un regard de convoitise ?

– Oh ! pour un misérable daim commeil y en a des centaines qui broutent l’herbe de cetteforêt !

– Tu croyais ne souhaiter que le daim,Thibault ; mais les souhaits s’enchaînent les uns aux autrescomme les nuits aux jours et les jours aux nuits.

« En souhaitant le daim, tu souhaitais leplat d’argent sur lequel il devait être servi ; le platd’argent entraînait après lui le serviteur qui le porte et l’écuyertranchant qui découpe ce qu’il contient.

« L’ambition ressemble à la voûte duciel : elle a l’air de se borner à l’horizon, et elle embrassetoute la terre.

« Tu as dédaigné l’innocence d’Agnelettepour le moulin de la Polet ; tu n’eusses pas plutôt possédé lemoulin, qu’il t’eût fallu la maison du bailli Magloire ; et lamaison du bailli Magloire n’eût plus eu de charmes pour toi dès quetu eusses entrevu le château du comte de Mont-Gobert.

« Oh ! tu appartenais bien parl’envie à l’ange déchu, mon maître et le tien ; seulement,comme il te manquait l’intelligence pour souhaiter le mal et entirer le bien qui pouvait t’en revenir, ton intérêt eût peut-êtreété de rester honnête.

– Oh ! oui, répondit tristement lesabotier, c’est maintenant que je reconnais la vérité duproverbe : « À qui mal veut, mal arrive !… »Mais, enfin, ajouta-t-il, ne puis-je pas redevenirhonnête ?…

Le loup poussa un ricanement moqueur.

– Oh ! garçon, dit-il, avec un seulcheveu, le diable peut conduire un homme en enfer. As-tu jamaiscompté combien le diable possédait des tiens ?

– Non.

– Je ne puis pas te dire combien tu as decheveux à lui sur la tête, mais je puis te dire combien il t’enreste, à toi. Il t’en reste un ! Tu vois que le temps durepentir est passé.

– Pourquoi, dit Thibault, si pour un seulcheveu le diable peut perdre un homme, pourquoi, par un seulcheveu, Dieu ne pourrait-il pas le sauver ?

– Essaye.

– D’ailleurs, lorsque j’ai conclu cefuneste marché avec vous, je n’ai pas cru accomplir un pacte.

– Oh ! je reconnais bien là lamauvaise foi des hommes ! Tu n’as pas accompli un pacte en medonnant tes cheveux, imbécile ? Depuis que les hommes ontinventé le baptême, nous ne savons plus par où les prendre, et ilfaut qu’en échange de quelque concession que nous leur faisons, ilsnous fassent abandon d’une partie de leur corps où nous puissionsmettre la main. Tu nous as cédé tes cheveux ; ils tiennentbien, tu t’en es assuré, ils ne nous resteront pas dans la griffe…Non, non, tu es à nous, Thibault, depuis le moment où, sur le seuilde la porte qui était là, tu as caressé dans ton esprit l’idée dela fraude et de la rapine.

– Ainsi, s’écria Thibault avec rage, ense levant et en frappant du pied, ainsi, perdu dans l’autre mondesans avoir joui des plaisirs de celui-ci ?

– Tu peux encore les connaître,Thibault.

– Comment cela ?

– En entrant hardiment dans le sentier oùtu t’es engagé par raccroc, en voulant avec résolution ce que tuacceptais sournoisement ; autrement dit, en étant franchementdes nôtres.

– Et que faudrait-il faire ?

– Prendre ma place.

– Et en la prenant ?

– Acquérir ma puissance ; alors, tun’auras plus rien à désirer.

– Si votre puissance est si étendue, sielle vous donne toutes les richesses que j’envie, comment yrenoncez-vous ?

– Ne t’inquiète pas de moi. Le maîtreauquel j’aurai conquis un serviteur me récompensera largement.

– Et, en prenant votre place, prendrai-jevotre forme ?

– Oui, pendant la nuit ; mais, lejour, tu redeviendras homme.

– Les nuits sont longues, obscures,pleines d’embûches ; je puis tomber sous la balle d’un garde,ou poser la patte sur un piège ; alors, adieu richesse, adieugrandeur.

– Non ; car cette peau quim’enveloppe est impénétrable au fer, au plomb et à l’acier… Tantqu’elle couvrira ton corps, tu seras non seulement invulnérable,mais immortel ; une seule fois par an, comme tous lesloups-garous, tu redeviendras loup pour vingt-quatre heures, et,pendant ces vingt-quatre heures, tu auras la mort à craindre commeles autres. Lorsque nous nous sommes vus, il y aura juste un anaujourd’hui, j’étais dans mon jour fatal.

– Ah ! ah ! fit Thibault, celam’explique pourquoi vous craigniez si fort la dent des chiens duseigneur Jean.

– Quand nous traitons avec les hommes, ilnous est défendu de faire aucun mensonge, et nous sommes forcés detout leur dire : c’est à eux d’accepter ou de refuser.

– Tu me vantais la puissance que jepouvais acquérir ; eh bien, voyons, quelle sera cettepuissance ?

– Telle, que celle du roi le pluspuissant ne pourra lutter avec elle, puisque cette puissance royaleaurait les limites de l’humain et du possible.

– Serai-je riche ?

– Si riche, que tu en arriveras àmépriser la richesse, puisque, avec la seule force de ta volonté,tu auras non seulement ce que les hommes obtiennent avec de l’or etde l’argent, mais encore ce que les êtres supérieurs obtiennent parleurs conjurations.

– Je pourrai me venger de mesennemis ?

– Pour tout ce qui se rapportera au mal,ton pouvoir sera sans limites.

– La femme que j’aimerai pourra-t-ellem’échapper encore ?

– Dominant tes semblables, tu les auras àta discrétion.

– Rien ne pourra les soustraire à mavolonté ?

– Rien, excepté la mort, qui est plusforte que tout.

– Et moi, un seul jour sur trois centsoixante-cinq, je risquerai de mourir ?

– Un seul ; pendant les autresjours, ni fer, ni plomb, ni acier, ni eau, ni feu ne prévaudrontsur toi.

– Et aucun mensonge, aucun piège n’estcaché sous ta parole ?

– Aucun, foi de loup !

– Eh bien, soit, dit Thibault ; louppour vingt-quatre heures, pour tout le reste du temps roi de lacréation ! Que faut-il faire ? Je suis prêt.

– Cueille une feuille de houx ;déchire-la en trois morceaux avec les dents, et jette-la loin detoi.

Thibault fit ce qui lui était ordonné.

Après avoir rompu la feuille, il en éparpillales morceaux, et alors, quoique la nuit eût été excessivement calmejusque-là, un coup de tonnerre se fit entendre et une trombe devent, impétueuse comme une tempête, fit tourbillonner ces fragmentset les emporta avec elle.

– Et maintenant, frère Thibault, dit leloup, prends ma place et bonne chance ! Comme moi il y a unan, tu vas rester loup pendant vingt-quatre heures ; tâche desortir de cette épreuve aussi heureusement que j’en suis sortimoi-même, grâce à toi, et tu verras se réaliser tout ce que je t’aipromis. Moi, pendant ce temps, je vais prier le seigneur au piedfourchu qu’il te gare de la dent des chiens du baron de Vez ;car, foi de diable ! tu m’inspires un véritable intérêt, amiThibault.

Et il sembla à Thibault qu’il voyait le loupnoir grandir, s’allonger, se planter sur ses deux pieds de derrièreet s’éloigner sous la forme d’un homme en lui faisant signe de lamain.

Nous disons « il lui sembla » ;car pour un instant ses idées cessèrent d’être bien distinctes. Iléprouva comme une espèce d’engourdissement qui paralysait l’actionde la pensée.

Puis, lorsqu’il revint à lui, il était seul.Ses membres étaient emprisonnés dans des formes étranges etinsolites.

Il était enfin devenu en tout point semblableau grand loup noir qui lui parlait l’instant d’auparavant.

Un seul poil blanc, placé dans la région ducervelet, jurait avec tout ce pelage sombre.

Ce seul poil blanc du loup, c’était le seulcheveu noir qui restât à l’homme.

Alors, et avant qu’il eût eu le temps de seremettre, il lui sembla entendre s’agiter les buissons et en sortirun aboiement sourd et étouffé…

Il pensa en frémissant à la meute du seigneurJean.

Thibault, ainsi métamorphosé en loup noir, sedit qu’il serait sage de ne point imiter son devancier, et de nepoint attendre, comme lui, que la meute du seigneur Jean fût surses traces.

Il supposa que ce qu’il avait entendu pouvaitbien venir d’un limier, et se décida à ne point attendre ledécouplé.

Il partit, filant droit devant lui comme lesloups le font d’habitude, et il reconnut, avec une satisfactionprofonde, que, dans sa métamorphose, ses forces et l’élasticité deses membres se trouvaient décuplées.

– Par les cornes du diable ! disaità quelques pas de là le seigneur Jean à son nouveau piqueur, tutiens toujours la botte trop lâche, garçon ; tu as laisségronder le limier, et nous ne rembucherons jamais le loup.

– La faute est évidente, monseigneur, etje ne la nie pas, répondit le piqueur ; mais, l’ayant vu hierau soir traverser une ligne à cent pas d’ici, il m’était impossiblede supposer qu’il eût fait sa nuit dans ce triage et que nousl’eussions à vingt pas de nous.

– Es-tu bien sûr que ce soit le même quinous a déjà échappé tant de fois ?

– Que le pain que je mange au service demonseigneur me serve de poison si ce n’est pas le loup noir quenous chassions l’an passé, quand le pauvre Marcotte se noya.

– Je voudrais bien l’attaquer, dit leseigneur Jean avec un soupir.

– Que monseigneur l’ordonne, et nousattaquerons ; mais qu’il me permette de lui faire observer quenous avons encore devant nous deux bonnes heures de nuit qui noussuffisent pour rompre les jambes de tout ce que nous avons dechevaux.

– Je ne dis pas non ; mais, si nousattendons le jour, l’Éveillé, ce gaillard-là sera à dix lieuesd’ici.

– Au moins, monseigneur, dit l’Éveillé ensecouant la tête, au moins !

– J’ai ce misérable loup noir dans lacervelle, ajouta le seigneur Jean, et sa peau me fait si grandeenvie, que si je ne l’ai pas, j’en ferai, bien sûr, unemaladie.

– Alors, attaquons, monseigneur,attaquons sans perdre une minute.

– Tu as raison, l’Éveillé ; vaquérir les chiens, mon ami.

L’Éveillé reprit son cheval, que, pour fairele bois, il avait attaché à un arbre. Puis il partit au galop. Aubout de dix minutes, qui parurent dix siècles au baron, l’Éveillérevenait avec tout l’équipage. On découpla immédiatement.

– Tout doux, mes enfants ! toutdoux ! disait le seigneur Jean ; songez que nous n’avonsplus à faire à nos vieux chiens si souples et si biencréancés ; ceux-ci sont pour la plupart des recrues qui, sivous vous emportez, feront un tapage du diable et une besogne dechiens de tournebroche ; laissez-les s’échauffer d’eux-mêmespeu à peu.

En effet, des chiens, débarrassés des liensqui les retenaient, deux ou trois aspirèrent immédiatement lesémanations que le loup-garou avait laissées après lui, etcommencèrent à donner de la voix.

À leurs cris, les autres les rejoignirent.

Tous partirent sur la trace de Thibault,d’abord rapprochant plutôt qu’ils ne chassaient, ne criant qu’à desintervalles assez éloignés, puis avec plus d’énergie et d’ensemble,jusqu’à ce qu’étant tous bien pénétrés de l’odeur du loup qu’ilsavaient devant eux, et la voie devenant de plus en plus chaude, ilss’élançassent, avec des aboiements furieux et une ardeur sanspareille dans la direction du taillis d’Yvors.

– Bête bien lancée est à moitiéforcée ! s’écria le seigneur Jean. Toi, l’Éveillé, occupe-toides relais ; j’en veux partout ! j’appuierai moi-même leschiens… Et de la vigueur, vous autres ! ajouta le seigneurJean en s’adressant au fretin des valets. Nous avons plus d’unedéfaite à venger, et si, par la faute d’un de vous, je n’ai pas monhallali, de celui-là, à la place du loup, cornes du diable !je fais curée à mes chiens !

Après cet encouragement, le seigneur Jeanlança son cheval au galop, et, quoique la nuit fût encore obscure,le terrain mauvais, il le maintint à une grande allure pourrejoindre la chasse, que l’on entendait déjà dans les fonds deBourg-Fontaine.

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