Le Meneur de loups

XXII. Le dernier souhait deThibault.

Bien que poursuivie par une terreur profondeet ayant hâte d’arriver au village où elle avait laissé son mari,Agnelette, justement à cause de la rapidité de sa course, étaitobligée de s’arrêter de temps en temps : l’haleine luimanquait.

Dans ces moments de halte, pendant lesquelselle essayait de ressaisir sa raison, elle se disait qu’elle étaitfolle d’attacher tant d’importance à des paroles impuissantes,dictées par la jalousie et la haine, que le vent avait déjàemportées ; et cependant, malgré cela, dès qu’elle étaitparvenue à reprendre sa respiration, dès que la force lui revenait,elle poursuivait sa route de la même course précipitée, car ellesentait qu’elle ne serait tranquille que lorsqu’elle aurait revuson mari.

Bien qu’elle eût à traverser une demi-lieue àpeu près des triages les plus solitaires et les plus sauvages de laforêt, elle ne songeait plus aux loups, qui étaient la terreur detoutes les villes et de tous les villages à dix lieues à la ronde.Elle n’avait qu’une peur : c’était de rencontrer sous ses pasle corps inanimé d’Engoulevent.

Plus d’une fois, lorsque son pied heurta uncaillou ou une branche, sa respiration s’arrêta tout à coup commesi son dernier soupir se fût exhalé, un froid aigu lui entrajusqu’au fond du cœur, ses cheveux se dressèrent sur son front etune sueur froide inonda son visage.

Enfin, au bout du sentier qu’elle suivait, etau-dessus duquel les arbres, en se croisant, formaient une voûte,elle aperçut la campagne doucement argentée par les rayons de lalune.

Au moment où elle entrait dans la plaine etpassait de l’obscurité à la lumière, un homme qu’elle n’avait pointaperçu, caché qu’il était derrière un buisson du fossé qui séparaitla plaine de la forêt, se jeta au-devant d’Agnelette et la pritentre ses bras.

– Oh ! oh ! dit-il en riant, oùallez-vous à cette heure de nuit, madame, et de ce pas-làencore ? Agnelette reconnut son mari.

– Étienne ! oh ! mon cher petitÉtienne ! s’écria la jeune femme en lui jetant les deux brasautour du cou, que je suis donc aise de te revoir, et de te revoirbien vivant ! Mon Dieu ! je vous remercie !

– Oh ! oh ! dit Engoulevent, tucroyais donc, pauvre Agnelette, que Thibault, le meneur de loups,avait dîné de mes os ?

– Ah ! ne prononce pas le nom deThibault, Étienne ; fuyons, mon ami, fuyons du côté desmaisons !

– Allons, fit en riant le jeune piqueur,voilà que tu vas faire dire aux commères de Préciamont et de Vezqu’un mari n’est bon à rien, pas même à rassurer sa femme.

– Tu as raison, Étienne ; mais, moiqui tout à l’heure ai eu le courage de traverser ces grands vilainsbois, je ne sais pourquoi, maintenant que je devrais être rassuréepuisque tu es près de moi, je ne sais pourquoi je tremble depeur.

– Que t’est-il donc arrivé ? Voyons,dis-moi cela, fit Étienne en donnant un baiser à sa femme.

Agnelette raconta alors à son mari comment, enrevenant de Vez à Préciamont, elle avait été attaquée par un loup,comme Thibault l’avait arrachée à ses griffes, et ce qui s’étaitpassé entre elle et ce dernier.

Engoulevent écouta avec la plus grandeattention.

– Écoute, dit-il à Agnelette, je vais teconduire à la maison, je t’y renfermerai bien soigneusement avec lagrand-mère pour qu’il ne t’arrive point malheur ; puis jemonterai à cheval et j’irai prévenir le seigneur Jean de l’endroitoù se tient Thibault.

– Oh ! non, non ! s’écriaAgnelette, tu serais obligé de traverser la forêt, et il pourrait yavoir du danger.

– Je ferai un détour, dit Étienne, et, aulieu de passer par la forêt, j’irai par les fonds de Coyolles et deVallue.

Agnelette poussa un soupir et secoua la tête,mais elle n’insista pas davantage. Elle savait que sur ce pointelle n’obtiendrait rien d’Engoulevent, et, d’ailleurs, elle seréservait de renouveler ses prières une fois rentrée à lamaison.

Et, en effet, ce que comptait faire le jeunepiqueur était tout simplement l’accomplissement d’un devoir.

Une battue formidable devait avoir lieu lelendemain, justement dans la partie de la forêt opposée à celle oùAgnelette venait de rencontrer Thibault.

Il était du devoir d’Étienne d’aller sansretard prévenir le seigneur Jean du lieu où Agnelette avaitrencontré le meneur de loups.

Il n’y avait pas trop du reste de la nuit pourchanger les dispositions de la battue.

Cependant, en approchant de Préciamont,Agnelette, qui avait gardé le silence un instant, jugea sans douteque, pendant cet instant, elle avait amassé un nombre suffisant debonnes raisons, car elle reprit ses sollicitations avec plusd’ardeur que jamais.

Elle représenta à Étienne que Thibault, toutloup-garou qu’il était, avant de lui faire aucun mal, lui avaitsauvé la vie ; qu’au lieu d’abuser de sa force, quand il latenait en sa puissance, il lui avait donné la liberté de venirrejoindre son mari. Dire où était Thibault après cela, dénoncer saretraite à son ennemi mortel, le seigneur Jean, ce n’était plusaccomplir un devoir, c’était ourdir une trahison : c’étaitvouloir que Thibault, qui ne pouvait manquer d’être instruit decette trahison, ne fit plus désormais grâce à personne en pareillecirconstance.

La jeune femme plaidait la cause de Thibaultavec une véritable éloquence. Mais, en épousant Engoulevent, ellene lui avait pas plus fait mystère de ses premiers engagements avecle sabotier que de ce qui s’était passé dans leur dernièreentrevue.

Quelle que fût la confiance qu’il eût dans safemme Engoulevent n’en était pas moins accessible à lajalousie.

D’ailleurs, il existait une vieille haineentre lui et Thibault, haine qui avait pris naissance le jour oùEngoulevent avait déniché le sabotier sur un arbre et l’épieu dusabotier dans le buisson voisin.

Aussi tint-il bon et continua-t-il, tout enécoutant les prières d’Agnelette, à se diriger vivement versPréciamont.

Ils arrivèrent en discutant, et chacunsoutenant son dire, jusqu’à cent pas des premières haies.

Pour combattre, autant que possible, lesincursions soudaines et inattendues que Thibault faisait dans lesvillages, les paysans avaient établi des espèces de patrouillesnocturnes et se gardaient comme on se garde en temps de guerre.

Étienne et Agnelette étaient si préoccupés deleur discussion, qu’ils n’entendirent pas le qui-vive de lasentinelle embusquée derrière la haie, et qu’ils continuèrent des’avancer vers le village.

La sentinelle, apercevant dans l’ombre uneapparence à laquelle sa préoccupation prêtait une forme monstrueuseet qui, ne répondant point à son qui-vive, continuait de s’avancervers lui, prépara son fusil.

En levant les yeux, le jeune piqueur aperçuttout à coup la sentinelle à la lumière de la lune qui, pareille àun éclair, se reflétait sur le canon du fusil.

Tout en répondant ami, il se jetaau-devant d’Agnelette, l’enlaçant de ses bras et lui faisant unrempart de son corps.

Mais le coup de feu partit au même instant, etle malheureux Étienne, poussant un soupir, tomba sur celle qu’ilétreignait, sans faire entendre une seule plainte.

La balle lui avait traversé le cœur.

Lorsque les gens de Préciamont, avertis par lebruit du coup de feu, arrivèrent sur le sentier qui conduit duvillage à la forêt, ils trouvèrent Engoulevent mort et Agneletteétendue sans connaissance sur le cadavre de son mari.

On transporta la pauvre Agnelette dans lacabane de sa grand-mère.

Mais elle ne revint à elle que pour tomberdans un désespoir qui touchait au délire.

Lorsqu’elle fut sortie de la torpeur despremiers jours, le délire atteignit les proportions de lafolie.

Elle s’accusait de la mort de son mari ;elle l’appelait, elle demandait grâce pour lui à des espritsinvisibles qui obsédaient jusqu’aux courts instants de sommeil quel’exaltation de son cerveau lui permettait de prendre.

Elle prononçait le nom de Thibault ets’adressait au maudit avec des supplications qui tiraient leslarmes des yeux de tous ceux qui l’entendaient.

Comme dans tout ce que racontait sa folie,malgré l’incohérence des paroles, les faits réels se faisaientjour, on comprenait que le meneur de loups était mêlé au funesteévénement qui avait causé la mort du pauvre Étienne. Enconséquence, on accusait l’ennemi commun d’avoir jeté un sort surles deux malheureux enfants, et l’animadversion que l’on portait àl’ancien sabotier s’en était encore accrue.

On eut beau appeler le médecin deVillers-Cotterêts et celui de la Ferté-Milon, l’état d’Agnelette nefit qu’empirer : ses forces s’en allèrent décroissant ;sa voix, au bout de quelques jours, devint plus faible et plusbrève, quoique son délire demeurât toujours aussi violent, et toutfaisait croire, même le silence des médecins, que la pauvreAgnelette ne tarderait point à suivre son mari dans la tombe.

La voix de la vieille aveugle avait seule lepouvoir de diminuer sa fièvre. Lorsqu’elle entendait parler lagrand-mère, Agnelette se calmait, ses yeux fixés et hagardss’adoucissaient et s’humectaient de larmes ; elle passait samain sur son front comme pour en chasser une pensée importune, etun triste sourire se dessinait rapide et fugitif sur seslèvres.

Un soir, à la tombée de la nuit, Agnelettereposait d’un sommeil plus agité et plus pénible encore qued’habitude.

La chaumière, faiblement éclairée par unelampe de cuivre, était dans une demi-obscurité ; lagrand-mère, assise devant les pierres de l’âtre, gardait dans saphysionomie cette immobilité sous laquelle les sauvages et lespaysans cachent leurs plus vives émotions.

Des deux femmes que le seigneur Jean payaitpour garder la veuve de son serviteur, l’une récitait son chapeletagenouillée au pied du lit où Agnelette gisait si pâle et siblanche, que, n’eût été le mouvement régulier de sa poitrineoppressée, on eût pu la croire déjà morte ; l’autre filaitsilencieusement sa quenouille.

Tout à coup, la malade, qui depuis quelquesmoments frissonnait par intervalles, parut se débattre contre unrêve horrible et poussa un cri d’angoisse.

Au même instant, la porte s’ouvrit. Un homme,dont la tête semblait entourée d’un cercle de flammes, s’élançadans la chambre, bondit jusqu’au lit d’Agnelette, étreignit lamourante entre ses bras, appuya, avec des cris de douleur, seslèvres sur le front de la malade, puis, s’élançant vers une portequi donnait sur la campagne, l’ouvrit et disparut.

L’apparition avait été si rapide, que l’on eûtpu croire à une hallucination de la jeune femme, qui, essayant derepousser un objet invisible, criait :

– Éloignez-le !Éloignez-le !

Mais les deux veilleuses avaient vu cet hommeet avaient reconnu Thibault ; mais on entendait de grandesclameurs, où le nom de Thibault était mêlé.

Ces clameurs s’approchaient de la maisond’Agnelette, et bientôt ceux qui les poussaient parurent sur leseuil.

Ils poursuivaient le meneur de loups.

Thibault avait été vu rôdant autour de lachaumière d’Agnelette, et les habitants de Préciamont, prévenus parleurs sentinelles, s’étaient armés de fourches et de bâtons, pourlui donner la chasse.

Thibault, qui connaissait l’état désespéréd’Agnelette, n’avait pu résister au désir de la voir une dernièrefois.

Au risque de tout ce qui pouvait lui arriver,il avait traversé le village, se fiant à la rapidité de sa course,avait ouvert la porte de la cabane et était allé revoir lamourante.

Les deux femmes indiquèrent aux paysans laporte par laquelle Thibault était sorti, et ceux-ci, comme unemeute qui en revoit, s’élancèrent sur ses traces en redoublant demenaces et de clameurs.

Thibault, bien entendu, échappa à ses ennemis,et disparut dans la forêt.

Mais, après la secousse effroyablequ’Agnelette venait de recevoir de la présence et du contact deThibault, l’état de la malade devint si alarmant, que l’on dut,dans le courant de cette même nuit, aller chercher le prêtre.

Il était évident qu’Agnelette n’avait plus quequelques heures à souffrir.

Vers minuit, le prêtre entra, suivi dusacristain qui portait la croix, et des enfants de chœur quiportaient l’eau bénite.

Ces derniers s’agenouillèrent au pied du lit,tandis que le prêtre s’approchait du chevet.

Alors, Agnelette parut ranimée par une forcemystérieuse.

Elle parla longtemps bas avec le prêtre, et,comme on savait bien que la pauvre enfant n’avait pas si longtempsà prier pour elle, on comprit qu’elle priait pour un autre.

Cet autre, quel était-il ?

Dieu, le prêtre et elle le savaient seuls.

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