Le Monsieur au parapluie

Chapitre 11UN DÎNER ACCIDENTÉ

 

Si l’amour, ici-bas, ne causait que des peines,

Les oiseaux amoureux ne chanteraient pas tant.

dit un vieux refrain d’opéra-comique ; etle vaudeville nous chante :

 

L’amour, que’qu’c’est qu’ça ?

 

C’est peut-être aux chansons, c’est peut-êtreaux oiseaux qu’il faudrait le demander ; c’est certainementune maladie, puisqu’on en souffre et qu’on en guérit, grâce à cegrand médecin qu’on appelle le Temps ; que si on veut recourirà une médication plus rapide, il y a celle indiquée par un docteurà une mère affligée du dépérissement de son fils atteint du mald’amour pour une beauté dont elle le tenait éloigné :

– C’est là votre tort, madame ; elleest son meilleur remède : une cuillerée le matin et une lesoir, et votre fils sera guéri dans deux mois.

Parbleu ! comme cela, Bengali aussiguérirait peut-être ; car, il ne cherchait plus à se ledissimuler, l’annonce du mariage prochain de Georgette l’avaitfrappé au cœur et, pour la première fois, il se sentait atteint duvrai mal d’amour, d’amour sans espoir, d’un mal sans remède.

– Allons, allons ! de laphilosophie, se dit-il, et ne laissons pas voir ce qu’il y alà-dessous.

En effet, on ne le vit pas, parce qu’aurebours des autres maladies, celle-ci peut se dissimuler et, même,certaine façon de la combattre peut donner l’illusion d’uneexubérante gaîté.

C’est ainsi que notre coureur d’aventures putrevenir le visage épanoui et la voix pleine de rires à la maison oùla société l’avait précédé.

– On t’attendait pour servir, lui dit satante ; le dîner est prêt depuis longtemps.

– Je me suis attardé, dit-il, à voir unenoce monter dans une voiture de courses, pour se faire conduire aurestaurant de la Porte Dorée ; il y avait, vous savez,mademoiselle Athalie, cette dame longue et plate comme l’épée deCharlemagne, qui dansait à notre quadrille ?

– Ah ! oui, madame Blanquette, lamère de la mariée, répondit Athalie ; je te l’ai dit,papa.

M. et madame Jujube rirent beaucoup.

– Quand je pense que nous pouvions êtrede cette noce, fit madame Jujube, d’un air de dédain.

– Nous vois-tu, ajouta l’artiste en riantaux éclats, nous !… allant au repas dans une voiture decourses.

Et la famille de redoubler son rireironique.

– Et avez-vous vu monsieurBlanquette ? demanda madame Jujube, qui est haut comme ça.

– Oui, mais j’ignorais ce qu’était cepetit homme : je lui demande, en lui montrant la damephénomène :

– Quel est ce mât de cocagne en jupons,monsieur ?

Il me regarda d’un air furibond :

– Ce mât de cocagne, me répondit-il, enroulant des yeux terribles, c’est ma femme, monsieur.

Et la société de se tordre.

– Vous avez dû être bien embarrassé, fitJujube, d’avoir appelé sa femme mât de cocagne.

– Du tout, je l’ai félicité d’avoir gagnéla timbale.

Mademoiselle Piédevache saisit l’occasion desonder les idées de son neveu et, après un signe d’intelligence auxépoux Jujube :

– Et ta noce, à toi, quandirons-nous ? demanda-t-elle.

– Ma noce ?

– Oui. Tous ces couples que tu viens devoir si gais, si heureux, est-ce que ça ne te donne pas des idéesde mariage ?

La pensée de Georgette fiancée au rival qui lalui enlevait lui dicta brusquement une réponse :

– Mais si !… Je n’y avais jamaissongé : c’est une bonne idée que vous me donnez là, matante.

– Vraiment ?

– Excellente ! Ah ! elle semarie, pensa-t-il, eh bien, je me marierai aussi. Cherchez-moi unepetite femme bien gentille, bien douce, ma tante, dit-il.

– Je te trouverai ça…

– Ça y est ! murmura Jujube à sacompagne ravie.

L’extra vint annoncer que le dînerétait servi ; Jujube offrit son bras à mademoiselle Piédevacheet on passa dans la salle à manger.

– Ça ira tout seul, dit la vieilledemoiselle, à voix basse, à son cavalier.

– Je l’espère, répondit-il.

Naturellement, l’hôtesse plaça en face d’elleAthalie à côté de Bengali ; elle fit asseoir Jujube à sadroite, madame Jujube à sa gauche, et pendant le potage onn’entendit plus que le bruit causé par le choc des cuillères surles assiettes.

Pendant ce temps, l’extra avaitrempli les verres.

– Madère, dit-il à chaque convive.

– Parfaitement ! réponditBengali ; je le connais, ce madère, premier choix comme toutela cave de ma tante. Nous allons le boire à votre santé, ma chèretante, et ne soyez pas avare de vos vins généreux.

Puis, levant son verre :

– À la santé de sainteAntoinette !

Et la famille Jujube de faire chorus avecenthousiasme.

L’extra venait d’apporter une truitesaumonée, lorsque Dindoie entra et dit :

– Madame, c’est un vieux monsieur quidemande de la cire jaune et un baromètre.

– Quoi ? fit mademoisellePiédevache… un vieux monsieur qui demande quoi ?

– De la cire jaune et un baromètre…

– Qu’est-ce qu’il me chante là, cettevieille bête ?… Quelle est cette carte que vous tenez à lamain ?

– Madame, c’est celle du vieuxmonsieur.

– Mais donnez donc !

Elle lui prit la carte des mains, puis laremettant à son neveu :

– Lis donc ! lui dit-elle, je n’aipas mon pince-nez.

Bengali prit la carte et partit d’un éclat derire, non simulé celui-là…

– Ah ! ah ! ah ! de lacire jaune et un baromètre ! Ah ! ah ! ah ! cepauvre Dindoie ! il n’avait pas assez de la moitié de son nom,il lui fallait l’autre moitié ! Ah ! ah ! ah !de la cire jaune et un baromètre !

– Mais qu’y a-t-il donc sur cettecarte ? demanda mademoiselle Piédevache impatientée.

Bengali lut : Sir John, baronnet.

La famille Jujube éclata de rire à sontour.

– Lui ! s’écria l’hôtesse.

Et elle sortit précipitamment, laissant lafamille Jujube fort contrariée par la crainte qu’il y eût là unnouvel empêchement à la conversation matrimoniale inachevée.

Mademoiselle Piédevache rentra au bras d’ungrand vieillard, sec comme du bois mort dont il avait, d’ailleurs,la couleur, raide, flegmatique, marchant comme un compas et aussicomme un aveugle, car ses yeux regardaient indécis et ses piedsheurtaient tous les meubles.

– Sir John, baronnet, dit-elle en leprésentant à la société ; un vieil ami que je n’avais pas vudepuis trente ans.

– Qu’on donnait à manger beaucoup fort àmon chien, il était très gros, dit le vieil Anglais.

– Je vais donner l’ordre, sir John,répondit sa vieille amie.

Et elle sortit précipitamment.

Sir John, alors, tira un étui de sa poche, ensortit des lunettes ayant des verres d’une invraisemblableconvexité, se les adapta et regarda fixement les personnesauxquelles on l’avait présenté ; mais comme on ne les luiavait pas présentées, il resta immobile.

La maîtresse de la maison rentra toutejoyeuse :

– Oh ! vous n’avez pas oublié mafête, dit-elle à l’Anglais ; puis s’adressant à sesinvités :

– Quelle belle collection d’arbustes ilm’a apportée des Indes ; des plantes merveilleuses !

Sir John tira un nouvel étui de sa poche, ensortit deux acoustiques qu’il se mit dans les oreilles etdemanda :

– Le chien il mange ?

– Il a tout ce qu’il lui faut.

– Oh ! merci, je avais faimaussi.

Un couvert fut immédiatement ajouté.

– Présentez ces personnes à moâ !dit sir John.

– Ah ! c’est juste : mon neveu,monsieur, madame et mademoiselle Jujubès, de bons amis.

– Bonjour ! dit alors sir John.

Mademoiselle Piédevache le prit par la main,le conduisit à la table, le fit asseoir à sa droite, lui donna pourvoisin Bengali, à côté duquel elle plaça Athalie ; elle mitmadame Jujube à sa gauche ; Jujube prit la place libre.

On apporta du potage à sir John, et les autresconvives qui avaient mangé le leur attendirent qu’il eût vidé sonassiette.

L’assiette enlevée, sir John se fouilla denouveau, tira de sa poche un troisième étui, en sortit un râteliercomplet et se l’adapta dans la bouche.

– Je suppose, dit Bengali à l’oreilled’Athalie, qu’en vue d’une danse après dîner, il a apporté, dans savoiture, deux jambes mécaniques.

Et Athalie de rire aux éclats.

Mademoiselle Piédevache fit signe à Bengali decauser avec sir John, tout à son travail de mastication, et setourna vers madame Jujube :

– Il sera bien difficile, dit celle-ci àdemi-voix, de causer de notre affaire.

Et les deux femmes de chuchoter pendant que leneveu se conformait aux désirs de sa tante :

– Alors, monsieur arrive desIndes ?

L’Anglais, tout à sa truite, ne répondit pas.Bengali continua :

– Adorable pays, monsieur ; nous luidevons les dindons, les cobayes, dits cochons d’Inde, les œilletsd’Inde, les étoffes dites indiennes et cette marche en rangsd’oignons appelée file indienne… Ah ! les Indes, cette terredes nababs, des rajahs et des Bouddhas.

Bengali fut interrompu par l’arrivée d’unchien colossal ; celui de sir John. Il alla droit à son maîtrequi le caressa et lui adressa quelques paroles en anglais.

– Tiens ! il sait donc l’anglais,votre chien ? dit Bengali.

Alors, s’adressant au molosse : – You,speach, English, beefteack, rosbeaf ! yes, godadem, fiveo’cloc, sport ! turf, garden parti, mac farlane.

Et la famille Jujube de rire aux éclats, cequi mit sir John de fort mauvaise humeur.

– Il est bête, ce monsieur, dit-il, bas àson amie.

– Chapon au gros sel ! fitl’extra en présentant un plat.

Sir John prit une cuisse, en retira l’os et lejeta sous la table, où son chien alla le ronger.

Bientôt, attiré par l’odeur, Turban, le chiende garde de la maison, entra à son tour.

– Attendez ! dit à voix basseBengali à sa voisine, nous allons rire : Turban ne sait que lefrançais, l’autre ne comprend que l’anglais ; ils ne pourrontpas s’entendre.

Et il jeta sous la table un morceau de viandeque Turban alla y chercher.

– Bordeaux-Léoville ! fitl’extra en emplissant les verres.

Jujube se leva et proposa un nouveau toast àsainte Antoinette ; chacun applaudit à cette bonne pensée etl’artiste adressa un speech des plus flatteurs à sa futurealliée ; Bengali y ajouta quelques paroles bien senties.

Sir John, alors, levant son verre, commençaitune allocution en anglais, lorsque, tout à coup, le perroquet, àqui le bruit des bouteilles qu’on débouche avait rappelé le seulbruit qu’il eût retenu, exécuta son imitation avec une vigueurinusitée :

– Oh ! schoking ! fit sir Johnindigné.

– Encore ! dit Jujube en cherchant àdeviner l’auteur de cette incongruité.

– C’est mon perroquet ! s’écriavivement mademoiselle Piédevache ; il veut imiter le canon deVincennes, qu’on entend quand le vent souffle par ici.

– Je crois en effet que le vent y estpour quelque chose, dit Bengali qui savait la vérité et se tordaitde rire en voyant le visage des convives.

L’incident fut clos par des grognementsaussitôt suivis d’une lutte des deux chiens qui se disputaient unos ; la table vacilla, puis fut soulevée par les deuxcombattants se dressant, se dévorant, roulant à terre, se relevanten bonds effrayants ; et les bouteilles, les carafes, lesverres, de danser une sarabande effrénée. Les dames se lèventépouvantées ; trop tard : la table venait d’être jetée àbas, entraînant dans sa chute les plats, les assiettes, tout leservice, envoyant le vin et la sauce sur les robes et lespantalons. Cris des dames, hurlements des chiens. Et au milieu decet effroi général Bengali riant à perdre haleine.

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