Le Monsieur au parapluie

Chapitre 6OUVERTURE DU THÉÂTRE RIGOLO

 

L’annonce, sur les colonnes Morice et dans lesjournaux, de l’ouverture du théâtre au nom joyeux et de la pièce autitre alléchant qui devait l’inaugurer, ne pouvait laisserindifférents Bengali et ses compagnons de plaisirs ; et,malgré une chaleur à vendre le beurre en bouteilles, ils s’étaientmis d’accord pour aller tous ensemble à la première représentationdu Veuf à l’huile, et ils avaient loué six fauteuils debalcon, premier rang, se suivant sans interruption.

Le nouveau théâtre était un anciencafé-concert transformé en salle de spectacle, par adjonction dedeux galeries, d’un balcon et de quelques loges, théâtre dequartier vu sa situation excentrique ; ce quartier, du reste,ne pouvait fournir un public de high life et on s’enapercevait, dès en entrant dans la salle, aux nombreuses casquetteset aux cravates rouges ou vert-pomme qui l’émaillaient, mêlées auxchapeaux du Temple des dames, même aux simples bonnets et,par-dessus tout, au bruit des conversations, des interpellations etdes appels à longue distance, entre spectateurs reconnaissant desamis ; tout cela dans une température d’Éthiopie et ungrouillement de visages en sueur, continuellement essuyés par desmouchoirs de poche ou des manches de paletot.

Dans la confusion des voix, on distinguait lesréflexions de circonstance, échangées du paradis au parterre etréciproquement :

– Très chic, ce théâtre-là !

– Y a du velours.

– Et de l’or.

– Et le Veuf à l’huile, ça doitêtre rien rigolboche.

– Qu’est-ce que ça peut être qu’un veuf àl’huile ?

– Un veuf à l’huile ? ça doit êtreun vieux veuf bien conservé.

– Dans l’huile ?

– Dam ! y a bien les sardines.

Et tout le monde de rire.

– Les sardines ! Espèce deserin !

– Eh ben, qu’est-ce que c’est,toi ?

– Va donc t’asseoir sur ma veste, etprends garde de casser ma pipe.

– Mais dis donc ce que c’est, toi,puisque t’es si malin.

Autre voix. – Moi je parie que jesais ce que c’est que le veuf à l’huile.

Tout le monde. – Ah ! ah !…dis-le.

– Eh ben, c’est le contraire d’uncornichon, parce que le cornichon est au vinaigre.

On conspue l’auteur de cette explication.

– Ferme donc ta boîte à bêtises !crie l’un.

– Tiens, tu m’affliges, comme legrenadier de la chanson, dit un autre.

Troisième voix. – Vous êtes tous desmelons ; v’la ce que c’est : c’est pas le veuf enpersonne ; simplement qu’il a fait faire son portrait àl’huile.

Cette nouvelle explication est accueillie pardes huées unanimes.

– Tu ferais bien mieux de nous payer desrafraîchissements que de dire des choses bêtes comme tes pieds,crie un ami du préopinant.

– Oui, oui, approuve en chœur toute lasociété altérée.

– On crève de soif, disent les uns.

– N’y a donc pas de limonadier ?demande un autre.

Ici, le chœur, sur le rythme deslampions : – Le garçon ! le garçon !

Le silence se fit tout à coup ; c’étaitl’arrivée de Bengali et de ses amis, au balcon, qui produisait soneffet.

– Des messieurs de la haute,murmurait-on.

– Ils ont des gants, observaient lesuns.

– Et des lorgnettes, ajoutaient lesautres.

– Ça doit être des Russes, affirma unphysionomiste ; et l’opinion ayant circulé, de nombreuses voixcrièrent : – Vive la Russie !

Bengali et sa société saluèrent gracieusementen mettant la main sur leur cœur, ce qui prouva que lephysionomiste avait deviné, et les cris : Vive laRussie ! de redoubler.

– Demandez : vin, bière, cognac,sucre d’orge à l’absinthe ! cria un garçon limonadier quientrait en ce moment.

Des bravos retentirent de toutes parts,accompagnés des ordres :

– Garçon, quatre verres ! – Garçon,deux cognacs ! – Garçon, cinq bocks !

– Des bons chaussons ! ajouta legarçon.

– Trois chaussons ! crièrent desvoix.

Pas de confusion sur le mot chausson. Ungrammairien fantaisiste l’a défini : objet de lisière ou depâte ferme, contenant des pieds ou des pommes. – Les chaussons dontil s’agit ici contenaient des pommes.

Les plus pressés soulagés par l’absorption desliquides, et un silence relatif s’étant produit, Bengali se leva etcria d’une voix retentissante :

– Garçon ! six sucres d’orge àl’absinthe.

Et quand on vit les six sucres d’orge sucéspar les six bouches amies, ce fut un enthousiasme tenant du délire,et toute la salle de crier : L’Hymne russe ! l’Hymnerusse !

– Mais les musiciens n’y sont pas !cria un spectateur ; chantons la Marseillaise.

Et tout le monde entonna laMarseillaise aux acclamations de Bengali et de sescompagnons, debout et la main sur le cœur. Un œil parut à chacundes trous du rideau, dont l’agitation trahissait la présence descomédiens impatients de voir les Russes et, tous ne pouvant pasmettre leur œil au trou, les empêchés soulevaient les coins durideau et montraient leurs têtes curieuses.

Marocain, placé dans une baignoire de face,sous le balcon où étaient les spectateurs, cause de cetenthousiasme, et qu’il ne pouvait pas voir, Marocain de se réjouirde l’heureux incident qui devait assurer le succès du Veuf àl’huile ; et quand les quatre musiciens composantl’orchestre parurent à leur place, il s’associa de tous ses poumonsau cri, de nouveau poussé : L’Hymne russe ! l’Hymnerusse !

Les artistes, qui ne connaissaient pas cechant national, jouèrent God Save the Queen, auxapplaudissements des spectateurs qui avaient pris cet air anglaispour l’air russe. Ceux du parterre, tournés vers les prétendusRusses, les acclamaient, battaient des mains, faisaient un tapageassourdissant.

Les petits coups précipités, frappés derrièrele rideau pour avertir les musiciens de se tenir prêts aux troiscoups officiels, ce signal n’arrêta pas les acclamations des amisde la Russie.

– Silence ! dans la fossecommune ! cria un amateur de chaussons, en essuyant à sescheveux ses doigts pleins de marmelade de pomme ; on vacommencer.

On frappa les trois coups, l’orchestre joual’ouverture et le rideau se leva.

Marocain était haletant et avoua à sa femme età Georgette qu’il avait le trac ; puis remarquant une placevide à l’orchestre : – Je vais la prendre, dit-il ; jeserai mieux pour chauffer la pièce et encourager les artistes.

Il quitta la loge et alla s’asseoir à lastalle vacante : – Cette place est celle d’un monsieur qui varentrer et il m’a prié de la lui garder, dit le voisin destalle.

– On ne retient pas de place,répondit-il ; celle-ci est inoccupée, je la prends.

– Vous vous arrangerez avec sonpropriétaire, répliqua le gardien de la place.

– C’est tout arrangé, fit lecommanditaire, et il s’installa dans la stalle au moment où lerideau se levait.

– Oh ! une idée, dit à demi-voixBengali à ses amis ; nous ferons les mots continués.

Les amis approuvèrent en étouffant le rire quiles gagnait à la pensée de cette scie pendant la pièce.

Le théâtre représentait un petit salonmodestement meublé ; il fait nuit. Entre avec précaution, parune porte latérale, une vieille femme portant une lampeallumée.

– Je crois, dit-elle, que mon savoyard demaître s’est décidé à taper de l’œil ; foi de veuve Tubéreuxqui est mon nom, j’en ai attrapé une courbature dans la gorge, delui lire les journaux. (On entend sonner deux heures.) Deux heuresdu matin ; vous croyez qu’il n’est pas à tuer, ce ravagé-là,de ne pas vouloir que les autres dorment, parce qu’il ne peut plusdormir ? ni que les autres mangent, parce qu’il n’a pasd’appétit et qu’il est condamné à l’huile de foie demorue ?

Désappointement des spectateurs, rumeur dansla salle.

– Ah !… C’est pour ça que ças’appelle le Veuf à l’huile…

– C’est idiot !

– C’est imbécile.

– On se fiche de nous.

– Laissez continuer ! s’écriaMarocain. Puis s’adressant à l’actrice : – Continuez,madame ! dit-il.

Et la mère Tubéreux continua :

– Et ça n’a que 42 ans ; voilà oùmène la noce… et encore il y a noce et noce. Ainsi moi, parexemple…

Ici un rire général.

Marocain, voulant chauffer le premier succès,se tord avec des éclats joyeux, à croire qu’il allaitsuffoquer.

– Attention aux mots continués, ditBengali à ses compagnons ; je commencerai.

La mère Tubéreux, qui a cru devoir saluer lepublic, reprend la suite de son monologue : – Eh bien, moi, çane m’empêche pas d’être bien conservée, j’espère ?

– De bottes, dit Bengali à hautevoix.

Et nos farceurs continuant, le publicstupéfait entendit :

– De bottes – anique – olas Flamel –odrame de Denneri – de veau – aux petits pois – lon – comme lebras.

Bengali fit signe d’arrêter ici lasérie ; le public se dit : – C’est du russe ; ilsparlent en russe.

Et la pièce continua :

La mère Tubéreux. – Avec ça qu’ilprend des pilules très échauffantes qui lui donnent uneconstipation !

Rumeurs et protestations dans la salle :Oh ! oh ! oh !

– Charge-le d’huile ! crie unevoix.

– Mets-le à l’huile de ricin, ajoute uneautre.

Et toute la salle de rire.

– Silence ! hurle Marocainfurieux.

La chaleur allant toujours croissant, lesdames, peu à peu, retirent les unes leur chapeau, les autres leurbonnet et les suspendent à l’étoffe de la rampe à l’aided’épingles.

La mère Tubéreux continuait, lorsqu’unealtercation se produisit dans la salle ; c’était le titulairede la place occupée par Marocain qui la lui réclamait.

– Hein ! quoi, dit celui-ci avechumeur, vous troublez le spectacle.

– C’est vous qui le troublez ; jevous réclame ma place, voilà tout.

Marocain ne répondit pas et se remit à écouterla pièce.

Le réclamant lui frappa sur l’épaule : –Vous n’entendez donc pas ce que je vous dis ? Vous avez maplace, je la veux.

Marocain refuse de la rendre. –Altercation ; gifle retentissante appliquée à Marocain :– À bas la claque ! crie un loustic, et le public de rire.Tout le monde est levé et la mère Tubéreux attend que l’émotionsoit calmée.

Un agent arrive et expulse le gifleur.

Marocain, alors, de rouler des yeux effrayantset de crier d’une voix terrible :

– Eh bien, ça m’est égal ! je lagarde ! et il se rassit à la place réclamée.

– C’est ça, gardez-la, cria le public misen belle humeur.

Pendant cette scène, nos six farceurs avaientremarqué l’exposition à la galerie des chapeaux et des bonnets, et,après avoir chuchoté entr’eux, Bengali était sorti, puis étaitrentré après une courte absence.

La mère Tubéreux avait repris son monologue,le public écoutait la pièce et la bande joyeuse profita del’attention générale pour exécuter le plan conçu par Bengali et quiétait celui-ci : les dames s’étant allégées de leurs coiffurespour avoir moins chaud à la tête, nos farceurs s’allégèrent deleurs chaussures pour avoir moins chaud aux pieds, et bientôt onvit pendre au balcon six paires de bottes accrochées à la rampe dubalcon par les tirants à l’aide des épingles que Bengali s’étaitprocurées pendant sa sortie. – Seconde série des mots continués,dit-il à voix basse, attention.

La mère Tubéreux continuaittoujours :

– Si ça n’était pas qu’il est riche etqu’il me couchera sur son testament…

Bengali continua sur :ment : Comme un arracheur de dents.

Et les autres de continuer sur la syllabedent : – seur de corde – à puits – très profond – deculottes.

– Ah ! assez ! cria Marocainavec colère.

Et tout le monde, se retournant vers lesinterrupteurs, de jeter un cri de surprise à l’aspect de l’étalagede cordonnerie. Marocain bondit à la vue de Bengali.

– C’est des Russes, dit un desspectateurs ; il paraît que ça se fait dans leur pays quand ona trop chaud.

– Ça des Russes ! hurleMarocain ; je les connais, ce sont des faiseurs defarces ; ils sont venus ici pour se fiche de nous.

Des clameurs, alors, accueillirent cetterévélation ; des menaces aux faux Russes se firent entendre,des poings se tendirent vers la galerie ; Bengali et lessiens, devinant qu’un mauvais parti leur était réservé,décrochèrent vivement leurs bottes et disparurent.

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