Le Monsieur au parapluie

Chapitre 14PISTACHE REVIENT EN FAVEUR

 

La famille Jujube est à table etdéjeune ; naturellement on cause du futur mariage, desemplettes à faire, du trousseau à acheter.

Entre la bonne portant des lettres.

– Les lettres que le concierge vient demonter, dit-elle.

– Il y a une lettre de deuil, fit madameJujube.

– Qui donc est mort ? demandaAthalie en prenant la lettre, pendant que son père ouvrait sacorrespondance.

– Ah ! s’écria-t-elle, après avoirjeté les yeux sur la lettre de deuil : M. Pistache.

– Hein ? qui est mort ? firentles deux époux.

– Non, c’est lui qui envoie ça.

Et elle lut :

– M. Pistache a le chagrin de vousannoncer la perte cruellement douloureuse qu’il vient de faire dansla personne de M. Jean-André Romarin, son oncle, qu’il n’avaitjamais vu.

– Et il a tant de chagrin que cela ?observa ironiquement Jujube.

– Il a ajouté quelque chose à la main,dit Athalie.

Et elle lut :

– Il a, par la même occasion, le plaisirde vous annoncer que cet excellent oncle lui a légué une somme dedeux cent mille francs.

Madame Jujube s’exclama : – Deux centmille francs !

Jujube qui, à ce moment, ouvrait une lettre,allait s’associer à l’exclamation bien naturelle de sonépouse ; mais un coup d’œil jeté sur les premiers mots de lalettre lui arracha un cri d’un tout autre caractère.

– Qu’est-ce donc ? demandèrent lesdeux femmes inquiètes.

– Ton futur grièvement blessé enduel ! répondit-il d’une voix altérée ; c’est sa tantequi m’annonce ce grand malheur.

– Toujours de nos chances ! gémit lamère.

Athalie pâlit, fut prise d’un tremblementnerveux, puis éclata en sanglots.

– Ça devait lui arriver, dit le père, enmarchant avec agitation : un tapageur, un viveur, un cerveaubrûlé.

Madame Jujube, elle, consolait sa fille.

– Tu sais bien ce que c’est que lesduels, lui disait-elle ; les journaux en rendent compte àchaque instant et ils n’ont jamais de suites graves ; dansquinze jours, ce pauvre garçon sera guéri.

– Tu n’as donc pas entendu ce que j’ailu ? hurla Jujube ; la lettre porte grièvementblessé.

– J’ai entendu, mon ami ; mais surle moment, une blessure paraît grave, et…

– Je vais le voir, dit Jujube.

– Ne sois pas longtemps, papa, suppliaAthalie.

Jujube sortit précipitamment sans luirépondre.

– Ne te désole donc pas, continua lamère, je te dis que ce ne sera rien, tu verras. Puis, aux doutesexprimés par les mouvements de tête de sa fille, elle ajouta, enfemme positive qu’elle était :

– D’ailleurs, mettons les choses aupire ; supposons que le pauvre garçon meure de sablessure…

– Oh ! maman, ne dis pas ça !sanglota l’inconsolable Athalie.

– C’est une simple supposition… Eh bien,n’oublie pas que Pistache a hérité de deux cent mille francs.

– Ne me parle plus de lui, je n’en veuxpas.

– Pourtant, deux cent mille francs quand,comme toi, on n’a pas de dot…

Athalie trépigna de colère en répétant :– Je n’en veux pas, je n’en veux pas !

Madame Jujube continua : – D’autant plusqu’avec cette fortune il n’aurait pas besoin de rester dans lapharmacie, et ton père alors qui n’avait que cette objection…

Pour en finir, Athalie quitta brusquement samère et s’en alla pleurer dans sa chambre.

Jujube ne tarda pas à rentrer.

Il était furieux.

– Eh bien ? lui demanda madameJujube avec empressement…

Puis, voyant son air irrité :

– Mais qu’as-tu donc ?ajouta-t-elle.

– Tu as déjà été raconter à tout le mondeque ta fille faisait un riche mariage ?

– Moi ?… mais…

– Je viens de rencontrer M. etmadame Blavin qui m’ont félicité.

– Je leur ai confié… des amis…

– Confié ! et ils l’ont répété, çase sait partout… et ton prétendu gendre est très gravementblessé ; on ne peut pas le voir, défense absolue desmédecins.

– Ah ! mon Dieu ! gémit madameJujube, s’il allait mourir !

– C’est à craindre, et on se moqueraencore de nous, comme pour les autres gendres qui nous ont raté,car chaque fois, toi et ta fille, c’était la même chose ; vousne pouvez pas taire votre langue.

– Mais, mon ami, cette fois, tu m’as dittoi-même avoir annoncé le prochain mariage d’Athalie…

– À ce méchant savant, ce cuistre, à ceM. Quatpuces à qui il faut des dots ; oui, je l’airencontré et je me suis offert le plaisir de lui annoncer… tout lemonde à ma place en aurait fait autant ; toi, quelles raisonsavais-tu ?

– Mais c’est Athalie qui en a parlé lapremière.

– Athalie aussi, oui ; vous êtestoutes les mêmes, et si ton futur gendre meurt, comme c’est àcraindre, nous voilà encore avec notre fille sur les bras.

– Non, mon ami, si tu le veux bien.

Et elle rappela l’amour de Pistache pourAthalie et l’héritage qui lui permettrait de quitter lapharmacie.

Jujube ne répondit rien ; c’était déjà unpas de fait, et quand sa femme ajouta qu’Athalie ne voulait pasqu’on lui parlât de ce jeune homme, le petit tyran reparut, déclaraqu’il n’admettait pas la résistance d’une fille aux volontés de sonpère ; que sa volonté, il l’imposerait si besoin était. Entout cas, ajouta-t-il, envoie nos cartes à ce jeune homme… avec unmot de sympathie.

Madame Jujube comprit que sa cause étaitgagnée et que, avec l’un ou avec l’autre, on avait enfin leplacement d’Athalie ; et aussitôt, suivant le désir de Jujube,elle prit les trois cartes de visite, écrivit quelques motsaffectueux sur chacune d’elles, puis elle envoya immédiatementGalfâtre le concierge les porter à leur adresse.

Pistache fut au comble de l’émotion en voyantcet empressement de la famille Jujube et, particulièrement, laparticipation du maître de la maison à cette manifestationsympathique.

– Remerciez, de ma part, je vous prie,dit-il au concierge, monsieur et madame Jujubès ; dites-leurque j’ai été très sensible à leur preuve d’amitié.

– Bien, monsieur, je n’y manqueraipas.

Puis, Galfâtre ajouta : – Monsieur estsans doute invité à la noce ?

– À la noce !… Quellenoce ?

– Celle de mademoiselle Jujubès.

– Comment, de mademoiselle… Et lepharmacien abasourdi n’eut pas la force d’achever ; maispensant qu’il s’agissait de son propre mariage, il se mit àrire :

– Ça se sait donc déjà ?demanda-t-il.

– Toute la maison le sait, réponditGalfâtre…

– Ah ! fit notre pharmacien radieux.Ah ! vous me faites bien plaisir… Tenez, voilà vingt francspour cette bonne nouvelle.

– Oh ! monsieur est trop bon… Jecroyais que monsieur savait ça.

– Je savais que la demoiselle et sa mamanvoulaient bien, mais c’est M. Jujubès qui ne voulait pas.

– Ma foi, répondit Galfâtre, il avaitbien raison ; donner sa fille unique à un viveur, uncoureur.

– Ah ! mais dites donc, vous ;c’est pour me remercier de mes vingt francs que vous me ditesça ?

– Ah ! c’est vrai, monsieur, je neme rappelais plus que vous étiez l’ami de ce monsieur.

– Ce monsieur ? Quelmonsieur ?

– Eh bien… M. Bengali.

Pistache resta anéanti : – Bengali…balbutiait-il, Bengali.

– Vous ne savez pas qu’il doit épousercette demoiselle ?…

Ses questions restant sans réponse, Galfâtrese retira sans que sa sortie fût remarquée par Pistache resté lesyeux fixes et l’air ahuri.

– Ah ! se dit le pauvre amoureux, jecomprends maintenant pourquoi on ne me recevait pas quand il étaitlà.

Galfâtre venait de rentrer à sa loge, quandmadame Jujube qui, à ce moment, venait du dehors, luidit :

– Comment, vous n’avez pas encore portéles cartes ?

– Pardon, madame, j’en viens.

– Vous avez trouvé la personne ?

– C’est au monsieur même que j’ai remisles cartes ; même que ce pauvre jeune homme est dans unchagrin…

– De la mort d’un oncle qu’il n’a jamaisvu et qui lui laisse deux cent mille francs ?

– Deux cent mille francs ! s’écriaGalfâtre, c’est donc ça que, dans sa joie, il m’a donné vingtfrancs.

– Dans sa joie ! fit madame Jujubesurprise, vous venez de me dire qu’il était dans un grandchagrin.

– Oh ! le chagrin est venu après lesvingt francs, quand je lui ai annoncé le mariage demademoiselle.

Madame Jujube bondit : – Vous luiavez…

La colère l’empêcha d’achever.

– Dame, étant l’ami du marié, je croyaisqu’il était invité à la noce.

Et la brave dame, exaspérée :

– Mais comment connaissez-vous nosaffaires de famille ? qui vous a parlé de cemariage ?

– Madame, c’est mademoiselleelle-même.

– Ah ! mon Dieu, murmura madameJujube, aller conter ça jusqu’au concierge ! Et il n’y a riendans tous ces ragots que des pourparlers qui n’aboutiront mêmepas.

– Dam ! madame, moi, je…

– En voilà assez ; pas un mot decela à personne… Et tout d’abord, vous allez courir me porter unelettre à M. Pistache ; je vais la faire, venez lachercher dans dix minutes.

Et elle monta chez elle en toute hâte.

Une demi-heure après, Pistache recevait unelettre ainsi conçue :

« Il n’y a rien de vrai dans ce que vousa dit mon imbécile de concierge ; il vous a rapporté despotins de voisinage, établis sur les visites que nous faitM. Bengali, comme nous en font tous nos amis ; etd’ailleurs, le pauvre jeune homme est peut-être mort, à cetteheure, d’une blessure qu’il a reçue hier, en duel. Venez me voir,nous causerons. »

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