Le Monsieur au parapluie

Chapitre 12LE DÉSESPOIR DE PISTACHE

 

Dans son dépit du prochain mariage deGeorgette, Bengali, comme on l’a vu, avait hautement affirmé sondésir de se marier et prié même sa tante de lui chercher un particonvenable. Sa gaîté factice tomba brusquement après le départ dela société.

– Tu ne retournes pas à Paris ? luidemanda sa tante.

– Je suis fatigué, lui répondit-il, et, àmoins que vous ne me renvoyiez…

– Par exemple ! te renvoyer !Au contraire ! tu as ta chambre ici et tu me feras grandplaisir si tu veux rester à coucher et à déjeuner demain avecmoi.

– Très volontiers, ma tante.

– Nous causerons de la chose dont tu m’asparlé.

– Une chose dont je vous ai parlé ?…Quelle chose ?

– Tu ne te rappelles plus m’avoir dit quetu voulais te marier et m’avoir chargée de te chercher unefemme ?

– Ah ! oui… oui.

– Est-ce que tu n’es plus dans les mêmesdispositions ?

Il répondit sans enthousiasme :

– Heu… si… si.

– Eh bien, j’en ai une à te proposer.

– Ah !… déjà ?

– Oh ! je pensais à elle depuislongtemps.

– Eh bien, vous m’en parlerezdemain ; bonne nuit ! ma tante.

– Et toi aussi, cher enfant ;embrasse-moi et ne fais pas de mauvais rêves.

Il n’en fit qu’un qui l’éveilla en sursaut,dans une vive agitation, et il ne put retrouver le sommeil :il avait vu en songe le mariage de Georgette.

Quand, le lendemain, au déjeuner, sa tante luicita mademoiselle Jujube comme la femme qu’elle lui avait choisie,il resta stupéfait :

– C’est celle-là ? fit-il.

– Eh bien… qu’y a-t-ild’étonnant ?

– Il y a d’abord, ma tante, une chose quisuffirait seule à justifier mon étonnement : mademoiselleAthalie doit épouser un jeune serin de ma connaissance, un élève enpharmacie.

– Qu’est-ce que tu me contes là ?C’est d’accord avec les parents de la jeune personne et avecelle-même que je te la propose.

– Mais, ma tante, c’est lui-même, unnommé Pistache, qui me l’a dit.

– Il t’a dit qu’il était agréé par lesparents ?

– Pas tout à fait ; mais il m’a juréque la demoiselle et la mère consentaient à ce mariage.

– Et le père ?

– Ah ! le père, lui, ne sait rienencore.

– J’irai aujourd’hui même le trouver etsavoir, des dames, ce qu’il y a de vrai dans ce que t’a dit tonapothicaire.

– Comme il vous plaira, ma tante ;mais votre demoiselle ne me va pas du tout.

– Parce que ?

– Parce que mademoiselle Athalie, c’estune petite dinde.

– Tant mieux, tu feras d’elle tout ce quetu voudras.

– Ah ! tout ce que je voudrai, jeveux bien.

– À la bonne heure.

– Mais ma femme, jamais de la vie ;cherchez-m’en une autre.

– C’est la quatrième que je te propose,dit mademoiselle Piédevache irritée ; tu refuserais comme turefuses celle-ci, comme tu as refusé les précédentes. Eh bien, j’enai assez !… de ta noce perpétuelle ; ce n’est pas uneexistence, la noce.

– Mais si, ma tante, c’est même la plusagréable.

– J’en ai assez de cetteexistence-là.

– Oh ! vous, ma tante.

– Comment, oh ! vous ? Queveux-tu dire ?

– Rien, ma tante… seulement, moi, je suisjeune.

– La jeunesse n’a qu’un temps.

– Le mien n’est pas fini.

– Eh bien, tu le finiras.

– Je ne demande que cela, ma tante.

– Tu le finiras dans ton ménage ;est-ce que tu crois que je te ferai toujours une pension pour lamanger je ne sais comment ?

– Je vous le dirai si vous voulez.

– Non, ne me le dis pas, s’écriamademoiselle Piédevache.

– Vous voyez bien que vous le savez, matante, ma petite tante, mon excellente tante, la plus tendre destantes.

Et il cajola sa vieille parente dont ilconnaissait la faiblesse pour lui.

– Mauvais sujet, murmura-t-elle.

– Allons, c’est convenu, n’est-cepas ? Nous ne parlerons plus de ce mariage-là ?

– Comment, nous n’en parleronsplus ?

– Ah ! nous en parlonsencore ?

– Je t’ai posé, hier, à table, lequestion du mariage ; tu m’as répondu que tu ne demandais qu’àte marier, tu m’as chargée de te trouver une femme, et tu veux quemaintenant j’aille dire au père et à la mère, qui attendent taréponse : « Mon neveu veut bien se marier, mais pas avecvotre fille. » Est-ce que c’est possible, ça ?

– Il y a toujours une façon de dire leschoses ; parbleu ! si vous dites : « Il veutbien se marier, mais pas avec votre fille. »

– Qu’est-ce qu’il faut que je dise,alors ?

– Eh bien… heu… Dites qu’avant d’allerplus loin, je ne veux pas tromper leur dinde de… non pasdinde ; leur fille… que j’aime mieux leur faire connaître moninfirmité.

– Quelle infirmité ? Tu n’en aspas.

– Non, mais je pourrais en avoir.

– Mais quoi ?

– Dame… heu… dites que j’ai une jambe debois… articulée… qui ne se voit pas.

– Après ta danse et ta polka avec lajeune fille ?

– Ah ! c’est juste ; autrechose alors… je trouverai ça.

– Rien du tout ; tu veux continuerta vie de bâton de chaise avec mon argent, en attendant monhéritage… que tu n’auras pas, je t’en préviens ; je leléguerai pour fonder un hospice d’invalides.

– Du travail ?

– Non.

– De l’amour ?

– Et pour commencer, je te coupe lesvivres net… comme torchette, tu verras si je tiens ma parole…

Bengali connaissait l’obstination de satante ; il se soumit.

– C’est bien, dit mademoisellePiédevache… Puis, ouvrant un meuble, elle en tira plusieurs billetsde banque : – Tiens, dit-elle, voilà de quoi enterrer ta viede garçon. Maintenant je vais m’habiller pour aller où je viens dete dire.

Et elle alla, en effet, s’expliquer. Jujubeentra dans une violente colère contre sa femme et sa fille qui luiavaient caché des projets qu’elles avaient caressés, encouragés,peut-être même fait naître. Elles protestèrent, affirmèrentqu’elles ignoraient l’amour de Pistache ; Athalie jura sesgrands dieux qu’elle était libre de son cœur ; Jujube déclaraqu’il n’avait pas fait de sa fille une artiste éminente pour ladonner à un apothicaire, et la question fut d’autant plus vitetranchée que mademoiselle Piédevache avait affirmé que son neveun’avait opposé à la proposition de la main d’Athalie que laconfidence à lui faite par Pistache.

– Ce que je vais flanquer l’apothicaire àla porte ! dit Jujube après le départ de mademoisellePiédevache.

Mais madame Jujube fit observer que leportrait du jeune pharmacien était loin d’être terminé.

– Je ne le terminerai pas ! ditfermement l’artiste.

– Un portrait de 500 francs, mon ami…nous n’avons pas le moyen de perdre 500 francs ; le mariaged’Athalie nous occasionnera de grands frais…

Ceci fit réfléchir l’irascible père.

– D’ailleurs, ajouta madame Jujube, lepauvre garçon n’a pas demandé la main d’Athalie, et tu n’as aucunprétexte pour l’éconduire.

Exceptionnellement Jujube se rangea à l’avisde son épouse ; mais il fut décidé qu’Athalie se retireraitdans sa chambre à l’heure des poses et ne se montrerait pas pendantque Pistache attendrait la rentrée de son peintre, lequel,d’ailleurs, s’arrangerait de façon à être exact et à finirpromptement le tableau.

– J’enverrai mon neveu, dès demain, vousfaire sa première visite, avait dit mademoiselle Piédevache ;bien entendu, il ne sera soufflé mot de nos projets ; je vousl’ai dit : il veut, avant de s’engager, mieux connaître safuture, étudier ses goûts, son caractère…

– Oui, oui, c’est tout naturel, réponditJujube.

– Athalie est très douce, très aimante,ajouta la mère, et à cet égard il n’y a rien à craindre.

– Quant au caractère de mon neveu, voussavez ce qu’il est ; il faudra pardonner à ce cher enfant sagaîté, ses excentricités !…

– Bons défauts, répliqua Jujube, iljettera la gaîté dans son ménage.

Et la promesse de la tante fut tenue. Bengalivint faire la visite annoncée, fut reçu avec empressement, combléd’attentions ; il fit beaucoup rire sa future famille enrappelant le vieil Anglais qui se démonte par morceaux, leperroquet qui imite le canon de Vincennes, le pugilat des chienssous la table, etc., etc.

Et il se retira laissant monsieur, madame etmademoiselle Jujube enchantés de lui.

Et cherchant à s’illusionner, à se monterle coup, comme on dit, il pensait : – Ces braves gens-làgagnent à être connus ; j’aurai un beau-père un peu vaniteux,mais instruit, artiste distingué, décoré de la Légiond’honneur ; une belle-mère qui ne troublera pas mon ménage…Enfin je serai heureux… très heureux.

Et, pour se le prouver à lui-même, il futd’une gaîté si bruyante avec ses amis que ceux-ci ne purents’empêcher de lui dire :

– Qu’est-ce qui t’arrive donc, qui terend si joyeux ?

– À moi ?… je suis comme toujours, –mais non… – J’ai mon humeur ordinaire, je vous assure.

Pendant que notre héros jouait la comédie del’homme joyeux et insouciant qu’il avait toujours été, courait avecses amis les bals, les théâtres et les aventures nocturnes, lepauvre Pistache constatait avec étonnement d’abord, avec inquiétudeensuite, un nouvel état de choses inexplicable pour lui :

C’était maintenant son peintre qui l’attendaitavec une exactitude constante ; et les dames Jujube,jusqu’alors empressées à le recevoir en l’absence de l’artiste, neparaissaient plus à l’heure de ses poses ; s’il demandait deleurs nouvelles :

– Elles vont très bien, répondaitJujube.

– Ah ! tant mieux,répliquait-il ; est-ce que j’aurai l’honneur de leur présentermes devoirs ?

– Impossible, elles ont une visite en cemoment.

Une autre fois, elles étaient allées faire desachats ; le lendemain, elles étaient allées voir une amiemalade ; à la séance suivante, elles étaient allées louer uneloge de théâtre, et c’était tous les jours un nouveau motif quiempêchait l’amoureux pharmacien de voir sa bien-aimée.

Et, comme, par une cruelle ironie, aprèschacune de ces réponses affligeantes, le peintre ne manquait jamaisde dire à son modèle : « Souriez ! » lemalheureux, dont le visage trahissait les plus sombrespressentiments, de faire une horrible grimace en voulant esquisserun gracieux sourire.

Ce supplice durait depuis quinze jours. Leportrait tirait à sa fin et Pistache voyait avec épouvante lepeintre donner à sa toile les dernières touches, et il sedisait : – Dans quelques jours ça sera fini et je n’aurai plusde prétexte pour aller dans la maison.

Le pauvre garçon avait la tête àl’envers ; même comme pharmacien, il avait perdu la prudenceet l’attention, indispensables dans sa profession…

Deux préparations commandées étaient prêtes àêtre remises aux clients qui devaient venir les prendre : unepurgation et un collyre : il confondit les destinataires, desorte que le client aux paupières malades se les lava avec del’huile de ricin, tandis que celui qui avait besoin de se purgeravala le collyre ; et (chose moins singulière qu’elle ne leparaît) chacun des deux clients obtint un effet satisfaisant duremède destiné à l’autre, ce qui fit que l’erreur ne causa aucundésagrément à Pistache et n’aggrava pas ses tristes réflexionsd’une assignation en police correctionnelle pour blessures parimprudence, ignorance, inattention ou inobservation desrèglements.

Un des rêves qui troublaient ses nuits vintlui ouvrir un horizon d’espérance ; un rire bruyant poussé parlui l’éveilla brusquement. Voici ce qu’il avait rêvé : MadameJujube lui disait : – Vous continuez à venir chez nous, àsoupirer, et vous ne faites pas votre demande officielle de la mainde ma fille, que vos visites compromettent ; vous connaissezses bonnes dispositions et les miennes pour vous, mais mon marin’en sait rien ; qu’attendez-vous pour lui déclarer vosintentions et que voulez-vous qu’il pense ?

– C’est juste, se dit Pistache ;voilà pourquoi je ne vois plus ces dames ; elles éludent mesvisites compromettantes.

De leur côté la mère et la fille s’étaientfait d’accord un raisonnement un peu canaille peut-être, mais quecomprendront tous les gens vraiment prévoyants et qui d’ailleurs aservi de thème à La Fontaine : « Ne lâchons pas la proiepour l’ombre. »

Voici les raisonnements faits par cesdames : « Nous n’avons pas de chance avec lesépouseurs ; M. Bengali n’est pas un jeune hommesérieux ; en ce moment, il nous fait des visites ; maisqui assure que le projet réussira ? M. Pistache, lui, onne peut douter de son amour et de ses intentions ; pourquoi lerenvoyer avant la demande officielle de son rival ? Au moins,si celui-ci nous rate dans la main, comme cela est arrivé avecplusieurs prétendus, il nous reste l’autre comme pis-aller. »Et, avec la certitude que, le portrait fini, Jujube recommenceraità aller montrer sa croix des journées entières, il fut décidé qu’enson absence, les dames recevraient l’en-cas matrimonial sans rienchanger à leur attitude encourageante.

Ce qu’elles avaient prévu arriva ; il nefallait pas être grand prophète pour le prédire ; lesdernières touches données et la toile embue, Jujube ayantannoncé à Pistache qu’il n’avait plus besoin de lui et que, sitôtla toile sèche, il la vernirait, Jujube reprit ses promenadesquotidiennes ; Pistache le rencontra au moment où notrelégionnaire savourait la joie d’une vanité enfantine : unpetit garçon dont la blouse était ornée d’une croix scolairepassait devant lui, en compagnie de son père ; celui-ci, luimontrant la croix de Jujube, dit à son jeune fils :

– Regarde donc le monsieur, c’est lui quien a une belle croix ! C’est la croix d’honneur, ça ;quand tu en auras une comme la sienne, hein !

Et Jujube, souriant, se courba et tapadoucement du bout du doigt la joue du gamin qui le regardait avecdes yeux hébétés et pleins d’une admiration profonde.

Pistache pensa que c’était le moment d’allervoir les dames Jujube, ce qu’il fit sans plus attendre. Il futaccueilli par elles de façon à dissiper ses inquiétudes ; illeur raconta son rêve et leur annonça sa décision bien arrêtée dese déclarer au père. Mais madame Jujube, sachant à merveille laréponse que celui-ci ferait à l’apothicaire :

– Non, non, pas encore, dit-elle, neprécipitons rien, pour ne pas nous exposer à tout gâter. Athalie etmoi, nous préparons peu à peu M. Jujube : je vousavertirai dès que le moment sera venu de faire la démarche.

Et, après avoir obtenu des deux dames lapermission de continuer à les venir voir, Pistache se retiraenchanté.

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