Le Monsieur au parapluie

Chapitre 20LES JEUX DE L’AMOUR ET DE LA PHARMACIE

 

Ce jour-là même, M. Quatpuces avaitdécidé de se rendre à l’invitation de Jujube, sans la moindredisposition au dépit que son hôte croyait lui causer ; auxthéories de Jujube sur le mariage, théories dans lesquelles iln’avait pas vu d’allusions à son endroit, notre savant avait faitdes réponses que Jujube avait interprétées à sa façon ; lavérité est que Quatpuces était un célibataire volontaire, encroûtédans son indépendance et adonné à peu près tout à la science.

Il acceptait d’ailleurs avec plaisir lesinvitations, aimait les bons repas de famille que, comme garçon, iln’était pas tenu de rendre ; mais, pas pique-assiette du tout,il ne manquait jamais d’apporter à la maîtresse de maison unmagnifique bouquet et répondait ainsi à la politesse qu’ilrecevait.

Une seule chose le préoccupait : sonestomac un peu délabré ; mais dans ses études scientifiques,il avait trouvé qu’autrefois, aux environs de Carthage, desmédecins carthaginois avaient découvert certaines plantes qui vousrefaisaient un estomac d’une vigueur à lutter avec celui desautruches ; il s’était fait envoyer de ces plantes par uncorrespondant d’une académie à laquelle lui-même appartenait et lesavait fait distiller, préparer selon la formule antique, par unpharmacien qui devait, du tout, composer un élixir merveilleux.

Ce pharmacien, c’était celui dont Pistachedevait acheter l’officine, et Quatpuces s’était adressé à lui surla recommandation des dames Jujube.

Il alla donc réclamer sa fiole pour l’emporteravec lui à Ville-d’Avray ; ce fut à Pistache qu’il s’adressa.Le malheureux garçon était dans l’état que l’on sait, à peu prèsabruti. Il écouta machinalement le client.

– Ah ! l’élixir carthaginois,dit-il, oui…, il est prêt…

Et il remit la fiole à Quatpuces, puis, restéseul, retomba dans son abrutissement.

Il en fut tiré par le patron qui cherchait unefiole parmi plusieurs autres, déposées à part ; ne trouvantpas ce qu’il cherchait :

– Est-ce qu’on est venu prendre lateinture de cantharides ? demanda-t-il.

– La teinture de cantharides ? fitl’abruti, non…

– Où est la fiole, alors ?

– La fiole ?

– Oui…

– Je ne sais pas, et Pistache seleva :

– Où était-elle ? demanda-t-il.

Le pharmacien indiqua la place où il l’avaitdéposée, et tous deux se mirent à bouleverser les fioles, maisvainement ; puis voyant la fiole préparée pour Quatpuces, lepatron demanda :

– Ce monsieur ne viendra donc paschercher son élixir carthaginois ?

– Il sort d’ici et il l’a emporté,répondit Pistache.

– Comment, il l’a emporté ?… levoilà.

Pistache resta anéanti ; il avait donné àQuatpuces la fiole de teinture de cantharides.

Impossible de courir chez lui, on ne savait nison nom ni son adresse.

Pendant que le titulaire de l’officine et sonfutur successeur se disputaient et se lamentaient à la pensée de cequi pouvait arriver de la substitution de médicaments, Quatpucesfaisait l’acquisition d’un bouquet merveilleux pour se rendre auchemin de fer, tout heureux à la pensée des quelques bonnesjournées qu’il allait passer.

Athalie venait de rentrer et allait faireconnaître à ses parents l’événement qui devait tout changer, quandle savant fit son entrée. La vue de son bouquet qu’il offrit àmadame Jujube, lui valut les plus chaleureux compliments, et Jujubes’empara de son hôte pour lui faire admirer l’habitation où onespérait bien le posséder plusieurs jours.

– C’est mon intention, dit-il, et j’aiapporté un peu de linge… Je suis peut-être indiscret, mais vousm’aviez fait promettre…

Jujube l’interrompit et madame Jujube serécria :

– Comment donc ? Mais vous nousauriez désobligés en ne répondant pas à notre invitation ;votre chambre est prête, et si vous avez besoin de quelques soinsde toilette…

– Oh ! trois quarts d’heure dechemin de fer ne nécessitent pas… Si vous vouliez seulement faireporter ce petit paquet à ma chambre : deux chemises, sixmouchoirs, une cravate, des chaussettes, mes pantoufles…

– Jean, portez tout cela dans la chambrede monsieur ; la chambre verte ! ordonna Jujube.

Et le domestique emporta le petit paquet.

À ce moment, mademoiselle Piédevache entrait,venant de faire une promenade. On lui présenta Quatpuces, un savantdistingué, membre de plusieurs académies, qui voulait bien fairel’honneur à la famille de venir passer quelques jours prèsd’elle.

– Enchantée, monsieur, dit la vieilledemoiselle… ; puis : Je me suis permis, dit-elle,d’ordonner à la cuisine qu’on m’apporte ici un verre d’eau sucréeet de l’eau de fleur d’oranger.

On se récria : – Comment donc, mais vousêtes ici chez vous ; ordonnez ! les domestiques sont àvos ordres.

– J’ai un si mauvais estomac !…ajouta mademoiselle Piédevache. Je me trouve bien d’un verre d’eausucrée avant les repas.

– Un mauvais estomac ! s’écriaQuatpuces ; ma foi, madame, je suis heureux d’arriver aussi àpropos… ; moi-même j’ai un estomac déplorable ; aucunmédecin, même parmi les spécialistes réputés, n’a pu mesoulager ; et je ne dois qu’à moi-même les excellentesdigestions dont j’ai le bonheur de jouir, depuis que je fais usagede ceci, deux heures avant chaque repas.

Et Quatpuces tira son flacon de sa poche,puis : – Je demanderai également un verre d’eau, ajouta-t-il,mais sans fleur d’oranger.

À ce moment, la bonne apportant le verredemandé par mademoiselle Piédevache, on lui ordonna d’apporter unverre d’eau pure.

– Permettez-moi, madame, dit le savant,de verser dans votre verre un certain nombre de gouttes de cettecomposition. Puis, voyant rentrer la bonne portant le verre d’eau àlui destiné, il ajouta : – En en versant également dans lemien.

Et il versa le nombre voulu de gouttes, danschaque verre.

– Qu’est-ce que c’est que cela,monsieur ?

– Madame, c’est un médicament de macomposition, dont j’ai seul le secret et que vous ne trouverez dansaucune pharmacie, c’est l’élixir carthaginois.

Et Quatpuces raconta l’histoire ci-dessusexposée, donna aux plantes, composant son élixir, des noms barbaresqu’on supposa être du carthaginois.

Les deux verres d’eau avalés, Jujube emmenaQuatpuces, et, les trois dames restées seules, mademoisellePiédevache mit naturellement, sur le tapis, la seule conversation àlaquelle Athalie ne pouvait prendre part qu’avec un grand embarrastraduit par des réticences, des silences et des monosyllabes.

– C’est le retard de son fiancé qui luimet la tête à l’envers, dit la vieille demoiselle en riant. Quefait-il ce lambin-là ?… Pourquoi n’arrive-t-il pas…

Et avec une animation progressive,mademoiselle Piédevache se mit à parler de l’amour, de ses délices,de ses tourments en l’absence de l’être aimé, des transports desdeux amants quand ils se revoient, et elle fredonna :

 

Bonheur de se revoir

Après des jours d’absence.

 

Et voyant ses yeux ardents et son visagecoloré, madame Jujube se demandait :

– Qu’a-t-elle donc ?

– Ah ! le voilà ! fit tout àcoup l’égrillarde vieille, en voyant entrer son neveu ;allons, ma petite, jetez-vous dans ses bras !… non, devantnous, elle n’ose pas, ajouta-t-elle ; laissons les deuxamoureux ensemble.

Et Bengali resté seul avec Athalie :

– On ne sait donc rien encore ?demanda-t-il ?

– Impossible en ce moment,répondit-elle ; mais demain matin, je dirai tout.

– Que vous êtes bonne et quelle amitiéprofonde et durable j’ai pour vous, dit le jeune homme.

Et ils causèrent, en bons amis, du seul sujetqui pût les intéresser en ce moment.

Jujube, qui avait promené Quatpuces partout,lui dit : « Excusez-moi, mon gendre vientd’arriver. »

– Allez donc, cher monsieur, allez donc,ne vous gênez pas pour moi…

Et resté seul, Quatpuces, le visage animé, sedit : « Merveilleux, cet élixir… je suis tout… il ne m’apas encore produit pareil effet… je me sens vingt ans », et ilpirouetta joyeusement en faisant claquer ses doigts :« Vingt ans ! répéta-t-il… mais j’ai le feu au visage… Jevais me le tremper dans ma cuvette. »

Comme il entrait dans sa chambre, il y trouvaune petite bonne accorte et fraîche qui venait de lui préparer sonlit.

– Voilà ! lui dit-elle, monsieurdormira bien là-dedans.

– Pas si vous y étiez avec moi,répondit-il, en lui lançant un regard ardent.

La petite bonne se mit à rire : –Ah ! êtes-vous farceur ! dit-elle ; et elle serecula en voyant s’avancer, vers sa taille, les mains deQuatpuces.

– Mais oui, je suis assez…

Et il s’avança davantage.

– Non, non, à bas les mains, fit laservante… qui est-ce qui dirait ça en vous entendant causer dans lesalon, où vous avez l’air si sérieux ?

– Mais je suis sérieux aussi, en cemoment…

Et s’avançant toujours, il reprit enriant :

– Défais-tu aussi bien les lits que tules fais ?

Et la bonne de rire de plus belle :

– On vient ! dit-elle tout à coup ense dirigeant vers la porte ; puis, comme il la retenait :– Laissez-moi partir, ajouta-t-elle, si on nous trouvaitensemble…

– Eh bien, dis-moi où est ta chambre, etje te laisse partir.

– Ma chambre ?

– Oui, ce soir, tu laisseras ta porteentr’ouverte.

– Je vous dis que j’entends monter.

– Ta chambre, où est-elle ?

Et il montra un louis qu’il avait pris entreses doigts.

On montait, en effet ; la petite bonneindiqua sa chambre à Quatpuces.

Il était temps, le valet de chambreapparaissait pour avertir notre savant que le dîner étaitservi.

– Je descends, fit-il.

Il suivit le domestique, après avoirquestionné du regard la servante qui lui répondit par un signeaffirmatif.

Le dîner eut dû logiquement être égayé par lesfiancés et par les époux Jujube, mais les deux premiers n’étaientpas en humeur joyeuse, semblaient rêveurs, échangeaient quelquesmots à voix basse et des regards plus inquiets que tendres ;le repas n’en fut pas moins d’une gaîté bruyante et peu à peugrivoise, puis presque érotique, grâce aux allusions lancées parmademoiselle Piédevache, au sujet de la nuit de noces, et, à lastupéfaction des époux Jujube, le grave Quatpuces riposta par lesréflexions les plus salées.

Et M. et Madame Jujube de sedemander :

– Mais qu’est-ce qu’ils ont ? CeQuatpuces ! qui est-ce qui aurait dit ça de lui ?

Et la vieille, sans qu’on l’en priât, se mit àchanter la chanson de Béranger :

 

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu.

 

Et l’heure du coucher étant venue, les épouxJujube, en se retirant dans leur chambre, de se demander denouveau : – Y comprends-tu quelque chose ? Mais qu’est-cequ’ils ont ?

Le lendemain matin, à dix heures, mademoisellePiédevache n’avait pas encore paru ; on pensait que la vieilledemoiselle avait prolongé son sommeil plus que d’ordinaire et on nes’en occupait pas autrement.

Jujube était plus surpris de n’avoir pas vuQuatpuces dont il connaissait les habitudes ultra-matinales.

– Il s’est grisé au dîner, dit-il ;ça se voyait bien à ses propos. Ah ! le voilà qui vadescendre, ajouta-t-il, en entendant sa voix.

C’était bien la voix du savant ; ilcausait avec la petite bonne qu’il avait rencontrée dans uncouloir :

– Ah ! petite gaillarde, luidisait-il, quand tu t’y mets, tu ne donnes pas ta part auxchiens.

– Ah ! c’est bien spirituel, ce quevous dites là, lui répondit-elle sèchement.

Quatpuces ne comprenait pas :

– Comment, dit-il, c’est bienspirituel ? il me semble pourtant, luronne…

– Monsieur me demande où est ma chambre,je la lui indique ; je laisse ma porte entr’ouverte toute lanuit…

– Eh bien, je suis allé te trouver.

– Vous ? moi ? Ah ! elleest forte celle-là.

– Comment, elle est forte ? Et lapièce de vingt francs que je t’ai mise dans la main ?

– À moi ? Je ne sais pas ce que çaveut dire ; si vous êtes allé quelque part, ça n’est pas chezmoi.

– Justine ! cria Jujube à ce moment,voyez donc si mademoiselle Piédevache est indisposée etdemandez-lui si elle a besoin de quelque chose.

– Bien, monsieur.

Et la bonne laissa Quatpuces tout stupéfait,se demandant : « Comment… est-ce que, dans l’obscurité,je me serais trompé de porte ? »

Bientôt des cris et des rumeurs jetaient letrouble dans la maison.

Quatpuces courut s’informer de ce quiarrivait ; il rencontra Jujube pâle, bouleversé.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lesavant.

– Ah ! cher monsieur, une choseépouvantable ; la vieille dame, vous savez bien, la vieilledame avec qui vous avez dit des gaudrioles hier, à table ?

– Oui, une dame très gaie ; ehbien ?

– Eh bien, on vient de la trouver mortedans son lit.

– Qu’est-ce que vous me diteslà ?

– La vérité, je viens de la voir, lapauvre vieille : son neveu, ma fille, ma femme, tout le mondeest près d’elle.

– Sans doute une rupture d’anévrisme, uneapoplexie foudroyante ; on peut voir cela à son visage :exprime-t-il la souffrance ?

– Du tout… au contraire… elle avait lesourire aux lèvres et, chose inexplicable, une pièce de vingtfrancs dans la main.

Quatpuces resta anéanti et il comprit qu’eneffet il n’était pas allé chez la petite bonne.

Jujube annonça immédiatement à Athalie et àBengali que leur mariage serait forcément retardé par le cruelévénement. C’était leur ouvrir la voie des explications. Tous deuxétaient d’accord pour faire connaître nettement leurintention ; la fin, si douce d’ailleurs, de la bonne tante,rendant à son neveu toute liberté de rompre des projets si prèsd’aboutir et d’épouser Georgette. Jujube vit qu’il n’y avait pas àrevenir là-dessus.

– Encore un mariage raté, s’écria-t-ilavec désespoir.

– Non, mon ami, répondit madame Jujube,toujours pratique ; sur ce elle prit une feuille de papier àlettres, écrivit dessus quelques lignes et la montra à son mari quilut ce qui suit :

« Ah çà ! cher monsieur Pistache,qu’attendez-vous définitivement pour parler à mon mari ? ilest tout disposé pour vous ; finissons-en, faites votredemande, demain au plus tard, sinon il disposera de la maind’Athalie en faveur d’un autre. »

FIN

Auteurs::

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