Le Monsieur au parapluie

Chapitre 9CHEZ MADEMOISELLE PIÉDEVACHE

 

Mademoiselle Piédevache, on le sait, demeure àSaint-Mandé ; son habitation est sur l’avenue del’Étang : c’est un élégant cottage avec écurie et remise quelui a fait construire, il y a trente-deux ans, un riche Anglais,sir John, baronnet, alors officier dans l’armée des Indes.Grièvement blessé en combattant la révolte des cipayes, il avaitobtenu un congé de convalescence, était venu à Paris, y avait faitla connaissance de mademoiselle Piédevache, célèbre alors par sabeauté et ses aventures galantes, l’avait enlevée à tous ses rivauxet cachée dans le joli refuge qu’il lui avait faitconstruire ; cachée en effet, car l’endroit était alorssolitaire, bien différent de ce qu’il est aujourd’hui.

Rappelé après deux ans de repos, sir Johnétait retourné aux Indes et mademoiselle Piédevache ne l’avaitjamais revu.

Elle s’était empressée, bien entendu, de luidonner de nombreux successeurs, qui, eux aussi, lui avaient laisséd’opulents souvenirs, et c’est ainsi que la tante de Bengalipossédait une jolie fortune qu’elle devait lui laisser unjour ; n’ayant, d’ailleurs, pas de train de maison, elle étaitloin de dépenser ses revenus. Une cuisinière et un vieil imbécilede domestique nommé Dindoie servant de sommelier, de jardinier etde cocher, suffisaient à son service ; les jours de gala elleleur adjoignait un extra. C’est ce qu’elle avait fait, àl’occasion de sa fête, pour recevoir la famille Jujube.

La maison, d’ailleurs, était animée par diverscommensaux à poil et à plumes : un grand chien de garde, unvieil épagneul asthmatique, des pigeons et un perroquet, l’animalle plus extraordinaire qu’on eût pu trouver dans cette espèceréputée pour répéter tout ce qu’elle entend ; il n’avaitretenu qu’un seul bruit assez difficile à expliquercongrûment ; il suffira de dire que le perroquet l’imitait às’y méprendre, et quand mademoiselle Piédevache avait des visiteursou des convives, et que le perroquet faisait son imitation, tout lemonde se regardait, les jeunes filles rougissaient et chacunsemblait se demander : – Qui donc est si mal appris ? –Veux-tu te taire, Jacquot ! criait sa maîtresse aveccolère ; il ne sait que cela, cet imbécile d’oiseau.

Et tout le monde, alors, de rire et de se direin petto qui lui avait appris ce qu’il avait si bienretenu ou plutôt ce qu’il ne retenait pas plus que le professeurdont il révélait les habitudes ; mademoiselle Piédevachemettait cela sur le compte du vieux Dindoie. – Moi ?madame ? protestait le bonhomme ahuri, et sa maîtresse demettre fin à la discussion par cet ordre impératif : – Nerépétez pas ! ce qui achevait de mettre la compagnie engaieté.

La fête de mademoiselle Piédevache se trouvaitêtre un dimanche : c’était la veille, suivant l’usage, qu’ondevait la lui souhaiter. Le samedi est aussi le jour préféré desjeunes mariés : ouvriers ou petits employés qui seraientobligés d’aller le lendemain de leur mariage à leur atelier ou àleur bureau, si ce lendemain n’était pas un dimanche ; bonnombre de ces modestes noces vont, avant dîner, se promener et seréjouir au bois de Saint-Mandé.

Mademoiselle Piédevache avait projeté deconduire ses hôtes au café restaurant du bois : leChalet, où se rencontrent et se confondent plusieurs nocesétrangères les unes aux autres, dans une joyeuse sauterie, au sondu violon ou de la clarinette d’un ménétrier plus ou moinsrécompensé par les pièces de deux sous des danseurs.

Bengali lui avait bien promis d’être chez elleà trois heures ; elle voulait le préparer aux projetsd’alliance avec la famille Jujube et celle-ci, d’accord avec elle,ne devait venir que plus tard, afin de connaître le résultat de cequ’on appelle, en politique, un échange de vues ; elle arrivadonc à quatre heures. Jujube ne s’était pas contenté d’orner saboutonnière du simple ruban ; il portait sur sa poitrine lacroix, grand modèle, pour éblouir les regards respectueux desbraves gens au milieu desquels on devait aller s’encanailler.

– Oh ! des folies ! s’écriamademoiselle Piédevache, en voyant ses futurs alliés retirer de lavoiture qui les avait amenés de magnifiques bouquets de fête,achetés à son intention, et qu’elle ne cessait d’admirer,s’extasiant sur chacune des fleurs qui les composaient, sur le goûtqui avait présidé à leur confection. Naturellement, on ne manquapas de dire que cela venait de chez Isabelle ; puis onembrassa l’héroïne de la fête, après quoi on s’informa de Bengali.À ce moment une espèce de toux se faisait entendre dans une piècevoisine :

– C’est lui qui tousse ? demandaAthalie.

– Non, répondit la tante, c’est Aristide,mon petit chien qui a son asthme… Mon neveu n’est pas encorearrivé, mais il sera ici dans quelques instants ; jamais iln’a manqué de venir me souhaiter ma fête.

– Il sait que vous nous avez faitl’honneur de nous convier à cette fête de famille ? demandaJujube.

– Non, je l’avais vu avant de vous fairecette invitation et depuis ce jour je n’ai pas entendu parler delui ; s’il vous savait ici, il ne se serait pas laisséattarder par je ne sais qui ni quoi. Je lui ai écrit de venir àtrois heures, il en est bientôt quatre, il va certainement arriver.Quant à nos projets, je trouverai bien un moment pour sonder sesintentions.

Ici, la toux d’Aristide prenant un caractèreplus aigu : – Pauvre bête ! dit mademoiselle Piédevache.Je vais lui faire une fumigation de daturastramonium ; excusez-moi !

Et elle sortit précipitamment, laissant sesinvités fort contrariés du retard de Bengali : – Sa tante luiaurait parlé, dit madame Jujube, et nous saurions sesintentions !

– Ses intentions, fit Jujube avec ironie.Alors, elle lui aurait demandé comme cela, brusquement :Veux-tu épouser mademoiselle Jujubès ?

– Oh ! non, mon ami, je voulaisseulement…

– Allons, tais-toi, c’est stupide.

– Mais, papa, hasarda Athalie.

– Assez ! ordonna Jujube, et commeon ne répliquait jamais quand ce petit tyran imposait silence, lesdeux femmes se turent.

Et, de la pièce voisine, on entendait lamaîtresse du chien asthmatique adresser des encouragements à sonmalade : – Ça va se passer, mon chéri… Vois-tu la bonnefumigation ? – c’est pour guérir Aristide… Pour le petittoutou à sa mémère… Il ne va plus tousser… Allons, tiens-toi un peutranquille, et après tu auras ça… Ah ! pour qui est cesucre-là ?… pour Aristide… Non, pas encore… tout à l’heure… situ es bien sage…

Et l’artiste, après avoir regardé plusieursfois à sa montre, de reprendre : – Pourvu qu’il vienne !Quarante francs de fleurs, une voiture ; tout cela pour rien,ça ne serait pas drôle.

À ce moment, un bruit déplacé entre gens bienélevés se fit entendre. C’était le perroquet qui faisait sonimitation. Jujube lança des regards courroucés à safemme :

– C’est toi qui as fait cela ?dit-il.

– Moi ? mais non, répondit madameJujube ahurie.

– Alors, c’est toi, dit-il à Athalie.

– Oh ! papa, répondit la pauvrefille toute honteuse.

– Enfin nous ne sommes que nous trois, etcomme ça n’est pas moi…

Mademoiselle Piédevache rentra et on setut :

– Quatre heures et demie, dit-elle, et iln’arrive pas ; je n’y comprends rien.

Bengali n’avait pas oublié ce devoir auquel ilne manquait jamais ; il cherchait l’adresse de Georgette cheztous les éventaillistes de Paris, dont il avait dressé la liste. Ilavait retenu une voiture à la journée, se faisait conduire à toutesles adresses par lui relevées dans le Bottin, se présentait commefabricant d’éventails à Mexico ; il avait beaucoup entenduparler d’une jeune artiste, mademoiselle Georgette, qu’il désiraitemployer ; il s’était présenté chez elle, mais elle avaitdéménagé, on ignorait son nouveau domicile, etc., etc. Et, partout,on lui avait répondu qu’on ne connaissait pas cette demoiselle.Enfin, le jour même où sa tante l’attendait, la maîtresse d’unmagasin répondit à sa question :

– Mademoiselle Georgette, une blonde,très jolie.

– C’est cela même, oui, madame.

– Vous la connaissez donc ? demandala dame surprise ; vous venez de me dire que vous arrivez deMexico, qu’on vous avait parlé de cette jeune fille ?

– Je ne la connais pas, non,madame ; on me l’a dépeinte telle que vous venez de lefaire.

– Ah ! très bien, monsieur ;j’ai pris note de sa nouvelle adresse, je vais vous la donner.

– Enfin ! se dit Bengali toutjoyeux.

– Madame, dit un nouveau venu, je vienschercher l’éventail que madame Jujubès a donné à réparer.

Bengali se retourna à ce nom et se trouva enface de Galfâtre, le concierge dont il avait emporté le parapluie.L’irascible portier bondit :

– Ah ! mon voleur deparapluie ! je te tiens !

Et il le saisit au collet.

– Mais vous vous trompez, cria la dame,monsieur est un fabricant d’éventails, il arrive du Mexique.

– Lui ! hurla Galfâtre… il m’a ditqu’il était chef d’orchestre à la halle au beurre.

Les demoiselles de magasin et leur maîtresse,que l’esclandre de Galfâtre avait troublées, éclatèrent de rire àl’énoncé de cette profession.

– Et, ajouta le concierge, il a dit à unmonsieur, un instant après, qu’il était fabricant de pièges àtortues.

Et le rire des dames de redoubler.

Bengali se débattait sous l’étreinte de sonagresseur.

– Fabricant d’éventails, continuacelui-ci ; savez-vous ce que c’est que ceparticulier-là ?… C’est un homme qui profite des orages pouroffrir son bras et son parapluie aux jolies femmes qui passent.Rends-moi mon parapluie ! ajouta-t-il.

– Mais je ne l’ai pas là, cria le DonJuan de l’averse.

– Où est-il ?

– Il est chez moi, je vous le renverraice soir.

– Ta, ta, ta, allons chez toi, tu me ledonneras tout de suite.

– Je n’ai pas le temps, j’aime mieux vousle payer.

Et Galfâtre qui, lui aussi, préférait cela, sefit payer comme bon son vieux riflard crevé ; après quoiBengali put s’échapper sans plus savoir où trouver son idole.

Et voilà pourquoi mademoiselle Piédevacheattendait impatiemment son neveu.

Tout à coup des aboiements se firententendre :

– Ah ! le voilà, dit-elle, jereconnais les cris de joie de mon chien quand mon neveu arrive.

Et, en effet, Bengali entra, accompagné d’unénorme dogue qui lui manifestait sa joie par des bonds, lui posaitses pattes sur les épaules en avançant une langue démesurée, dansle but évident de la lui passer sur le visage :

– À bas, Turban ! criaitBengali.

– À bas, vilaine bête ! allezcoucher ! criait sa maîtresse ; pourquoi l’a-t-onlâché ?

Et, allant à la porte : – Dindoie !cria-t-elle, emmenez le chien d’ici !

Le vieux domestique accourut, prit Turban parson collier et l’entraîna.

Bengali, chargé d’un volumineux bouquet, restastupéfait en voyant la famille Jujube souriante.

– Une surprise ! dit la tante ;de bons amis qui sont venus m’apporter, eux aussi, de jolisbouquets…

– Voici le mien, ma chère tante, dit-il,et il l’embrassa.

– Je ne devrais pas t’embrasser, flâneur,ingrat… Tu m’avais promis de venir à trois heures ; mais…qu’as-tu donc ? cette figure bouleversée !…

Bengali, dont le visage trahissait encore lacolère contre le malencontreux concierge, rejeta son air contrariésur la difficulté de trouver un bouquet :

– J’ai eu tant d’ennuis pour en trouverun digne de vous, dit-il. J’ai été chez Isabelle ; elle venaitde vendre ses derniers.

– Les voilà, les derniers ! s’écriamadame Jujube radieuse.

– Nous avons dévalisé la boutique, ajoutaJujube.

– Alors, continua Bengali, j’ai étéobligé d’aller rue de la Paix, puis rue de la Chaussée-d’Antin,puis… où encore ?… Enfin, me voilà.

Et s’efforçant de reprendre l’air enjoué quilui était habituel :

– Mille excuses, mesdames, de vous avoirfait attendre, dit-il en souriant.

– Oh ! attendre dans la société devotre aimable tante, dit madame Jujube.

– C’est un plaisir, compléta le mari.

Athalie plaça aussi sa petite flagornerie.Bengali donna du grand artiste au chef de la famille ; ce futun chassé-croisé de gracieusetés.

– Assez de compliments, dit mademoisellePiédevache ; il est temps de partir pour le bois.

Et elle fit part à Bengali de son projetd’aller voir les mariés du Chalet : – Offre ton bras àmademoiselle Athalie ! dit-elle.

Jujube offrit le sien à mademoisellePiédevache et l’on se dirigea vers l’endroit indiqué.

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