Le Monsieur au parapluie

Chapitre 4PISTACHE

 

Le portrait de Pistache n’avançait guère, cedont se réjouissait l’aspirant pharmacien à qui les absences de sonartiste procuraient de longues causeries avec mesdames Jujube mèreet fille ; la première, craignant toujours qu’il ne se lassâtdes inexactitudes réitérées de son mari et qu’il ne finît parlaisser pour compte le portrait commencé, se confondait en excuses,en regrets, en impatiences.

– Oh ! oh ! madame Jujubès,disait alors Pistache, avec un geste de protestation ; je vousen prie, ne parlez pas de ça, vrai, vous me feriez de la peine.

Et si Athalie insistait dans le sens de samère : – Mais au contraire, mademoiselle, répliquait-il, j’aitant de plaisir à attendre dans votre société, que ça me donne unephysionomie que M. Jujubès attrape tout de suite. Dans lespremiers temps il me disait toujours : Souriez !souriez !… À présent, ah ! bien, il n’a pas besoin de medemander ça : je pense simplement à nos charmants entretienset ça suffit pour que je garde ce sourire gracieux queM. Jujubès a si bien attrapé ; aussi, il me dittoujours : C’est extraordinaire comme votre physionomie resteaimable ; je n’ai jamais eu un modèle pareil à vous…

Et les deux dames de s’extasier sur lagracieuseté, la galanterie, le caractère charmant de notre amoureuxjeune homme.

Amoureux ! c’est ce qu’elles ignoraientencore, car depuis un mois que le futur pharmacien venait tous lesjours, il n’avait pas osé faire connaître ses sentiments.

Et cependant, il ne manquait pas chaque samedide venir prendre le thé de la Porte Chinoise aux petites réceptionsde la famille Jujube et, même, on l’avait présenté à des dames quilui avaient envoyé des invitations pour leurs soirées : ilavait polké et valsé avec Athalie, danses chères aux amants à quielles permettent d’enlacer la taille de l’objet adoré et de lepresser sur leur cœur.

Ces tendres manifestations, permises tantqu’elles restent silencieuses et peuvent être attribuées à lavigueur du bras du cavalier et à l’entraînement du rythme musical,ne prennent leur véritable signification que s’il y a des parolessur la musique, et chacun sait la difficulté de la conversationentre un cavalier inexpérimenté et sa danseuse ; quand lepremier a parlé de la chaleur, du mouvement trop vif ou trop lentdes instrumentistes, du talent ou de l’insuffisance du pianiste, sil’on danse au piano ; quand il a demandé à sa danseuse quelleest telle danse qu’il lui désigne ; qu’il a fait remarquer, enriant, tel vieux monsieur qui a un nez ridicule, tous les sujets àcauserie sont à peu près épuisés pour lui, et il ne lui reste plusqu’à reparler de la chaleur.

Il n’y a que deux genres de couples dont laconversation est inépuisable, pendant toute la durée de ladanse : les gens d’esprit et les imbéciles, surtout cesderniers, les âneries étant bien plus abondantes que lesobservations fines et les saillies spirituelles.

Voilà pourquoi, chez Pistache et Athalie, leslangues allaient autant que les pieds ; l’aspirant pharmacienparlait remèdes, expliquait à Athalie la cocaïne, l’antipyrine etleurs effets sur l’organisme humain. Athalie lui demandait ladifférence qu’il y a entre le thé des soirées et le thé Chambard.Pistache lui répondait que le premier constipe, tandis que l’autrerelâche, sans purger à proprement parler, et il arrivait toutnaturellement à causer de son futur établissement, une excellentemaison… malgré les spécialités sur lesquelles on gagne peu, maisqu’on est forcé de tenir, pour ne pas laisser aller les clientschez des confrères où ils les trouveraient et à qui ils pourraientconserver leur clientèle. Il ajoutait qu’il attendait son concoursau diplôme de pharmacien de première classe, et l’obtention de cediplôme pour entrer en possession de l’officine qu’il était disposéà acheter.

Ici, l’allusion à ses désirs arrivaitaisément : il ne lui manquerait plus qu’une jolie petite femmepour tenir la caisse ; cette petite femme, il lacherchait ; il l’installerait, très coquettement habillée, aucomptoir, près d’un globe d’eau minérale rose, dont le refletilluminerait les joues de la jolie caissière ; il devenait, onle voit, tout à fait poétique. Il avait même ajouté, après unsilence et des regards éloquents : – Une jolie petite femme…n’osant pas dire : comme vous, il avait dit : dans votregenre.

Et jusqu’à la fin de la soirée et toute lanuit, Athalie se demanda si c’était une allusion à son adresse.Elle fit part à sa mère de ses incertitudes et madame Jujuben’hésita pas à lui affirmer que l’allusion était claire ettrahissait l’amour de Pistache. Devait-on encourager le soupirant àse déclarer nettement ? il fallait d’abord savoir s’ilconviendrait à Athalie pour mari et sa mère l’interrogea à cesujet.

– Il me convient, oui ; mais lesautres aussi me convenaient ; c’est moi qui ne leur ai pasconvenu…

– Des coureurs de dot, pas autrechose ; s’ils avaient été réellement amoureux, comme paraîtl’être M. Pistache…

– Oh ! il a l’air très amoureux,mais il tient peut-être aussi à la dot.

– Je le ferai causer à ce sujet, sur sesidées, en général… et avant de le faire s’expliquer sur sessentiments pour toi.

– C’est ça, maman, et puis il faudraitsavoir aussi, avant de le faire parler, si papa voudrait.

Si papa consentirait ! toute l’affaireétait là.

– Parle-lui-en, maman, dit Athalie.

– Lui en parler… nettement… non, réponditla mère, mais en causant avec lui je mettrai la conversation sur lechapitre du mariage ; alors je prononcerai d’un airindifférent le nom de M. Pistache. Selon ce que dira ton père,je verrai si je dois aborder la question ou attendre, et lepréparer peu à peu à l’idée de cette alliance.

La bonne entra : – C’est mademoiselleGeorgette, dit-elle, qui demande si ces dames peuvent larecevoir.

Au nom de son amie, Athalie, sans attendre laréponse de sa mère, s’était élancée vers la porte.

– Mais entrez donc ! cria-t-elleavec effusion, est-ce que vous avez besoin de permission ? Etembrassant la jeune fille : – Vous êtes toujours la bienvenueici. Oh ! que je suis contente de vous voir.

– Chère amie ! répondit Georgette enlui sautant au cou.

– Nous avons parlé de vous, l’autre jour,à propos de Monsieur Marocain, que mon mari avait rencontré, ditmadame Jujube en embrassant à son tour Georgette.

– Monsieur Marocain me l’a dit,madame ; il m’a même répété ce que M. Jujubès lui avaitdit des sentiments de cette chère Athalie pour moi ; j’ai lesmêmes pour elle, je vous assure.

Madame Jujube continua : – Il paraît quevous avez beaucoup d’ouvrage.

– Beaucoup, madame, grâce aux excellentesleçons de M. Jujubès.

– Ah ! vous lui devez une bellechandelle, dit l’épouse de l’artiste, qui ne manquait jamaisl’occasion de faire valoir l’importance toute particulière desobligations qu’on devait à elle ou aux siens.

– Je lui suis très reconnaissante, oui,madame.

– Et, tenez, je l’entends quirentre ; je vais lui dire que vous êtes là, il sera enchantéde vous voir.

Madame Jujube sortit et, les deux jeunesfilles restées seules, Athalie fit asseoir Georgette près d’elle,lui prit les mains :

– Y-a-t-il un temps que nous n’avonsbavardé ! dit-elle ; nous devons avoir un tas de choses ànous dire.

– Moi, pas grand’chose, ma vie est siuniforme : mes sorties pour mon travail, une visite parsemaine à ma marraine, sauf elle, je ne vois personne ; c’estplutôt à moi à vous demander du nouveau, à vous qui voyez tant demonde.

– Ça, c’est vrai… et du beau monde ;ma chère, nous ne connaissons que des gens qui ont20,30,40 000 livres de rente…

– De bonnes connaissances, ça.

– Et tous sont nos amis.

– Ils vous trouveront un mari.

– Un mari ! Oh ! mais que jevous dise donc, ma chère, j’ai un soupirant.

– Bah ! contez-moi donc cela.

Et Athalie, se rapprochant de son amie, luiconta ce que nous savons relativement à Pistache.

– De tout ce que vous me dites de cejeune homme, je conclus qu’il doit vous rendre très heureuse.

– Je le crois, il a l’air si bon ;seulement conviendra-t-il à papa ? Voilà.

– Pourquoi ne lui conviendrait-ilpas ? Il a une situation très convenable.

– Certainement, mais papa a des idées…Enfin je vous tiendrai au courant.

– Ah ! j’y compte bien.

– Je vous le promets.

– J’ai déjà pensé au cadeau de noces queje vous ferais.

– À moi ? un cadeau ?

– Je veux vous peindre votre éventail demariée.

– Oh ! chère amie, que c’est gentilà vous.

– Vous demanderez à votre père lacomposition du sujet.

– C’est ça ! oh ! quelle bonneidée ! mais et vous… est-ce que vous n’avez pas aussi unamoureux ?

À cette question Georgette devintsérieuse.

– Moi ?… Non… J’en ai eu un.

Georgette alors raconta les poursuites deBengali.

– Est-il gentil ?

– Très gentil et amusant aupossible ; il me disait des choses si drôles et qui mefaisaient tant rire que je ne pouvais pas me fâcher.

– Mais vous ne riez pas du tout, en meracontant ça… Est-ce que ça n’a pas duré

– Non, répondit Georgette.

Et elle resta pensive.

– Qu’avez-vous donc ? demandaAthalie ; ma question paraît vous avoir attristée.

Georgette alors lui rapporta la scène danslaquelle Bengali lui avait déclaré la pureté de sesintentions ; le conseil qu’elle lui avait donné, de les faireconnaître à monsieur et à madame Marocain, conseil dont il n’avaitpas tenu compte ; la jeune fille soupira et se leva : –Adieu, dit-elle.

– Comment, adieu ? fitAthalie ; vous n’attendez pas mon père ? Maman l’aprévenu, il va venir ; je vais aller le chercher : tenez,le voici.

– Pas un mot de tout cela ! ditGeorgette.

– Soyez tranquille, c’est entre nous.

Jujube fit, à son ancienne élève, l’accueilaffectueusement protecteur qu’il réservait à ceux qu’il considéraitcomme ses inférieurs, et la jeune fille, prétextant l’impossibilitéde prolonger sa visite, se retira après avoir fait à Athalie lapromesse de revenir un jour où elle serait moins pressée.

Athalie resta rêveuse.

C’était l’heure de la pose de Pistache et, parextraordinaire, l’artiste était exact :

– Eh bien, à quoi penses-tu ?demanda-t-il à sa fille ; va à ton piano.

– Pauvre Georgette, se dit Athalie ensortant ; bien sûr elle me cache un chagrin.

– Je viens, dit aussitôt Jujube avec unsourire dédaigneux, de rencontrer le sieur Quatpuces, ce savant dequatre sous.

– Ce méchant professeur de je ne saisquoi ? ajouta madame Jujube.

– Oui, continua Jujube, ce monsieur à quiil faudrait des dots princières. J’ai feint de ne pas levoir ; mais il est venu à moi, la main tendue… que je n’ai pasprise ; je l’ai salué, m’excusant de ne pouvoir m’arrêter etje me suis éloigné, le laissant, tout déconcerté, regarder à l’aiseun militaire qui s’était arrêté devant moi, la main à son képi…Monsieur Quatpuces a dû voir ce que je suis… Et si j’ai besoin dedoter ma fille pour lui trouver un mari.

Madame Jujube saisit l’occasion : – Nousen trouverons, tant que nous en voudrons, des gendres, dit-elle, etqui se croiraient suffisamment honorés de t’avoir comme beau-père,même sans dot.

– Parbleu ! approuva Jujube.

– Ah ! si nous voulions, nousn’avons pas à chercher bien loin… j’en connais un qui…

La bonne annonça Pistache et il entra ;il présenta ses devoirs à monsieur et madame Jujube, demanda desnouvelles de mademoiselle et fit, de sa bien-aimée, un tableauenthousiaste.

– Si vous voulez passer à l’atelier, ditle peintre, je vous suis ; arrangez votre cravate et voscheveux, en m’attendant.

Pistache passa dans l’atelier.

– De qui voulais-tu parler ? demandaJujube.

– Eh ! mais de ton modèle, qui…

– L’apothicaire ? interrompitbrusquement le vaniteux personnage ; il t’a parlé ?…

– De rien du tout, répondit vivement sacompagne intimidée par le ton de cette question ; il n’a pasdit un seul mot…

– Eh bien alors ?

– Je voulais dire seulement, que si onlui offrait…

– Oui, mais on ne lui offre pas.

Sur ce, le peintre alla rejoindre son modèleet madame Jujube alla raconter à sa fille ce qui s’était passé.

– Encore un de manqué ! dit Athalieavec humeur.

– Manqué, manqué !… Qu’est-ce qu’ily a de manqué ?… Ton père n’a opposé aucun refus. Ce jeunehomme ne nous a rien dit, en définitive.

– Positivement, non, non, mais j’ai biencompris… et toi-même…

– Oui, je crois, mais enfin, s’il net’avait adressé que de simples galanteries ?… Si tu t’étaisméprise ?… Qu’il parle, qu’il s’explique…

– Qu’il s’explique… Il est sitimide !

– Je le ferai bien parler ; du traindont va ton père, le portrait durera longtemps, et je trouveraibien l’occasion de dénouer la langue à ton amoureux transi…

La séance terminée, Jujube sortit pour allermontrer sa croix au salon de peinture où il avait exposé son propreportrait, laissant le tendre pharmacien exprimer à madame Jujubeson admiration pour le grand artiste.

Athalie était à son piano, et madame Jujube,seule avec Pistache, entreprit immédiatement de le faire déclarerses intentions.

Sa diplomatie n’eut pas à se heurter à degrandes difficultés ; il lui suffit de parler au timide jeunehomme de son prochain établissement, de l’impossibilité où il setrouverait bientôt de rester garçon, ajoutant que l’éternelobstacle pour les jeunes gens à marier, c’était leur ambition desgrosses dots.

– Oh ! pas moi, madame, pasmoi ; un joli petit ménage où l’on s’aime bien, c’est tout ceque je demande, et pas un sou avec.

– Vous avez bien raison, dit madameJujube, l’argent ne fait pas le bonheur.

– Oh ! non, madame. Êtreheureux ! voilà le vrai bonheur ; ç’a toujours été monprincipe.

– Et c’est le bon, c’est la sagesse même.Si les jeunes gens savaient à quoi ils s’exposent en voulant desdots ; s’ils connaissaient les exigences, les goûts dépensiersde la femme qui leur a apporté une dot : 100 000 francspar exemple, ça fait 4 000 francs de rente, mettons4 500, et elles en dépensent 7 ou 8 000 mille en bijouxet en toilettes.

– Oh ! c’est bien vrai,madame ; ce que je voudrais, par exemple, c’est une famille oùje serais fier d’entrer…

– Oui, dont le père serait célèbre.

– C’est ça ; un artiste, un…

– Un artiste, avoir un beau-père artisteet une femme artiste aussi.

– Oh ! oui, madame.

– Eh bien, avez-vous dans vosconnaissances ?…

– Oh ! certainement que j’ai ça,s’écria Pistache.

– Et… connaissez-vous assez ses parentspour espérer ?

– Beaucoup, madame, beaucoup…

– Eh bien, alors ?

– C’est que… peut-être aussi, veulent-ilsbeaucoup de fortune…

– Mais avec un bon établissement, on peutfaire fortune… je sais bien, quant à moi, que je n’aurais jamaispour ma fille de ces exigences d’argent…

– Oh ! madame, que vous me faites deplaisir…

Et, après quelques hésitations bientôtdétruites par madame Jujube, Pistache finit par ouvrir son cœur etdemander s’il pouvait espérer que ses vœux seraient accueillis.

– Par ma fille et par moi, n’en doutezpas, répondit la mère.

– Et… monsieur Jujubès… pensez-vous quelui aussi ?…

– Ah ! avec mon mari, ce sera plusdifficile, mais d’ici le jour où votre portrait sera terminé, nousavons du temps ; quant à présent, ne lui dites pas un mot devos intentions… laissez-nous faire et bornez-vous à gagner sesbonnes grâces ; il est très accessible à la flatterie, necraignez pas de le flatter ; qu’il vous prenne en affection,cela rendra ma tâche plus facile.

– Soyez tranquille, madame ; je vaislui en donner, de l’encensoir.

Et le bon Pistache sortit, plein d’espoir.

Madame Jujube courut retrouver Athalie.

– Eh bien, dit-elle, il s’estdéclaré ; il ne veut que toi, sans un sou de dot.

– Enfin ! s’écria Athalie avec joie,en voilà donc un ! Puis avec crainte : – Mais c’est papa,maintenant.

– Ne t’inquiète pas, ma fille, nousarriverons à le décider ; laisse-moi faire.

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