Le Monsieur au parapluie

Chapitre 18ÇA DEVAIT ARRIVER

 

Ainsi que l’avait prévu Bengali, Georgette nele voyant pas, le lendemain du jour où il l’avait quittée pour serendre auprès de sa tante, pensa que, séparée de son neveu depuislongtemps, la vieille demoiselle l’avait retenu, et la jeune fillene se préoccupa pas de ce premier manquement aux rendez-vousquotidiens ; cependant, elle était bien impatiente de voir sonamant pour lui confier une joie qui pouvait devenir un cruelembarras si Bengali n’obtenait promptement le consentement de samarraine à leur mariage ; Georgette venait de reconnaître enelle un état que dans quelques mois elle ne pourrait plusdissimuler à personne : quant à présent, cet état lui donnaitun bonheur inconnu d’elle et elle était heureuse à la pensée queson amant le partagerait et se hâterait de régulariser unesituation qui ne pouvait se prolonger plus longtemps.

Pendant qu’elle s’abandonnait à son rêve,Bengali était conduit par sa tante chez les bijoutiers, tapissiers,ébénistes, marchands de linge, pour l’acquisition des cadeaux,meubles et tout ce qu’il faudrait au jeune ménage.

Les Jujube, eux, n’ayant que leur garde-robe àemporter, s’installaient immédiatement dans l’habitation deVille-d’Avray où ils allaient faire du genre pour l’éblouissementde leurs amis et connaissances ; ils les avertirent d’abordpar lettre de leur nouveau domicile pendant la durée de lasaison ; ajoutant qu’on serait heureux d’avoir leur visite teljour qu’il leur conviendrait, madame devant recevoir tous lesjours, sans cérémonie, comme il convient à la campagne, et lalettre portait un post-scriptum : une calèche seratoujours attelée pour les amateurs de promenades.

Deuxième post-scriptum : Il y ahuit chambres d’amis pour les personnes retenues à coucher.

Et Jujube ne pouvant plus aller parcourirchaque jour à pied les rues de Paris pour y montrer sa croix, pritune des voitures à sa disposition, et alors il fit ses promenadesen calèche, laissant la mère et la fille tout à leurs occupationset à leurs causeries en vue du grand et prochain événement et nedésirant, quant à présent, d’autre société que celle du futur épouxsur lequel elles comptaient bien tous les jours, comme il l’avaitpromis.

Georgette aussi comptait bien sur lui.

Elle avait été un jour sans le voir et elleattendit impatiemment le jour suivant pour lui faire la confidencequ’elle croyait devoir le plonger dans une immense joie. Lelendemain donc, elle se rendit où Bengali l’attendait d’ordinaire.Elle eut un vif mouvement de bonheur, la voiture était là ;elle y monta, tomba dans les bras de son amant et en quelques toursde roue, on fut dans le petit appartement témoin de leurs entrevuesquotidiennes. Tout d’abord, le jeune homme commença une explicationsur deux empêchements qui ne lui avaient pas permis d’aller voirmadame Marocain.

– C’est impossible en ce moment, mon ami,interrompit la jeune fille, ma marraine est malade… Oh ! çan’a rien de grave, la maladie à la mode : l’influenza, douze àquinze jours de soins, de précautions pour ne pas se refroidir etil n’y paraîtra plus.

Quinze jours devant lui ! Ce fut un grandsoulagement qui mit subitement notre amoureux à l’aise. Voyantalors sur les lèvres de Georgette un sourire inexplicable,l’entendant prononcer des demi-mots auxquels il ne comprenaitrien :

– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il,on dirait que tu as quelque chose à m’apprendre.

Et dans un sourire d’une ineffable tendresse,la jeune fille articula tout bas :

– Oui… oui… quelque chose qui…

– Voyons, parle, ma chérie ; cen’est pas un grand malheur si j’en juge à ta physionomie.

Alors, Georgette lui prit la tête dans sesbras et lui dit quelques mots à l’oreille.

Bengali se leva brusquement, dans un éland’ivresse folle, et couvrit Georgette de baisers entrecoupés desmots les plus tendres.

– Je savais bien que je te rendraisheureux, lui dit-elle.

Et les baisers partagés de redoubler.

Puis la pensée de sa situation jeta une ombresur le visage tout à l’heure si épanoui du jeune homme.

Et, à son tour, Georgette lui demanda, maisd’une voix inquiétante :

– Qu’as-tu donc, toi aussi ?

Il prétexta le chagrin de quitter sa maîtresseen un pareil moment (car l’heure de la séparation étaitarrivée).

Elle le consola dans les baisers d’adieu etBengali la quitta en lui disant :

– À demain, mon cher amour, àdemain !

Leurs joies, leur installation à la maison decampagne, leurs occupations, leurs projets, tout cela avait absorbéles dames Jujube et elles avaient complètement oublié Pistache.

Elles restèrent sans mouvement et sans voix enle voyant entrer, tout guilleret :

– Bonjour, mesdames ; je ne vousdemande pas des nouvelles de votre santé, vous avez des minessuperbes ; figurez-vous que j’allais tous les jours vousdemander et votre portier, cette vieille bête de père Galfâtre, merépondait toujours : « Il n’y a personne », quand ilaurait pu me dire : « On est à la campagne… » etmême, ça n’est pas gentil à vous, de ne pas m’avoir prévenu etenvoyé votre adresse ; finalement, que j’ai fini par dire àvotre pipelet, quand il m’a répondu pour la dixième fois « Iln’y a personne » : « Ah ça ! mais ils nerentrent donc plus chez eux ? » Il m’a alorsrépondu : « Ils n’y rentreront qu’à la fin de la saison,ils sont à la campagne. » « Vous ne pouviez pas me ledire plus tôt ? » m’écriai-je avec une humeur bienlégitime, n’est-ce pas ? il me répond : « Vous nel’avez pas demandé » ; enfin, je lui ai demandé l’adressede votre campagne et me voilà.

Les deux femmes avaient écouté ce monologuesans l’interrompre :

– Oh ! mais c’est charmant ici… queljoli séjour ! continua Pistache.

Et, tout décontenancé en voyant l’immobilitédes deux dames :

– Je vous dérange peut-être ?demanda-t-il.

– Quelques occupations, répondit madameJujube.

Pistache poursuivit :

– Ça ne nous empêchera pas de causer caril y a bien huit à dix jours que nous n’avons causé de notreaffaire.

– Quelle affaire ? demanda madameJujube.

– Quelle… fit Pistache interloqué… Ehbien… pour savoir si c’est le moment de parler àM. Jujube.

– Lui parler… de quoi ?

Pistache regardait les deux femmes sanscomprendre.

– Eh bien, balbutia-t-il, de… mesintentions au sujet du mariage avec mademoiselle Athalie.

Toutes les deux poussèrent uneexclamation.

– Encore ! fit mademoiselleJujube.

Pistache était stupéfait ; encore ?répétait-t-il… encore…

– Oui encore ?… dit madame Jujube.Comment, voilà plusieurs mois que cette plaisanterie dure ;que ma fille et moi consentons au mariage ; nous nous tuons àvous répéter qu’il vous faut le consentement du père et vous n’enfinissez jamais et, après huit à dix jours où vous n’avez pas donnésigne de vie, vous recommencez à demander s’il vous faut vousadresser à mon mari.

– Est-ce que vous croyez que papa va vousattendre éternellement ? dit à son tour Athalie.

– Mais c’est madame votre mère qui m’aconseillé…

– Il a des vues sur un autre, mon mari,interrompit madame Jujube, un autre qui, lui, s’est présenté et aparlé.

Pistache fut atterré par cettedéclaration ; il bafouillait des mots sans suite, ne savaitquelle contenance tenir, était enfin dans un état de completahurissement.

– Excusez-moi, dit Athalie, j’aiaffaire.

Et elle sortit.

– Voyez mon mari, ajouta madameJujube ; moi, je n’ai rien de plus à vous dire.

Elle sortit à son tour ; et le malheureuxapothicaire se retira la tête perdue, et marchant comme un hommeivre.

Le maître de la maison rentra peu après cettescène et énuméra les noms des hôtes sur lesquels on pouvaitcompter. Il avait même invité M. Quatpuces qui crèverait dedépit, au milieu des fêtes dont il aurait été l’un des importantspersonnages, sans ses prétentions à la dot.

– Tu sais, mon ami, dit madame Jujube,que c’est aujourd’hui que mademoiselle Piédevache et notre gendreviennent s’installer ici.

– A-t-on préparé leurschambres ?

– Les deux plus belles ; tout estprêt, ils pourront venir quand ils voudront.

– Et le dessin de mon éventail,papa ? demanda Athalie, il n’est que temps.

– Je l’ai dans la tête, réponditl’artiste, je n’ai qu’à le faire sur le morceau de satin blanc quetu m’as donné, tu l’auras dans une heure.

Il passa dans son atelier pour exécuter ledessin emblématique qu’il avait conçu, et, selon sa promesse, il leremettait à sa fille émerveillée.

À l’heure du dîner, mademoiselle Piédevachearrivait avec ses bagages, ainsi qu’elle l’avait promis, annonçantl’arrivée de son neveu après dîner seulement : une affaire leretenait à Paris pour quelques heures.

Ce furent des embrassements frénétiques, un deces bavardages fiévreux comme en donne la joie débordante ; onfit visiter toute la maison à la vieille demoiselle et on laconduisit à sa chambre où ses malles avaient été portées ; unefemme de chambre fut mise à ses ordres, et elle lui donna les clésde ses malles pour en tirer le linge et les robes et mettre le touten place.

Bengali arriva à neuf heures, fut reçu avec dedoux reproches pour son retard et la soirée s’acheva dans uneconversation générale à laquelle il fit mille efforts pour prendrepart, sans parvenir à faire disparaître les soucis quiassombrissaient son front. Athalie ne put s’empêcher d’en faire laremarque.

– Il songe aux devoirs que va lui imposersa vie nouvelle, dit la tante.

Le lendemain, Jujube, étalé dans la calèche,se dirigeait vers la route de Ville-d’Avray (car il ne prenait pasle chemin de fer), lorsqu’il entendit ce cri : « Bonjour,maître ! » Il se retourna ; c’était Marocain quil’avait ainsi interpellé. L’artiste fit arrêter sa voiture etserra, avec l’effusion d’un homme heureux, la main que lui tendaitMarocain. Il lui annonça qu’il retournait à sa campagne, l’engageaà l’y aller voir, et après les questions ordinaires sur lasanté :

– Eh ! quoi de nouveau ?demanda Marocain.

– Il y en a chez moi, réponditJujube.

– Du bon ?

– De l’excellent ; je marie mafille.

– Ah ! bravo ! un bon mariage,je suppose ?

– Un jeune homme charmant, spirituel,riche.

– Ah ! mon compliment, chermaître.

– Merci ; nous ferons le repas denoces, le bal, les réceptions à ma campagne, dans une habitationexquise, vaste, où je pourrai recevoir un grand nombre depersonnes… dont vous serez, bien entendu.

– Oh ! cher maître… Le jeune hommeest d’une famille connue ?

– Mon gendre n’a qu’une tante fort riche,dont il sera l’unique héritier et qui, en attendant, le doterichement.

– Alors, quand je verrai mademoiselle,elle sera madame… madame je ne sais comment.

– Madame Bengali.

– Bengali ! s’écria Marocain.

– Vous le connaissez ?

Marocain, ne voulant pas dire au beau-père quil’invitait tout le mal qu’il pensait de son futur gendre,répondit :

– Je me suis trouvé une fois avec cejeune homme ; je ne le connais pas autrement…

– C’est un charmant garçon. Allons ?au revoir, Marocain !

Jujube donna l’ordre au cocher de repartir etla voiture s’éloigna.

– Oui, charmant garçon, se dit Marocain,qui aurait séduit la filleule de ma femme si nous n’y avions pasmis bon ordre ; et cette petite dinde venait nous raconterqu’il la courtisait pour le bon motif ! Bon pour lui, oui.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer