Le Monsieur au parapluie

Chapitre 5MAROCAIN LE TERRIBLE

 

Nous avons fait connaissance avecM. Marocain, le commanditaire d’entreprises industrielles etartistiques, l’homme nerveux ; Marocain le terrible, que,seule, une offre de réparation par les armes calme immédiatement,ainsi qu’on l’a vu dans son altercation avec Bengali à qui, depuisce jour, il avait gardé une dent. Quant à sa femme, madameMarocain, nous savons qu’elle est la marraine de Georgette ;mais nous ne la connaissons pas encore. Pénétrons dansl’appartement de ce couple si différent du précepte de lachanson : Il faut des époux assortis, dans les liens dumariage. – Rien, en effet, de moins bien assorti que ces deux êtresdestinés à vivre toujours ensemble, car l’incompatibilité d’humeurn’est pas un cas suffisant de divorce ; madame Marocain, douceet résignée, ne le demanderait d’ailleurs jamais et, quant au mari,outre qu’il est très amoureux de sa femme, il peut, avec elle,donner libre cours à son humeur grincheuse et à ses emportements,supportés sans protestation et sans plainte, sauf toutefois àpropos des scènes de jalousie, l’honnête femme se réveillant aumoindre soupçon sur son inattaquable vertu ; mais son fermelangage en pareille occasion ne pouvant que rassurer Marocain, ille tolérait tout en feignant de n’être pas convaincu.

L’irritabilité naturelle de celui qu’onqualifiait en général de vilain monsieur s’était aggravée de sasituation récente de commanditaire. Séduit par l’exemple d’un deses amis dont des commandites heureuses avaient décuplé la fortune,il avait vendu ses titres de rentes et autres valeurs mobilièresqui ne lui rapportaient que de 3 à 4 pour 100, convaincu que, commeson ami, il grossirait beaucoup son avoir en plaçant ses fonds dansdes entreprises ; malheureusement toutes n’avaient pas réussiet il avait bu des bouillons moins réconfortants que ceux desétablissements Duval ; de là son état nerveux dont nous avonsvu un échantillon le jour de l’averse.

Au moment où nous pénétrons sous le toitconjugal, Marocain est plus nerveux que jamais ; il acommandité de 50 000 francs le directeur d’un nouveauthéâtre : le Théâtre Rigolo, qui ouvre ses portesdans quelques jours avec une pièce ayant pour titre : Leveuf à l’huile, et, préoccupé des destinées de l’entreprise,il passe tour à tour des plus grandes espérances aux plus sombresappréhensions.

– Le directeur, ce polisson, dit-il, quime laisse assister aux répétitions, parce que c’est mon droit écritdans le traité, et qui ne me permet pas de dire mon avis sur lapièce : j’ai des mots très drôles à mettre dans la pièce, illes refuse ; il m’empêche de donner des conseils auxacteurs ; je soumets mes idées sur les costumes, il m’imposesilence… Et ouvrir un théâtre par une chaleur pareille !ajouta-t-il. Je ne voulais pas, il m’a envoyé coucher… Il s’enfiche… c’est mon argent… Et dire que jusqu’à présent il aplu ! Ça n’arrive qu’à moi, ces choses-là ; la pluie afini après le grand orage qui m’a fait faire la connaissance de cemonsieur Bengali… lequel, par la même occasion, a fait celle de tafilleule.

Et Marocain revint sur sa rencontre de laveille, avec force commentaires malveillants, rappela la fuite dela jeune fille en l’apercevant et persista dans sa conviction qu’ily avait là une intrigue d’amour.

– Je réponds de la vertu de Georgettecomme de la mienne, dit madame Marocain ; ce jeune homme a pula rencontrer, lui adresser quelques paroles, sans que pourcela…

– Ta, ta, ta, ta ! répondit notrebourru.

– J’ai écrit à Georgette de venir meparler, ajouta madame Marocain ; une explication estnécessaire.

Georgette entra à ce moment et, voyantMarocain bondir à sa vue : – Qu’y a-t-il donc ?demanda-t-elle.

– Ce qu’il y a ? fit l’aimablehomme, avec un sourire ou plutôt avec une grimace ironique, cequ’il y a !… Regardez-moi cet air d’innocence… cette figure desainte Nitouche.

Et comme Georgette le regardait avecstupéfaction, il continua : – J’étais en train de parler àmadame ta marraine… de ma rencontre d’hier au soir. Puis,s’adressant à sa femme : – Vous voyez ! elle feintd’ignorer de quoi je parle… Et, s’avançant sur Georgette : –Ce jeune homme avec qui vous faisiez route, ce monsieurBengali ! Ce n’est pas vrai, hein ? Je me suistrompé ?

– Mais, pas du tout, répondit-elle, c’esttrès vrai…

– Elle l’avoue cyniquement ! s’écriaMarocain.

– Quand je ne dis rien, je suis unesainte Nitouche ; quand j’avoue, je suis cynique ; je nesais comment faire, répondit Georgette. Je vais vous expliquer…

– Quelle explication ? hurla notrehomme. Ai-je vu ou n’ai-je pas vu ?

– Mais, mon ami, laisse-la s’expliquer,dit doucement madame Marocain.

– Oh ! elle trouvera uneexplication ; les femmes vous expliqueront tout ce que vousvoudrez ; allons, va, explique !…

– Mais, c’est bien simple, dit la jeunefille ; depuis le jour de ce grand orage, où ce monsieur, queje n’avais jamais vu, a voulu absolument m’abriter sous sonparapluie…

– Jusque chez toi, interrompitMarocain.

– Jusqu’à la porte de ma maison,oui ; jusque chez moi, non…

Et Georgette raconta dans ses moindres détailsl’aventure que l’on connaît.

– Depuis ce jour, ajouta-t-elle, cemonsieur vient me guetter, me poursuit de ses galanteries…

– Il fallait le signaler auxagents ; ils t’auraient débarrassé de lui.

– C’eût été un scandale, je n’ai pasosé ; je l’en ai menacé chaque fois. Alors, il me répondait untas de folies qui me faisaient rire… Et aller dire auxagents : « Arrêtez ce monsieur ; il ne m’a rien ditde malhonnête ni d’inconvenant, mais il me fait rire » ;on n’arrête pas les gens parce qu’ils font rire.

– C’est un polisson ! un de cesfarceurs qui devraient être chassés à coups de pied dans lederrière.

– Je ne pouvais pourtant pas, moidemoiselle… dit en riant Georgette…

– Elle rit ! elle ose rire !vociféra notre porc-épic.

– C’était à vous de le faire hier ausoir, ajouta Georgette, puisque vous étiez là.

L’invitation à donner son pied au derrière àBengali calma l’homme terrible.

– D’ailleurs, ajouta la jeune fille, cequ’il me disait au moment de votre arrivée ne méritait pas pareiltraitement. Georgette, alors, répéta le langage que lui avait tenuson amoureux et le conseil qu’elle lui avait donné d’exprimer sesintentions à madame Marocain sa marraine.

– Tu as bien fait, ma chère enfant, ditcelle-ci.

– Le truc du bon motif ! s’écriaMarocain, je le connais celui-là.

– Mais, mon ami, répliqua sa femme, necondamne pas ce jeune homme avant d’être sûr.

– Bon ! bon ! je veux bien,mais qu’il vienne nous adresser sa demande, nous l’attendons depied ferme, et nous l’attendrons longtemps.

– Je ne crois pas, répliquaGeorgette : ce jeune homme avait l’air sincère, il était trèsému…

– Ému !… Parbleu ! moi aussi,j’étais ému… dans le temps… et ce que je rigolais quand j’avaisfait gober mon émotion à une petite dinde… Tu as gobé son émotion,toi… tu es toquée de lui.

Georgette balbutia une protestation timidecontre le mot toquée, suivie de quelques mots d’appréciation dessentiments de cœur du jeune homme, sous ses dehors d’insouciantegaieté, et ce, aux rires ironiques de l’incrédule Marocain,convaincu que le censé prétendant à la main de Georgette sebornerait à continuer ses obsessions.

– Alors, répondit madame Marocain, il selassera des rigueurs de Georgette et ira chercher fortuneailleurs.

– S’il voulait réellement épouserGeorgette, il serait déjà venu nous déclarer ses intentions.

– Mais, dit la jeune fille, il n’y a pasde temps de perdu ; c’est hier au soir qu’il me les a faitconnaître et il n’est pas deux heures.

Marocain exprimait sa volonté de faire changerde domicile à Georgette pour dérouter le séducteur, lorsqu’unelettre apportée par la bonne vint le mettre en belle humeur.

Cette lettre était du directeur du ThéâtreRigolo et lui annonçait que la répétition générale du Veuf àl’huile, devant plusieurs journalistes, avait eu lieu, quecette pièce avait provoqué un fou rire et que de l’aveu descritiques, le théâtre ouvrirait par un grand succès.

– Tu vois bien, mon ami, dit madameMarocain ; je te le disais : tu as assisté à toutes lesrépétitions, tu es blasé sur la pièce, hors d’état de la juger.

Le commanditaire, rassuré, presque aimable,convint que la forte somme engagée par lui dans la nouvelleentreprise théâtrale le rendait nerveux, incapable de voir aussijuste que des personnes désintéressées… il avoua même : etplus compétentes que moi.

– Et puis nous serons là pour applaudir,dit Georgette, car vous m’emmènerez, n’est-ce pas ?

– Comment, si je t’emmènerai ! maistu seras avec nous, dans la plus belle loge de face… Et puis jedois avoir quarante places pour des amis qui claqueront ferme…Allons, allons, ça ira bien… Qu’est-ce que je disais donc quandcette lettre est arrivée ?

– Vous me disiez de donner congé de monlogement.

– Ah ! oui… pas tout de suite ;attendons. Si ce jeune homme vient, comme je l’espère, cetteprécaution sera inutile ; et s’il te convient pour mari, simalgré ses excentricités de jeunesse c’est un honnête garçon, si saposition… Enfin nous verrons…

Madame Marocain, le voyant arrivé à l’étatd’esprit désirable pour le faire adhérer à un projet conçu par elleet sa filleule, dit, en embrassant celle-ci : – Pauvremignonne qui arrivait si contente, si heureuse, et monsieur monmari, si bon au fond, lui cause une épouvante…

– Ah ! oui, une épouvante, réponditnotre butor, sur le ton de la plaisanterie, en voilà une, facile àépouvanter !…

Et il se mit à rire aux éclats.

Madame Marocain saisit ce nouveau prétexte àflatterie : – Tu épouvantes les hommes, à plus forte raisonune pauvre fillette.

Et Marocain de redoubler de rire :

– À la bonne heure, dit alors sa femme,si tu étais toujours comme cela…

– J’ai mes moments… j’en ai… d’autres…comme tout le monde.

– Oui, mais ces autres-là !… C’esttout à coup, chez toi, une fusée, une soupe au lait.

– Moi, dit Georgette, qui venais vousannoncer qu’on serait bien heureux de vous avoir, vous et mamarraine, à une noce…

– Une noce ? demanda d’un airaimable le petit tyran.

– Une très jolie noce, et on m’avaitchargée de m’assurer, avec précaution, si on pourrait venir vousinviter avec la certitude de réussir à vous faire accepterl’invitation.

– Si ce sont des gens que je connais…

– Vous les connaissez beaucoup :monsieur et madame Blanquette.

– Les Blanquette !… Ils marient leurfille ?

– Dans huit jours… et elle voudrait bienm’avoir pour demoiselle d’honneur… Je n’ai pas voulu promettre sansvous consulter… parce que, si ça vous avait contrarié le moins dumonde…

Et voilà comment on domptait la bêteféroce.

Tout marcha donc au gré des deuxdompteuses ; Marocain alla même au devant du désir de lamarraine en l’engageant à offrir à sa filleule une jolie toiletteblanche de circonstance ; toutes deux sautèrent au cou deMarocain que la pensée d’un bon dîner et les flatteries à sonadresse avaient rendu tout à fait charmant, et il déclara nettementque les Blanquette pouvaient en toute assurance lui faire leurinvitation.

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