Le Monsieur au parapluie

Chapitre 13BENGALI RETROUVE GEORGETTE

 

Les visites de Bengali à la famille Jujube secontinuaient depuis un mois et pas un mot de ses intentionsmatrimoniales n’était sorti de sa bouche ; pas même uneallusion au mariage ne lui était échappée, et pourtant sesempressements auprès d’Athalie, son langage ardent et tendre quandil lui parlait, étaient d’un homme épris de la femme objet de tantde soins, de tant d’attentions.

C’est que Bengali, si étourdi, si insouciant,si avide de plaisir, était au fond un honnête garçon, bien décidé àn’épouser qu’une femme qu’il saurait pouvoir rendre heureuse, chosedifficile sans amour ; il faisait donc tous ses efforts detrès bonne foi pour éveiller en lui, par des causeries, les yeuxdans les yeux, par des serrements de main, un sentiment dont aucunbattement de son cœur n’indiquait l’éclosion.

Voilà pourquoi la demande de la main d’Athaliese faisait attendre, au grand étonnement de la famille Jujube quine comprenait rien à son silence.

Ce mutisme persistant devenait d’autant plusgrave qu’Athalie qui, tout d’abord, ne voyait dans le mariageprojeté pour elle que la cessation d’un célibat qui pouvait larendre ridicule aux yeux des jeunes filles de sa connaissance, quitoutes trouvaient des maris ; qu’Athalie, sensible auxdiscours et aux soins de Bengali, s’était sérieusement éprise delui, et c’était de sa part des jérémiades à n’en plus finir, aprèschacune des visites du soi-disant prétendu ; et Jujube,d’humeur naturellement irritable, d’entrer dans d’effroyablescolères, de crier :

– Qu’est-ce que tu veux que j’yfasse ? je ne peux pas le prendre à la gorge. Voilà cinq ousix fois que nous en parlons à sa tante ; elle nous expliqueinvariablement qu’elle le questionne, le presse et obtient de luil’éternelle réponse qu’il étudie ton caractère, que le mariage estune chose grave ; s’il pense, comme Voltaire, que cette choseest tellement grave que ce n’est pas trop de toute la vie pour ypenser, tu n’as pas fini d’attendre. Sais-tu ce que je ferai,moi ? Eh bien, je te marierai à un autre.

– Je n’en veux pas d’autre, s’écriaitAthalie tout en larmes ; c’est lui que je veux, c’est lui quej’aime.

– Enfin, dit la mère, il faut prendre unparti ; les visites de ce jeune homme finiront parcompromettre notre fille.

Jujube se décida donc à en finir par unedernière démarche auprès de mademoiselle Piédevache. Il setransporta à Saint-Mandé et exposa la situation.

– Vous avez raison, répondit la vieilledemoiselle irritée, il faut en finir. Je vais voir mon neveu, luimettre le marché au poing ; je le mènerai chez vous et nous enfinirons.

Pendant ce temps, l’infortuné pharmacien,convaincu de l’amour d’Athalie pour lui, continuait ses tentativesde visites, qui échouaient toujours. Souvent il se présentait aumoment où son rival était dans la place. Ce jour-là, le pauvregarçon n’était pas reçu. Une autre fois, ces dames étaient sorties,ou bien Jujube était là, et c’était tous les jours un nouveauprétexte ; le malheureux Pistache retournait piteusement à sonofficine, en se disant : « C’est drôle, depuis quelquetemps, on a bien souvent des motifs de ne pas me recevoir. »Si bien qu’un jour où il avait été de nouveau éconduit, certain,d’après l’affirmation du concierge, que ces dames étaient chezelles, il s’aposta au palier de l’étage supérieur pour voir sortirle visiteur cause de sa non-réception.

Au bout d’un quart d’heure d’attente, il vitsortir Bengali, reconduit par les deux dames avec mille parolesgracieuses : – Lui ! se dit-il avec stupéfaction ;c’est pour lui qu’on ne me reçoit pas !

Le pauvre garçon ne vivait plus, depuis cejour ; il ne savait comment demander à ces dames uneexplication ; avouer son espionnage, c’était impossible.Enfin, n’y pouvant plus tenir, il leur raconta que, le jour enquestion, il avait rencontré dans l’escalier une personne deconnaissance avec laquelle il avait causé, et qu’à ce moment ilavait vu sortir Bengali reconduit par elles. Athalie, toutinterdite, ne savait que répondre ; la mère, sans hésitationni embarras, expliqua que ce jeune homme était venu les entretenird’une affaire d’intérêt concernant sa tante, et qu’il n’était paspossible, même Pistache étant son ami, de le faire assister à desconfidences sur des affaires de famille.

Le naïf garçon, qui ne désirait rien tant qued’être rassuré, se récria, s’excusa d’avoir involontairement amenédes explications dont il n’avait pas besoin ; que jamaisl’idée d’un manque de parole, de la part de ces dames, ne luiserait venu à la pensée, etc., etc. Puis il demanda si le moment dese déclarer à M. Jujubès était proche…

– Vous serez bientôt fixé, réponditmadame Jujube.

– Fixé… agréablement ?demanda-t-il.

– Je prépare mon mari en vue d’uneréponse favorable, répondit-elle.

Et le bon Pistache partit plein de confiance,non cependant sans avoir remarqué qu’Athalie était restée étrangèreà la justification.

Le lendemain même de cette entrevue quil’avait rassuré, mademoiselle Piédevache et son neveu seprésentaient dans la famille Jujube.

Bengali, après quelque résistance, avait finipar céder à la volonté de sa tante, se disant qu’après tout, ilaurait une petite femme un peu bébête, mais aimante et bonne, quilui ferait la vie douce, qu’il finirait probablement par aimer.Bref, la main d’Athalie fut officiellement demandée, accordée celava sans dire, et cet heureux événement jeta une joie inaccoutuméedans la famille Jujube.

Et le soir, en rentrant chez lui, vers dixheures, toujours la tête occupée de Georgette, Bengali sedisait : « Elle aussi est sans doute mariée ;M. Marocain m’avait dit que le mariage était pour dans un moiset voilà plus de cinq semaines. »

– Ah ! je suis stupide, pensa-t-il,j’ai beau faire tout au monde pour l’oublier, je ne peux pas…pourtant, je n’ai rien à espérer, elle est mariée… à un hommequ’elle aime ; il est bien heureux celui-là… Allons ! n’ypensons plus !… oui… je dis toujours cela… et j’y pense toutde même.

Ses réflexions furent troublées par les crisd’une femme appelant à l’aide ; Bengali se précipita du côtéd’où partaient les cris et vit un jeune homme enlaçant une femmequi se débattait dans son étreinte :

– Voyons, disait l’auteur de cetteentreprise galante, un petit souper fin… dans un joli cabinetparticulier…

Il fut interrompu par l’intervention deBengali, qui l’écarta violemment de sa victime, avec accompagnementd’épithètes :

– Ah ! dit le monsieur, vous êtes lesouteneur de cette promeneuse nocturne que je prenais pour uneouvrière attardée… et moi qui allais vous remettre ma carte. Puisavec un rire de mépris : – Ah ! non ! non ! onne se bat pas avec…

Il n’acheva pas, une paire de gifles lui ayantcoupé net la parole.

La jeune fille poussa un cri ; Bengali seretourna :

– Georgette ! s’écria-t-il.

Puis, présentant sa carte àl’inconnu :

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il.Vous vous renseignerez et vous verrez qu’on peut se battre avecmoi.

Le jeune homme prit la carte, s’approcha d’unbec de gaz et lut à haute voix : Alfred Bengali, rueLaffitte, 14.

– Très bien, monsieur, dit-il.

Puis remettant sa carte :

– Vous recevrez demain la visite de deuxamis.

– Je les attendrai, monsieur.

L’inconnu s’éloigna.

– Vous allez vous battre… pour moi !s’écria Georgette éperdue… Oh ! mon Dieu, s’il vous arrivaitmalheur…

– Merci de cette marque d’intérêt,madame ; je regrette de ne l’avoir pas méritée plus tôt.

– Madame ! fit la jeune filleétonnée.

– Mais comment êtes-vous dans la rue,seule, à cette heure ?

– De l’ouvrage pressé que j’ai dûreporter.

– Mais comment votre mari ne vousaccompagnait-il pas ?

– Mon mari ?

– Sans doute ; n’êtes-vous pasmariée ?

– Mais non, monsieur.

Bengali eut un mouvement de joie : –Non ? fit-il. Puis il ajouta tristement. – C’est pour bientôt,alors, dans quelques jours.

– Je ne sais ce que vous voulez medire ; je n’ai aucun projet de mariage.

– Comment ! s’écria l’amoureux jeunehomme, tout ému… mais M. Marocain m’a annoncé lui-même…

Georgette comprit ; elle se rappela ledanger que sa marraine et Marocain lui avaient montré, sonchangement de domicile pour dérouter l’homme qui voulait laséduire : – M. Marocain, dit-elle alors, nous avaitaperçus causant ensemble un soir que vous m’aviez accostée, etj’avais fui à son approche ; le lendemain je lui ai faitconnaître, ainsi qu’à ma marraine, dans quelles circonstances jevous avais connu et comment je me trouvais causant avec vous ;les intentions qu’on vous prêtait, j’y croyais avant le dernierlangage que vous m’avez tenu ; après vos déclarations siformelles, je protestai contre l’accusation dont vous étiez l’objetet déclarai vos intentions véritables ; on a attendu ladémarche que vous deviez faire…

Bengali balbutia des allégationsd’empêchements qui avaient retardé cette démarche, retardéseulement.

– Voilà pourquoi, interrompit la jeunefille, le mari de ma marraine vous a dit que j’étais sur le pointde me marier, pensant, ainsi, mettre fin à vos obsessions.

– Je vous jure… s’écria Bengali.

Georgette l’interrompit de nouveau.

– Ce n’est pas, dit-elle, le moment deparler de cela ; qui sait le sort que ce combat vousréserve ?… et c’est pour moi, ajouta-t-elle, la voix étrangléepar l’émotion.

Bengali lui saisit la main ; elle laretira vivement :

– Et quand aura lieu ce duel ?demanda-t-elle.

– Mais… après-demain matin, sansdoute.

– Que Dieu m’épargne le chagrind’apprendre que vous avez été victime de votre dévouement.

– Et… demanda Bengali, en s’approchant,si Dieu vous épargne ce chagrin, me permettez vous d’aller vousporter la bonne nouvelle ?

– Je la connaîtrai avant votre démarche,répondit Georgette. Puis lui tendant la main : – Merci,monsieur… et elle s’éloigna en étouffant un sanglot dans sonmouchoir.

Bengali resta seul et interdit :

– Elle la connaîtra avant madémarche ! pensa-t-il… comment ? par quelmoyen ?

Georgette avait entendu la lecture de la carteremise par Bengali : « Rue Laffitte, 14, dit-elle, je nel’oublierai pas. »

Et en effet, le surlendemain, à 7 heures dumatin, elle arrivait en fiacre à l’adresse indiquée ; unevoiture de remise stationnait à la porte et le cocher allait etvenait sur le trottoir.

Georgette appela le sien ; il descenditde son siège et ouvrit la portière :

– Je vous donnerai un bon pourboire, luidit-elle, si vous faites bien ce que je vais vous dire.

– Si ça se peut, madame, je veuxbien ; qu’est-ce que c’est ?

– Il s’agit d’aller causer avec le cocherde cette voiture et de savoir ce qu’il fait là ; s’il attenddeux messieurs qu’il a amenés à cette adresse, ou un locataire decette maison qui l’a fait retenir.

– Oh ! ça n’est pas difficile,madame ; on vous dira ça au juste.

Par le carreau, Georgette vit son cocheraccoster son confrère et une conversation s’engager entr’eux.Bientôt, son mandataire revint : – Madame, dit-il, il attenddeux messieurs qu’il a amenés et il m’a dit que c’était, sansdoute, pour des particuliers qui vont se battre, vu qu’il y a desépées dans la voiture et qu’il doit conduire ses clients au bois deVille-d’Avray.

À ce moment, Bengali et ses deux témoinssortaient de la maison et montaient dans la voiture.

– Suivez cette voiture ! ditGeorgette.

– Jusqu’où, madame ?

– Jusqu’à l’endroit du bois où elles’arrêtera… assez loin d’elle, cependant, et vous vous placerez defaçon à n’être pas aperçu.

– Bon ! compris ; madame veutvoir la chose, sans…

– Faites ce que je vous dis !

Le cocher monta sur son siège et suivit lavoiture à distance.

Arrivée à un endroit désert du bois, elles’arrêta ; un coupé était là et quatre personnes en sortaient.Ces personnes étaient l’adversaire de Bengali, ses témoins et unmédecin.

Georgette descendit du fiacre :

– Attendez-moi ici ! dit-elle d’unevoix émue à son cocher, et elle s’avança d’un pas chancelant versle lieu où deux hommes allaient peut-être s’entr’égorger, etc’était pour elle ; parce qu’à une heure tardive de la soirée,l’un d’eux lui avait adressé des galanteries ; que l’autrel’avait protégée contre les entreprises du premier ; c’étaitpour cela que ces deux hommes pleins de jeunesse et de santéallaient chercher, dans le sang l’un de l’autre, la satisfactionimposée par un préjugé social.

Les deux adversaires se saluèrent, mirenthabit bas, prirent chacun une des épées qui leur furent présentées,et se mirent en garde ; le directeur du combat croisa les deuxépées par le bout, se rangea près du deuxième témoin et du médecinet dit : « Allez, messieurs ! »

Georgette, entre les branches d’un massifd’arbres, avait assisté à ces préliminaires solennels, dans uneagitation qu’elle avait peine à maîtriser ; à l’ordre :« Allez messieurs ! » elle appuya fortement sa mainsur son cœur qui battait à lui briser la poitrine, et, haletante,elle attendit.

Dès le premier engagement, elle trembla pourles jours de Bengali, ardent, téméraire, devant l’épée d’unadversaire froid, calme, paraissant sûr de sa force et prêt àsaisir le passage imprudemment ouvert à son arme. Bengali, lui,n’était plus le simple auteur d’une injure donnant la réparationpar lui due, c’était le fou d’amour combattant l’homme qui aoutragé la femme aimée. Et Georgette, dont la pensée dirigeait sonbras, ne pouvait s’empêcher, malgré son anxiété, del’admirer : « Qu’il est beau ! qu’il estbrave ! » murmurait-elle.

Elle jeta soudain un cri terrible ;Bengali venait de tomber, atteint par une riposte en pleinepoitrine. Au cri, tous les hommes s’étaient retournés. L’un d’euxavait couru au-devant de Georgette qui s’avançait en trébuchant, etla soutenait pour qu’elle ne tombât pas ; les autres s’étaientprécipités vers le blessé et, pendant qu’ils lui déchiraient àl’endroit de la blessure, sa chemise inondée de sang, le médecintirait de sa boîte de secours de la charpie, des bandes de toile etdes fioles.

Georgette s’échappa du bras de son cavalier etvint tomber à genoux près du blessé évanoui :

– Il est mort, monsieur ?demanda-t-elle, en suffoquant.

– Vous me gênez madame, répondit lemédecin ; je ne puis rien vous dire encore, laissez-moiexaminer la blessure.

L’adversaire, debout et chapeau bas, attendaitl’opinion du médecin.

Un silence d’anxiété régnait.

Le docteur, après avoir lavé la plaie avec lecontenu d’une des fioles, procéda à un premier pansement ;l’effusion du sang arrêtée, il appuya longuement son oreille sur lapoitrine du blessé ; Georgette haletante attendait enmurmurant : – Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… etc’est pour moi…

– Enfin, le médecin releva sa tête etmontra un visage exempt d’inquiétudes ; Georgette, seredressant comme un ressort :

– Ah ! fit-elle, ça n’est pasgrave ?

– Du moins, madame, répondit le médecin,il n’y a pas danger de mort, le cœur et le poumon fonctionnentrégulièrement : ils n’ont donc pas été atteints ; lablessure a cependant une certaine gravité ; mais, je vous lerépète, sauf complications imprévues, ce ne sera qu’une question desoins et de temps.

L’auteur de la blessure, alors, dit auxtémoins de Bengali : – J’enverrai ce soir même ma carte àvotre client et je ferai prendre régulièrement de ses nouvelles.Puis s’adressant à Georgette : – Je vous adresse, madame, mesplus humbles excuses ; j’ai été trompé par les circonstancesde lieu et d’heure. Veuillez, je vous prie, croire à mes vifsregrets.

Il salua et remonta dans son coupé avec sesdeux amis, et la voiture s’éloigna.

On transporta avec précaution Bengali dans lasienne. Georgette exprima le désir d’y monter :

– Vous êtes sa parente, son amie ?demanda le docteur.

– Ni l’une ni l’autre, monsieur,répondit-elle ; vous avez entendu ce qui vient d’être dit parl’adversaire de ce malheureux jeune homme, je n’ai rien à yajouter. Il m’avait insultée ; celui qu’il a si gravementblessé m’avait protégée sans même avoir su celle dont il se faisaitle défenseur ; je n’ai d’autre mobile que mareconnaissance.

– Votre conduite est très naturelle,madame ; malheureusement, nous ne pouvons tenir cinq danscette voiture ; le malade, d’ailleurs, en souffrirait.

Georgette alors se résigna à regagner sapropre voiture ; ce que voyant, les deux témoins s’offrirentpour y monter à sa place : elle accepta, monta dans celle oùon avait placé le blessé, s’installa près de lui, lui mit la têtesur ses genoux et les deux voitures partirent.

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