Le Monsieur au parapluie

Chapitre 2LA FAMILLE JUJUBE

 

Il est huit heures du soir : le dînerétait prêt pour sept heures suivant l’ordre rigoureusement donné,une fois pour toutes, par le maître de la maison, petit tyran quiavait signifié à la bonne sa volonté d’être servi – au doigt et àl’œil ; – à quoi cette fille avait répondu, entre sesdents : – Oh ! à l’œil, non…

Athalie est à son piano, sa mère prêtel’oreille : – Il me semble, dit-elle, entendre la voix de tonpère, dans l’escalier… Non, je me trompais… Voyons si jel’aperçois ?

Elle alla ouvrir la fenêtre, se pencha pourregarder au loin, puis se retira vivement, chassée par la pluie quilui fouettait le visage.

Madame Jujube est une petite femme dequarante-deux ans, blanche et boulotte, aux yeux ardents, quiprotestait contre cette théorie de son époux, qu’à partir dequarante ans, une femme ne doit plus attendre de son mari que lesmanifestations calmes d’un sentiment platonique, et, cette théorie,il l’avait strictement mise en pratique. La résignation contenue del’épouse mise à la retraite d’âge, bien qu’en excellent état pourl’activité de service, cette résignation se trahit par les baisersqu’elle donne aux amis de la maison (particulièrement aux plusbeaux mâles) : à ceux-ci, elle saute au cou dès leur arrivée,et ils ne voient, dans cet accueil, que la démonstration bruyanted’une amitié expansive et chaude.

Que dire de la fille ? Pasgrand’chose ; l’insignifiance, assez gentille, puérilementvaniteuse, à l’exemple de ses parents, mais au fond bonne fille etcapable, à l’occasion, d’un grand dévouement, comme nous le verronsplus tard.

Athalie n’avait jamais eu d’enfance,c’est-à-dire qu’elle n’en avait jamais connu les jeux ; à septans, son père l’avait assise devant un piano, pour lui donner lespremiers éléments de cet instrument funeste ; car, ainsi quenous l’avons déjà dit, il avait la prétention, outre sa peinture,d’être musicien, poète et chanteur. Aux gammes succédaient lesleçons d’écriture, de grammaire, d’histoire, de géographie quel’homme universel lui donnait lui-même par économie… heureusement,car c’eût été de l’argent perdu : la fille, au rebours du pèrequi croyait tout savoir, n’ayant jamais pu rien apprendre. Quantaux travaux d’aiguille, il n’en fut même jamais question, Jujubeayant déclaré qu’il n’élevait pas sa fille pour qu’elle eût àraccommoder les chemises de son mari ou à mettre des boutons à sesculottes.

Par contre, Athalie causait de tout, répétaitdes bribes de conversations, auxquelles elle se mêlait à l’âge oùl’on joue à la poupée ; aussi disait-on qu’elle causait commeune petite femme ; seulement, elle s’arrêta là : à vingtans, elle cause encore comme une petite femme et tout porte àcroire que lorsqu’elle sera grand’mère, ses raisonnements seronttoujours ceux de la femme de douze ans.

– Madame, vint dire la bonne, voilà huitheures ; si mon rôti est brûlé ou calciné, ça ne sera pas dema faute.

– Servez ! répondit madame ;puis, à sa fille : – Nous n’attendrons pas ton père ;c’est incroyable, sortir par une pluie battante, aussitôt sondéjeuner, et n’être pas rentré pour l’heure du dîner, et il saitque, ce soir, il doit nous venir quelques amis ; voyons, tun’en finiras pas de ton piano ?

– Papa veut que je joue ce morceau-làchez madame de la Rousse-Tamponne ; c’est après demain et jene le sais pas très bien, et puis je veux l’essayer ce soir.

– Comment s’appelle-t-il, tonmorceau ?

– Ça s’appelle : « Comme unéclair » ; je ne peux pas venir à bout de fairel’éclair.

Et elle essaya : brrrrr !…

– Il n’est pas brillant, ton éclair, ditmadame Jujube.

– Ce jeune homme qui est venu pour sonportrait m’a fait perdre deux heures.

– Il espérait toujours que ton pèreallait rentrer, et puis nous nous sommes trouvés enconnaissance ; sans cela… Je me disais aussi, quand il estentré : Mais j’ai vu ce jeune homme-là quelque part.

– Oh ! moi, je l’ai reconnu tout desuite ; tu sais ? je t’ai dit : C’est monsieur quiétait à table à côté de moi, à la noce d’Adrienne.

– Je me le suis bien rappelé, il a danséavec toi, plusieurs fois, et il m’a invitée aussi ; il esttrès aimable.

– Oui, dit Athalie, et trèsspirituel.

– Oh ! spirituel ! Je ne m’ensuis pas aperçue.

– Mais si, maman ; il m’a fait riretout le temps ; il paraît qu’il va acheter unepharmacie ; il m’a demandé de lui donner notre pratique, quandnous aurons besoin, soit d’Unyadi-Janos ou de n’importe quoi ;qu’il nous vendrait au-dessous du tarif ; c’est très gentil desa part.

– Certainement ; est-ce que tu croisqu’il reviendra ce soir ?

– Oh ! j’en suis sûre, pour trouverpapa ; il m’avait dit, d’abord, qu’il dînait avec un de sesamis, un jeune homme qui est très farceur, à ce qu’il paraît ;je l’ai engagé à l’amener, ajoutant que ça arrangerait tout ;alors il m’a promis de venir avec lui.

Un coup de sonnette se fit entendre :

– Ah ! enfin, voilà ton père, ditmadame Jujube.

En effet, c’était le maître de lamaison ; il n’y avait pas à s’y méprendre, à la façon dont ildit : – Essuyez bien mon parapluie, avant de l’étendre.

Jujube entra : – Ma robe de chambre,vite ! ordonna-t-il, en quittant sa redingote ; ma manchedroite est inondée, mon parapluie a goutté dessus… Ah ! mespantoufles ! j’ai les pieds dans l’eau.

Madame Jujube lui passa sa robe de chambre,ornée du ruban de la Légion d’honneur, et lui chaussa sespantoufles en tapisserie, faites par elle-même, sur le dessusdesquelles elle avait brodé une croix du même ordre.

– Je suis allé au musée Grévin pourm’abriter, dit notre légionnaire ; c’était comble ; ehbien, croirais-tu que, pendant deux heures que j’y suis resté, jen’ai vu que moi de décoré ? Aussi, tout le monde meregardait ! Ah ! à propos, comme je sortais, j’ai trouvésous la porte Marocain qui n’avait pas de parapluie et s’étaitabrité.

– Lui as-tu parlé de Georgette,papa ? demanda vivement Athalie ; est-ce qu’elle estmalade ? est-ce qu’elle est fâchée ?

– Aucunement, elle a beaucoup d’ouvrage,voilà tout.

– Ah ! tant mieux ; tu lui asdit que je l’aimais beaucoup et que ça me faisait de la peine de nepas la voir ?

– Je lui ai dit que tu l’adorais. Voyons,on ne dîne donc pas ?

Justement, la bonne vint annoncer que le dînerétait servi ; la famille passa dans la salle à manger et l’ondîna à la hâte, les dames n’ayant que bien juste le temps des’habiller pour recevoir leur monde. Athalie se retira de table lapremière.

– Il est venu un jeune homme, pour unportrait, dit madame Jujube ; un jeune homme qui était à lanoce de mademoiselle Boulabert, qui m’a fait danser deuxfois ; il a bien promis de revenir ce soir, il doit mêmeamener un de ses amis… Espérons qu’il ne fera pas comme d’autrespersonnes qui, elles aussi, étaient venues pour leur portrait etqui, ne te trouvant pas, ne sont jamais revenues… C’est trèscontrariant, de manquer comme cela à gagner ; nous avonspourtant besoin de…

– Qu’est-ce que tu veux que j’yfasse ? interrompit l’artiste, avec le ton de mauvaise humeurdes gens qui se savent dans leur tort ; est-ce que je peuxdeviner qu’on viendra tel jour, à telle heure ?

– Les personnes qui ont affaire à despeintres, dit timidement madame Jujube, pensent qu’on les trouvetoujours à leur atelier.

Jujube frappa violemment du poing sur latable : – Assez ! cria-t-il ; est-ce que je ne suispas maître de sortir quand bon me semble ?

– Mais, mon ami, je ne t’ai pas dit…

– Formellement, non ; mais jecomprends à demi-mot et l’allusion était assez claire.

– Je t’assure, mon ami, que…

– Assez ! répéta notre tyrandomestique ; puis après un long silence, il parla de la soiréede madame de Larousse-Tamponne, du succès qu’y aurait Athalie avecson morceau « Comme un éclair », que,d’ailleurs, il le lui ferait essayer ce soir devant quelquespersonnes ; puis il ajouta : « Prie donc madame deLarousse-Tamponne d’amener le plus de jeunes gens possible à notreprochaine soirée. »

À ce propos, on causa d’Athalie et desdépenses faites pour la produire dans le monde.

– Ce sont des dépenses nécessaires, ditle père.

– Je sais bien, mon ami, répondit lamère ; du moment que nous acceptons les invitations de nosamis, nous sommes obligés nous-mêmes…

– Naturellement ! Et puis nous avonsune fille à marier.

– Oui ; malheureusement, nous avonsbeau aller dans les soirées, en donner nous-mêmes, nous netrouverons pas de mari ; on sait qu’Athalie n’a pas dedot…

– Pas de dot ! s’écria Jujube aveccolère ; n’est-ce donc rien que d’être musicienne, instruite,fille de Jujubès le peintre d’histoire, chevalier de la Légiond’honneur, dont les soirées artistiques et littéraires sont sirecherchées ?

Et frappant de nouveau sur la table, ilcria : « N’est-ce donc rien, que toutcela ? »

Madame Jujube, qui partageait les vaniteusesillusions de son mari, surenchérit encore sur les avantages qu’ilfaisait ressortir avec tant d’ardeur ; elle cita leursrelations avec des gens du meilleur monde, ayant trente, quarante,cinquante mille francs de rente, et affirma qu’on n’avait quel’embarras du choix parmi les candidats à la main d’Athalie.

En effet, il s’en était déjà présenté huit,qui, eux, n’avaient éprouvé aucun embarras dans leur choix :ne trouvant pas une compensation à la dot absente dans l’honneurd’avoir un beau-père décoré depuis la robe de chambre jusqu’auxpantoufles, ils avaient demandé à réfléchir et choisi, sanshésiter, une épouse dans les riches connaissances de la familleJujube, à qui l’un d’eux avait envoyé la lettre de faire-part.

Le lendemain, il reçut la réponsesuivante :

« Monsieur,

« J’ai reçu votre lettre defaire-part ; elle est là devant moi ; tout à l’heure ellesera derrière.

« Je vous salue.

« Jujubès. »

Pour l’instant, les deux époux avaient, pourleur fille, des vues de deux côtés ; ils pensaient, d’abord, àune riche cliente, mademoiselle Piédevache, qui se faisait peindrepar Jujube, tous les cinq ans, et se peignait, elle-même, au pasteltous les jours. Maintes fois elle avait parlé, pendant les poses,d’un neveu, son seul héritier, avait fait des allusions au sujetd’Athalie et on ne doutait pas que ces allusions ne fussent desballons d’essai ; aussi, lui envoyait-on de fréquentesinvitations, tant pour les grandes soirées que pour les réunionsintimes.

L’autre époux, des idées matrimoniales duquelon ne doutait pas, c’était M. Quatpuces, jeune savant, pleind’attentions pour Athalie qu’il comblait d’éloges, et deprévenances pour madame Jujube, à qui, déjà, il avait apporté desbouquets, galanterie très significative. Il ne tarderait, sansdoute, pas à se déclarer ; ce soir, peut-être, car on espéraitle voir.

Il arriva le premier et les deux époux virent,dans cet empressement, un nouvel indice des dispositions qu’ils luisupposaient.

M. Quatpuces était un jeune hommegrave : il entra, portant avec gravité un bouquet, qu’iloffrit gravement à madame Jujube, laquelle s’extasia sur la beautédes fleurs dont il était composé : – Ce sont des orchidées,dit-il, et il expliqua que cette herbelée vivace appartient à lafamille des Monocotylédum, laquelle est divisée en sept grandestribus : les malaxidées, les épidondrées, les vandées, lesorphydées, les néothiées et les cypripediées, dont la racine estaccompagnée de tubercules charnus, ovoïdes ou globuleux, et la tigegarnie de feuilles engainantes, naissant de rameaux nomméspseudobales.

– Oh ! pseudobales ! c’estdélicieux, dit madame Jujube.

Elle allait probablement embrasser Quatpucespour pseudobales, lorsque la bonne annonça madame Saint-Sauveur. Lamaîtresse de la maison courut au-devant de la visiteuse. –Oh ! que c’est aimable à vous, dit-elle, et ce furent descaresses à n’en plus finir. – Madame de La Dolve ! cria labonne ; et madame Jujube quitta madame Saint-Sauveur pour lanouvelle venue : – Oh ! que c’est aimable à vous, luirépéta-t-elle… Puis arrivèrent successivement d’autres damesqu’elle accueillit avec le même empressement, les mêmesminauderies, et le même : – Oh ! que c’est aimable àvous !

Et, naturellement, elle leur présenta le jeuneet illustre savant, M. Quatpuces, qu’elles félicitèrent deconfiance. L’une des dames ayant aperçu le bouquet, s’extasia sursa beauté. – C’est une galanterie de monsieur, dit madameJujube ; ce sont des orchidées. Quand vous êtes entrées,mesdames, M. Quatpuces me décrivait ce genre de fleurs ;c’est extrêmement intéressant ; je regrette bien que vousn’ayez pas été là pour entendre cette savante définition.

– Je crois, dit Jujube, que si ces damesle priaient bien, M. Quatpuces, qui est la galanterie même,recommencerait pour vous.

Quatpuces alla au-devant du geste suppliantesquissé par les visiteuses : – Je vous en prie, mesdames,dit-il, je suis trop heureux…

– Ah ! bravo ! dit madameJujube ; mais d’abord, un verre de punch ! ajouta-t-elle,en voyant entrer la bonne portant un plateau.

Les dames Jujube présentèrent les verres depunch et bientôt le jeune savant reprit la parole ; arrivé aupoint où il était resté :

– Tenez, mesdames, continua-t-il, enmontrant une des fleurs, voyez : au centre de cette fleurs’élève une sorte de columelle !

– Oui, oui, répondirent les dames.

– Columelle ? dites-vous, demandamadame Jujube.

– Oui, columelle, dit Jujube, enchantéd’étaler son savoir, du latin columna, colonne.

– Pas précisément, répondit Quatpuces,mais de columella, petite colonne.

– Enfin, c’est toujours une colonne,répliqua Jujube, qui n’avait jamais tort.

Quatpuces reprit : « Columelle estle nom donné, en botanique, à l’axe vertical de quelques fruits,qui persiste, après la chute de leurs autres parties, comme dans legéranium. En conchiologie, on nomme aussi columelle l’espèce depetite colonne qui forme l’axe de toutes les coquilles spirales.Cette sorte de columelle se nomme gynosthème.

– Oh ! gynosthème ! exclamamadame Jujube avec enthousiasme… Gynosthème !

Quatpuces continua : – Au sommet dugynosthème, on trouve, excepté dans le genre Cypripédium…

Madame Jujube allait se pâmer sur Cypripédium,quand on annonça MM. et mesdames Blanquette. Elle eut unmouvement d’humeur et Jujube laissa échapper un ah !d’impatience :

– On ne les voit à peu près jamais,dit-il à demi-voix, à sa femme, et aujourd’hui que nous avons desvisiteurs distingués…

La famille Blanquette fit son apparition.

Le chef était une espèce de nabot rougeaud etgrassouillet qui formait un singulier contraste avec son épousegrande comme le hasard et plus maigre que la plus étique des vachesde la bible ; près d’elle, marchait mademoiselle Léonie, leurfille, et près de son père, le jeune Léon. Léonie a dix-huit ans,Léon en a onze et, tenant de sa mère, il dépasse déjà son père detoute la tête ; ce qui n’empêche pas l’auteur de ses jours dele tenir par la main. Quant à son embonpoint il fait songer à unelongue paire de pincettes culottée ; au moral, il est ce qu’onappelle vulgairement un grand serin.

M. Blanquette, sous-chef de bureau auministère des travaux publics, est un homme de mœurs paisibles,n’allant jamais au café et occupant ses loisirs à exercer en simpleamateur l’art de l’horlogerie que ses parents avaient refusé de luifaire apprendre, préférant pour lui, et aussi pour leuramour-propre, qu’il entrât dans l’administration. Il s’était adonnéà une spécialité plus facile que les montres et les pendules :les réveille-matin, et il reconnaissait les invitations à dîner deses amis par l’hommage de ses produits ; ses seuls livresfamiliers étaient des traités de mécanique ; ses meublesétaient couverts de rouages, de timbres et de vis ; quand ilallait avec sa famille passer la soirée chez des amis, il emportaitdans un petit sac des pièces d’horlogerie, des outils, se mettaitdans un coin et travaillait de son art favori, pendant que d’autresjouaient au whist ou faisaient de la musique. Enfin, il avaitsurnommé sa femme Grand-Ressort, son fils Cadran et sa filleCuvette.

Madame Blanquette se courba en deux pourembrasser les dames Jujube ; Athalie accapara Léonie, l’emmenacauser à l’écart et Blanquette s’empara tout de suite du maître dela maison pour lui expliquer la rareté de ses visites, depuis silongtemps ; il cherchait un nouveau système d’échappement pourses réveille-matin : – Je l’ai enfin trouvé, ajouta-t-il, d’unair triomphant. Il ne me fallait peut-être pas deux heures pourfaire mon expérience et je la voulais ce soir même, mais ma femmem’a dit : « Allons, tu vas encore nous empêcher d’allerchez nos amis Jujubès… » Alors je lui ai répondu :Allons-y, je finirai ça chez eux… et j’ai apporté mon petit sac. Jeme mettrai dans un coin, vous savez… ça ne dérange personne ;qu’on ne s’occupe pas de moi.

– Eh bien, installez-vous où vousvoudrez, répondit Jujube ; en attendant prenez un verre depunch… il est excellent. Cadran entraîna son père vers le plateauet Jujube retourna vers Quatpuces qui, à ce moment, répondait auxremerciements des dames qu’il était trop heureux… Jujube insinuaqu’on fatiguait peut-être le savant ; Quatpuces protesta, maisles dames qui avaient suffisamment de Gynosthème, de Cypripédium etd’Épidondrée, appuyèrent l’artiste, allèrent se grouper dans uncoin du salon, tirèrent, qui sa broderie, qui sa tapisserie, et leslangues ne tardèrent pas à marcher avec autant d’activité que lesaiguilles, tandis que, dans un autre coin, Jujube tenait l’hommequ’il espérait amener, par des allusions, à se déclarer : –Seul, la vie est bien triste, lui dit-il, car vous vivez seul, jecrois.

– Seul avec une vieille bonne.

– Et vous prenez vos repas aurestaurant ; bien mauvaise nourriture ! ou alors, fortcoûteuse si vous allez dans des établissements renommés.

– Non, ma vieille bonne me prépare mesrepas.

– Alors, vous mangez seul ?

– Je lis en mangeant.

– Faute d’une compagne je conçois cela,mais la table de famille, le père, la mère, les enfants, sontchoses préférables.

– Sans doute, sans doute.

– Une femme instruite, à qui rien de cequi fait l’attrait de la causerie n’est étranger, qui estmusicienne… vous aimez la musique ?

– Beaucoup, j’ai même fait un travail surla musique des anciens, sur la musique religieuse, sur la musiquedes sauvages.

– Ça doit être trèsintéressant ?

– Extrêmement intéressant.

– Au fait, dit Jujube, en se levant, jene sais pas pourquoi Athalie ne nous fait pas un peu demusique.

Et il cria : – Athalie, on demande que tujoues quelque chose.

– Oui, oui, firent les dames.

– Elle va jouer : Comme unéclair, dit madame Jujube ; pendant ce temps, moi, jevais m’occuper du thé.

Elle sortit.

– Il faut que je t’appelle pour te mettreau piano, dit à demi-voix Jujube à sa fille ; c’était doncbien intéressant ce que te disait cette petite grue deBlanquette ?

– Oui, très intéressant, elle m’a confiéqu’elle se marie…

– Ah ! fit Jujube avec dépit… unefille sans talent, sans fortune, pas jolie… Qui diable peuts’allier à cette famille d’idiots… Un cordonnier ?

– Non, un employé qui a une bonne place.Elle veut m’avoir pour demoiselle d’honneur.

– Jamais… s’écria Jujube ; nous nousexcuserons pour refuser l’invitation si nous la recevons. Voyons,mets-toi au piano !

Athalie s’installa et Jujube tourna les pagesdu morceau de musique, suivant son habitude, afin de pouvoiradresser à sa fille des a parte qui, entendus de lasociété, eussent pu refroidir l’enthousiasme finalattendu :

– La bémol, donc ! fichuebête ; plus de sentiment ! ça n’exprime rien…pianissimo ! Trop fort !… Tu ne sens donc rien,dinde, buse ! Si je n’étais pas, probablement, ton père, je nesais pas de qui tu tiendrais…

Tout à coup le morceau fut interrompu par descris de douleur et Cadran, fou, éperdu, montra sa main à laquelleadhérait un verre à punch qu’il ne pouvait plus retirer. La mainqu’il contenait s’était enflée démesurément ; au fond du verreétait un papier brûlé :

– Ah ! mon Dieu ! s’écriamadame Blanquette, il s’est fait une ventouse.

– C’est les camarades qui m’ont apprisça ! hurlait Cadran… Oh ! la, la ! ma main.

On lui retira non sans peine le malencontreuxverre ; sa mère le traita d’imbécile et l’envoya à lacuisine : – Demande de l’eau froide à la bonne, lui dit-elle,et plonge ta main dedans. Cadran sortit et Athalie, alors, putreprendre son morceau qu’elle termina à la satisfaction générale,sauf celle de son père.

Madame Jujube rentra au milieu desapplaudissements.

– Elle a joué Comme unéclair ? demanda-t-elle à son mari.

– Elle a joué comme un cochon,répondit-il à voix basse ; et il ajouta : Les Blanquettemarient leur fille ! Puis très haut : – Extrêmement bien,ma fille, un charme, un sentiment… – Ah ! dit-il à Quatpuces,elle a le feu sacré ; ce sera une grande artiste, qui ferahonneur à son mari.

– Il est certain, répondit Quatpuces,qu’avec ses talents et la fortune que lui gagne si glorieusementson illustre père, Mademoiselle fera, de son mari, l’époux le plusenvié.

– V’lan ! se dit notre artiste, quecette nouvelle déception empêcha d’aspirer l’encens du motillustre, et les Blanquette trouvent un mari pour leurfille, eux !

Et Jujube cherchait une réponse empreinte define ironie, pour en blesser Quatpuces, lorsqu’Athalie commença unautre morceau, à la demande des dames, et Jujube retourna à sonposte de tourneur de feuilles.

Le nouveau morceau fut, comme le précédent,interrompu par les cris de Blanquette fils : – Allons !qu’est-ce qu’il a encore ? demanda la mère.

Cadran entra, pâle, défait et la langue tirée,au bout de laquelle pendait et se balançait une bouteille ;c’était une bouteille qui avait contenu du sirop ; il avaitfourré sa langue dans le goulot : en aspirant, il avait faitle vide et sa langue était restée prisonnière.

– Ah ! quel galopin embêtant,grommela Jujube, c’est toujours la même chose.

– Hi ! ma langue ! malangue ! faisait Cadran.

– On va être obligé de te la couper, ditla mère.

– Non, non, je ne veux pas ! Et iltira sur la bouteille…

– Alors, tu vas te l’arracher, ajoutamadame Blanquette.

Quant à l’horloger, rien n’avait pu ledistraire de son travail.

– Je veux qu’on casse la bouteille,criait le galopin.

Bref, on dégagea sa langue comme on avaitdégagé sa main et Athalie reprenait son morceau, quand un carillonse fit entendre ; – tout le monde sursauta :

– Ça y est ! cria Blanquette… ça yest !

– Mais arrêtez donc ça, vociféraitJujube, c’est déplorable ! Un enfant insupportable, un pèrequi jette le trouble…

– Mais, mon cher monsieur… balbutiaBlanquette.

– Un salon n’est pas un atelierd’horlogerie, répliqua Jujube avec emportement ; quand on veutfaire de l’horlogerie, on reste chez soi.

– C’est bien, monsieur, dit Blanquette enramassant ses ustensiles ; vous ne me direz pas cela deuxfois.

– Tu as raison, cria sa longue épouse,allons-nous-en ! Et ne remettons jamais les pieds ici…

– Comme vous voudrez ! fitJujube.

Et la famille Blanquette se retiramajestueusement.

Après un moment de trouble, causé par cetincident : – Ne nous occupons plus de ces grotesques, ditJujube. Continue ton morceau, ma fille.

Et Athalie se remit à son piano.

Au milieu du morceau, la porte s’entr’ouvritdoucement et Pistache entra avec précaution, accompagné de Bengali.Il fit signe de la main qu’on ne s’occupât pas de leur arrivée etqu’on les laissât écouter Athalie, puis il dit tout bas à Bengali,avec émotion : – C’est elle qui joue.

– Ah ! c’est votre adorée ?

– Oui ; chut ! ne perdons pasune note.

Et il écouta l’exécutante avec un enthousiasmeque trahissaient ses gestes et ses exclamations : – Ah !bravi, brava !

Puis, après un nombre incalculable de mesuresde l’interminable morceau :

– Comment trouvez-vous ça ?demanda-t-il à son ami.

– Bigrement long, répondit celui-ci.

– Ah ! fit Pistachedéconcerté ; vous n’aimez peut-être pas le piano ?

– Moi ? si ; seulement je lecomprends autrement.

– Ah !

– Oui, j’en ai un à la campagne ; ily était avec le mobilier ; j’ai acheté la propriété toutemeublée.

– Ah ! et alors, le piano ?

– J’en ai retiré la mécanique et j’ai misdes lapins dans la caisse ; voilà comment je comprends lepiano. Quel est ce grand monsieur qui est près de votre virtuose,dont le visage exprime le noble spleen des lords ?

– Je ne le connais pas.

– Je le regrette, je vous aurais prié deme présenter à lui ; il a l’air gai.

Le morceau fini et applaudi, particulièrementpar Pistache qui se fit remarquer par ses transports d’admiration,madame Jujube dit à son mari : – C’est ce monsieur qui estvenu pour son portrait.

Jujube alla exprimer à notre jeune homme tousses regrets d’avoir été absent.

– Oh ! monsieur, répondit l’élèvepharmacien, votre absence m’a valu une invitation et la joied’entendre mademoiselle ; quel talent, monsieur ! J’aientendu bien des fois Dumaine, Taillade, Paulin, Ménier, et je peuxdire, sans comparaison…

– En effet, monsieur, répliqua Jujube, ensouriant, la comparaison…

Madame Jujube s’était approchée : – Vousnous avez fait le plaisir d’amener un de vos amis,monsieur ?

– Sur l’invitation de mademoiselle, oui,madame.

– Vous avez bien fait, dirent les deuxépoux.

Bengali s’inclina.

– Monsieur Bengali ! dit Pistache enprésentant son nouvel ami.

Et ici, nouveaux saluts.

Pistache continua : – Un jeune homme debeaucoup d’esprit.

– Oh ! oh ! fit Bengali, vousexposez monsieur et madame à des déceptions.

– Non, non, répliqua Pistache, vousm’avez fait rire pendant notre dîner, avec toutes lescalembredaines que vous m’avez débitées et tous ces tours desociété que vous faites et qui sont à mourir de rire !

– Ah ! vraiment ? fit madameJujube.

Et elle courut annoncer à ses invités qu’unjeune homme, amené par un client de son mari, faisait des tours desociété à mourir de rire.

– Oh ! il nous en fera, dirent lesdames.

– Je l’espère, répondit la maîtresse dela maison.

La bonne apporta le thé et les petitsfours ; Athalie et sa mère présentèrent les tasses pleines,sans manquer de dire à chaque personne : – C’est du thé de laPorte Chinoise ; prenez donc de ces petits gâteaux, ils sontde chez Frascati.

Et Bengali, qui avait déjà jugé ses hôtes, dese demander : – Où diable cet apothicaire m’a-t-ilamené ? Et il refusa le thé. – Vous ne l’aimez pas,monsieur ? demanda Athalie ; de la Porte Chinoise. –Mademoiselle, je ne l’aime que brûlant ; si je peux le boire,je n’en veux pas.

Cependant, sur l’insistance d’Athalie, ilaccepta une tasse et un gâteau.

Pendant qu’il se livrait à la dégustation deces choses de premier choix, le peintre causait avec son futurmodèle du portrait à faire, et on fixait le premier jour depose ; Madame Jujube vint interrompre l’entretien. – Puis-jedire un mot ? demanda-t-elle. – Oui, monsieur et moi, noussommes d’accord pour le prix et les heures de séances ;qu’est-ce que tu voulais dire ?

– Je voulais demander à monsieur si sonami ne nous ferait pas un de ces tours de société si amusants, dontil nous a parlé ; ces dames en seraient bien heureuses.

– Je suis convaincu, madame, réponditPistache, qu’il se fera un vrai plaisir de vous êtreagréable ; je vais le lui demander.

Et il s’approcha de Bengali : – Je viens,lui dit-il, vous exposer une requête de toute la société.

– À moi ? Mais personne ne meconnaît ici ; que peut-on avoir à me demander ?

– On sait que vous connaissez un tas detours très drôles, et…

– C’est vous qui avez dit cela ?demanda Bengali avec une parfaite mauvaise humeur.

– Mais… oui… oui.

– Que le diable vous emporte ! et onveut que j’amuse ces grotesques !

Pistache fut tout interdit : – C’est que,balbutia-t-il, j’ai fait espérer… j’ai même promis…

– Jamais de la vie ! Je fiche moncamp d’ici ; par exemple ! Comment ! on se figureque, pour une tasse de thé de la Porte Chinoise et un croquet dechez Frascati, je vais…

À ce moment, Athalie s’approcha :

– Je viens, dit-elle, en ambassadriceauprès de monsieur qui fait, paraît-il, des tours de société siamusants ; ces dames espèrent que…

– Mon Dieu, mademoiselle, dit Bengali, jen’étais pas préparé à…

Madame Jujube et ses amies, qui suivaient, del’œil, les négociations entamées par Athalie, devinant aux gestesdu monsieur si amusant des objections que l’intelligence limitée del’ambassadrice serait impuissante à vaincre, arrivèrent toutes à larescousse et arrachèrent à Bengali un consentement qui futaccueilli par de joyeux battements de mains, et toutes les damesretournèrent à leurs places, en disant : – Ah ! il veutbien ! il veut bien !

– Voyez-vous comme tout le monde estenchanté, dit Pistache ; oh ! vous me faites bienplaisir ; j’aurais été si vexé de votre refus… Parce que, vouscomprenez, ça me mettra bien dans la famille ; mais vous serezrécompensé par un succès monstre. Tâchez de trouver quelque chosede bien drôle… Ah ! bon, je vois que vous réfléchissez.

Bengali cherchait, dans sa tête, unemystification colossale.

– Des imitations ! lui conseillaPistache ; vous m’en avez fait pendant notre dîner ; voussavez bien : celle d’une clé dans une serrure qu’on ferme àdouble tour ; celle d’une bouteille qu’on débouche ;celle de…

– Ah ! oui, des imitations ;vous avez raison.

Pistache courut tout joyeux annoncer à lasociété que son ami Bengali allait faire des imitations trèsdrôles.

Cette bonne nouvelle fut accueillie par desbravos, pendant que Bengali se disait : – Je les attends audernier tour.

Il s’avança au milieu du salon et, aprèss’être incliné devant les joyeux battements de mains avec lesquelsil fut accueilli, il demanda une bouteille vide et un tire-bouchon.La bonne apporta les deux objets ; il plaça, alors, labouteille entre ses jambes, fit tourner le tire-bouchon dans legoulot vide, puis feignant de tirer, avec des efforts comiques etune torsion de bouche qui mirent tout le monde en belle humeur, lebouchon absent, il imita, avec sa bouche, le flocretentissant, causé par la sortie pénible d’un bouchon tropserré.

Des bravos unanimes accueillirent cetteonomatopée saisissante.

Après ce tour, notre farceur demanda untabouret de cuisine ; il le déposa les pieds en l’air, fit legeste de prendre, à terre, une grosse bûche, mima le vacillementcausé par l’enlèvement d’un lourd fardeau, plaça censé la bûcheentre les pieds du tabouret, mit son pied dessus, comme pourl’assujettir ; puis, saisissant des deux mains une scieimaginaire et en présentant la lame au milieu de la bûche supposée,il imita le bruit de la scie, aux rires fous et aux battements demains de l’assemblée en délire.

– Monsieur, demande Quatpuces, est-ce quevous pourriez imiter un timbre de pendule ?

– J’imite tous les timbres, monsieur,répondit-il, même les timbres-poste.

Tout le monde rit excepté le questionneur qui,comme Caton, son modèle, n’a jamais ri.

Quant à l’intelligente Athalie, elle demandacomment on pouvait bien imiter un timbre-poste.

– De la même façon qu’on imite lesbillets de banque, mademoiselle, répondit Bengali, seulement ons’expose à aller au bagne ; c’est pourquoi je m’abstiens defaire cette imitation ; mais vous n’y perdrez rien, je vaisexécuter le tour nommé la surprise, parce qu’en effet,personne ne s’attend à ce qui arrive.

Une nouvelle manifestation joyeuse seproduisit, à l’énoncé d’un résultat mystérieux et imprévu.

– Pour faire ce tour, dit notremystificateur, j’ai besoin de divers objets. Et il demanda uneficelle longue de 5 à 6 mètres, des bougies, un moulin à café et uncor de chasse qu’il avait vu, dans l’antichambre, pendu à un clou,accessoire à l’usage de l’artiste pour les portraits dechasseurs.

Ces divers objets lui ayant été apportés,Bengali fit tenir un bout de la ficelle par M. Quatpuces,l’autre bout par Jujube, rangea les dames côte à côte le long de laficelle et leur remit à chacune une bougie allumée, plaça au milieud’elles madame Jujube armée du moulin à café et mit, en face d’elleet à distance, Pistache qu’il chargea du cor de chasse.

La mise en scène ainsi préparée à la grandegaîté des comparses de l’opérateur, celui-ci donna commeinstructions : à madame Jujube, de moudre ; à Pistache,de souffler dans le cor de chasse, et il sortit pour préparer,soi-disant, la surprise ; affaire de quelques minutes,ajouta-t-il.

Il y avait un bon quart d’heure que madameJujube tournait son moulin et que Pistache soufflait dans soninstrument ; on s’était d’abord tordu de rire, mais oncommençait à se regarder et à trouver bien longs les préparatifs dutour, lorsque la bonne annonça mademoiselle Piédevache.

La nouvelle venue resta stupéfaite en voyantle tableau qui s’offrait à ses yeux.

– Excusez-nous, mademoiselle, criaJujube, c’est un tour que va nous faire un jeune homme que nous aamené monsieur, qui joue du cor.

– Oui, mon ami Bengali, ajoutaPistache.

– Mon neveu ! dit mademoisellePiédevache.

– Votre neveu ! s’écrièrentmonsieur, madame et mademoiselle Jujube, c’est votreneveu ?

– Oui, et je viens de le rencontrer àcent pas d’ici, qui racontait je ne sais pas quoi à plusieursjeunes gens ; ils riaient tous comme des fous.

Tableau !

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