Chapitre 10LA HAINE
Il est temps d’éclairer cette sombre figure de Bembo, de savoirpourquoi Bembo haïssait Roland… Pourquoi il avait tissé la trame àlaquelle s’était pris le jeune homme… Pourquoi cet être obscur,sans influence, de par les seules ressources de l’intrigue, avaitpu, pour faire servir à sa passion des êtres forts et puissantscomme Foscari et Altieri, comme Imperia, et provoqué une révolutionpour assassiner un homme… Il nous suffit, pour savoir tout cela,d’écouter un instant le misérable.
Après le départ de Silvia, Bembo était demeuré immobile, lefront penché, les bras croisés, se parlant à lui-même :
« Alors, comme ça, M. Roland est dans le fond despuits. Son imbécile de père est au diable, les yeux crevés. Qu’iltente quelque chose maintenant, celui-là ! Et sa vieille follede mère ! L’ai-je assez écrasée, celle-là ! Ils nebougeront plus ; les voilà bien tranquilles ; le Rolandm’appartient. Et cette brute d’Altieri, qui voulait me le tuer,avec sa jalousie. Ai-je eu assez de mal à lui persuader d’obtenirsa grâce ! Sa grâce ! Je ris quand j’y songe. MonseigneurRoland Candiano, vous êtes à trente pieds sous terre, à madiscrétion. Et maintenant, nous allons nous amuser un peu et vousrendre avec usure ce que vous m’avez fait souffrir. Car j’aisouffert moi ! Que diable ! monsieur Roland ! vousaviez une façon de dire : Ce pauvre Bembo ! quiva vous coûter cher ! Je suis laid ! Je le sais. Et jegrince des dents lorsque je me compare à vous ! Et cela, vousallez le payer !… Ce pauvre Bembo ! Voyez, jeunes filleset belles dames, voyez le monstre ! Est-il assezrepoussant !… Et maintenant, tournez vos sourires versmoi !… Ce pauvre Bembo ! Nous le ferons manger à notretable pour nous égayer ! Nous lui jetterons quelquesécus ! Car nous sommes riche ! Nous sommes fils dudoge ! Tout pour moi, rien pour Bembo ! Rien que lesmiettes de mon bonheur que je lui laisserai ramasser ! Etpuis, après tout, quand il m’ennuiera, ce Bembo, je marcheraidessus comme sur un crapaud ! Halte-là, monseigneurRoland ! Vous allez le voir à l’œuvre, ce pauvre Bembo. Et parma foi, l’œuvre se présente bien jusqu’ici. Quoi ! j’ai dutalent, du génie, je sens dans ma tête tourbillonner les idées, jepuis être un prince de la terre, grand dignitaire de l’Église même,je puis gouverner un peuple et je n’aurais été que ce pauvreBembo ! Difforme, faible, impuissant, pauvre, je veux qu’on meconsidère beau, fort et riche ! Je veux cela, moi !Roland Candiano a promené sa beauté, son honneur sous le mêmesoleil qui éclairait ma honte et mon désespoir ! Et moi, dansla nuit de mon ignominie, je l’ai condamné sans rémission… À nousdeux, monseigneur !… »
Bembo eut un rire silencieux et s’enfonça dans la nuit.