Le Pont des soupirs

Chapitre 23DEUX FEMMES

Ainsi que Sandrigo l’avait prévu et annoncé au GrandInquisiteur, Roland était entré à Venise, où Scalabrino l’attendaitavec une impatience bien rare chez lui. Mais tel était le respectet pour ainsi dire la vénération du colosse que, lorsqu’il vitenfin son maître, il n’osa l’interroger. Roland lui donnadifférents ordres pour être transmis à ceux des compagnons quiétaient demeurés à Venise. Tout en parlant, il arrangeait sa têtedevant un miroir. Il avait rapidement acquis une habiletéextraordinaire dans l’art du déguisement. Lorsque son travail futterminé et qu’il se retourna vers Scalabrino, celui-ci ne lereconnut pas.

« Eh bien, dit Roland, tu ne me demandes pas de nouvellesdu voyage que je viens de faire ?

– Que voulez-vous dire, monseigneur ?

– Depuis une heure que je suis là, tu attends la minute oùje te parlerai de Bianca. Tu aimes donc bien ta fille ! C’està peine si tu l’as entrevue… Il est vrai qu’elle est assez bellepour qu’il soit impossible de l’oublier quand une fois on l’avue.

– Ainsi, monseigneur, elle est maintenant ensûreté ?

– Ta fille est auprès de mon père et de Juana. Toutes lesfois qu’il te plaira d’aller la voir, tu partiras… et cela jusqu’aujour où nous n’aurons plus rien à faire à Venise et où plus rien nevous séparera… »

Scalabrino jeta un cri de joie, et Roland, lui faisant un signeamical, sortit. Une demi-heure plus tard, il se trouvait dans l’îled’Olivolo et marcha droit à la maison Dandolo.

Un vieillard s’avança à sa rencontre et salua l’élégant seigneurétranger dont Roland avait revêtu la physionomie et le costume.

Le visiteur reconnut le vieux Philippe, ce serviteur qui luiavait ouvert la porte la nuit, – la terrible nuit où il étaitvenu.

« Vous êtes, demanda-t-il, le maître de cettemaison ?…

– Non, monsieur, répondit le vieillard, je n’en suis que legardien. Mais, s’il vous convient de vous y arrêter un moment, monnoble maître, le seigneur Dandolo, sera heureux que j’aie exercé àvotre égard les lois de l’hospitalité. »

Roland fit un signe d’acquiescement, entra et s’assit.

« Belle maison ! reprit Roland. Et entourée d’unjardin, ce qui est rare à Venise…

– Très rare, monsieur. Il n’y a guère que deux ou troisjardins dans la ville, et celui-ci est le plus beau.

– Pourquoi ne le soignez-vous pas mieux, en cecas ?…

– Tels sont les ordres de mon maître, ou plutôt ceux de safille, la signora Altieri… Elle a voulu que tout demeurât dansl’état du jour où elle a quitté la maison pour aller habiter celledu capitaine général qu’elle a épousé. Elle vient parfois s’assurerque je n’ai touché à rien, ni dans le jardin ni dans lamaison ! »

Les poings de Roland se crispèrent. Un râle déchira sagorge.

« Comment ! cette noble dame ne veut même pas que voustouchiez à la maison ?

– Non, monsieur. Les moindres objets doivent rester à lamême place où ils étaient jadis… quand elle était heureuse.

– Tout ce que vous me dites est fort ennuyeux pour moi, carmon intention était de louer cette maison…

– Non seulement vous pouvez la louer, mais encore,l’acheter, s’écria le vieux Philippe.

– Ah ! ah !… Voilà qui ne se concilie guère avecce que vous me disiez des ordres que vous avez reçus…

– Monsieur, la maison appartient au seigneur Dandolo, et jesuis bien obligé d’exécuter sa pensée. Or, autant sa fille, lasignora Altieri, paraît désireuse de ne rien changer à la maison,autant le seigneur Dandolo est désireux de s’en défaire. Il s’estpassé entre le père et la fille des choses qui les font penser dedifférente manière sur cette maison…

– Eh bien, reprit alors Roland, tout ce que vous venez dem’apprendre m’intéresse au plus haut point. Cette maison, quim’était en somme assez indifférente, m’apparaît maintenant commeune chose respectable… Oui, malgré moi, je prends parti pour lasignora… comment avez-vous dit ?…

– La signora Léonore Altieri…

– Justement. Eh bien, il me déplairait que cette maison fûtdémolie contre son gré. Vous direz donc à votre maître que vousavez trouvé un acquéreur qui achète la maison et le jardin, telsqu’ils sont, c’est-à-dire avec tous les meubles que peut contenirla maison. Et d’autre part, vous direz à la signora que je netoucherai à rien. C’est un caprice, mais il me plaît de me passerce caprice. Donc, je laisserai tout en l’état. Vous ajouterez queje compte habiter Venise une quinzaine de jours à peine, et que jem’en irai alors, peut-être pour ne plus jamais revenir. Elle seradonc libre de venir ici toutes les fois que cela lui fera plaisir,sans risque d’être dérangée. Enfin, je vous dirai à vous que sivous voulez continuer à être le gardien de la maison, vous yresterez aux mêmes conditions avec cette seule différence que jedoublerai vos gages. Le marché vous convient-il ?

– Ah ! monseigneur ! s’écria le vieillard, s’ilm’avait fallu quitter cette maison, j’en serai mort !

– Vous acceptez donc ?

– Si j’accepte, Jésus Maria !… Mais quant aux gages,ceux que j’ai maintenant me suffisent…

– Nous verrons. C’est bien, vous êtes un brave homme.Maintenant, je ne mets à tout cela qu’une seule condition… c’estque la vente me soit faite le plus tôt possible…

– Dès aujourd’hui !… Il n’y a aucun empêchement. Cesoir, je puis vous remettre les clefs.

– Bien ! ce soir, je serai donc ici avec l’argent.Combien ?…

– Le seigneur Dandolo m’a dit de demander dix mille écus…mais…

– Ce soir, je serai ici avec les dix mille écus. Faitespréparer l’acte qui me rendra propriétaire.

– Il est tout prêt, et il n’y a que votre nom à ymettre.

– Ah oui, j’oubliais de vous dire mon nom. Le voici »,dit Roland, en écrivant un mot sur un papier qu’il remit auvieillard.

Quand il fut parti, Philippe s’empressa de lire lepapier :

« Jean di Lorenzo, de Mantoue. »

Roland regagna le quai et sauta dans une gondole endisant :

« Au Grand Canal. »

Devant le palais d’Imperia, il fit arrêter son embarcation.Quelques instants plus tard, il pénétrait dans le palais et disaitau valet qui gardait l’antichambre :

« Veuillez dire à la signora Imperia qu’un étranger désirela saluer.

– La signora est malade et ne reçoit personne.

– Insistez et dites que je lui apporte des nouvelles d’unepersonne qui lui est chère. »

Le valet s’inclina et, sans quitter l’antichambre, dit quelquesmots à un autre domestique qui s’éloigna. Dix minutes s’écoulèrent.Au bout de ce temps, le domestique revint en disant :

« La signora est prête à recevoir le seigneurétranger. »

Roland se trouva enfin en présence de la courtisane. Elleconsidéra d’un œil ardent l’étranger qui s’inclinait devant elle,et dit :

« Asseyez-vous, monsieur. On m’a dit que vous vouliez medonner des nouvelles d’une personne qui m’est chère. Il n’y aqu’une personne au monde qui me soit chère…

– Votre fille, n’est-ce pas, madame ?… »

Imperia se redressa, plus pâle encore, avec un cri étouffé.

« Monsieur, balbutia la courtisane, si vous savez quoi quece soit, parlez vite !… »

« Elle souffre vraiment ! » songea Roland.

Il faut noter que Roland, habile à transformer son visage, nel’était pas moins à déguiser sa voix. En langue italienne, c’estd’ailleurs chose assez facile, les dialectes variant de contrée encontrée. Il avait adopté l’idiome mantouan qui, alors surtout,différait sensiblement du dialecte vénitien. « Madame, dit-il,ce que je sais suffira, je l’espère, pour adoucir la douleur que jevois sur votre figure. Je puis tout d’abord vous affirmer que votrefille Bianca est saine et sauve.

– Soyez béni. Ce que vous me dites me sauve. Je me sensrenaître. Mais comment avez-vous su… Pardonnez ces questions,monsieur… qui a pu vous dire ? Qui êtes-vous enfin ? Jene vous ai jamais vu à Venise…

– Madame, vos questions me semblent toutes naturelles et jen’ai point à les pardonner. Je me nomme Jean di Lorenzo et je suisde Mantoue. J’ai entrepris récemment un voyage vers l’Allemagne etje me proposais de passer par Trévise lorsque non loin de Mestre,hier, je rencontrai sur la route un de mes amis… Vous n’êtes passans avoir entendu parler du fameux Arétin ?

– Je le connais… poursuivez ! dit Imperiahaletante.

– Eh bien, il a un secrétaire, homme de beaucoup d’espritet d’humeur bizarre… figurez-vous que ce digne Paolo, qui pourraitvivre heureux et paisible, s’est donné une sorte de mission dans cemonde ; c’est de rechercher autour de lui ceux qui ont unsujet de douleur et de les arracher à cette douleur, autant dumoins qu’il est permis à un homme de le faire.

– Mission sublime ! dit Imperia. J’ai vu maître Paolo,je lui ai parlé, et j’ai deviné en lui un noble et grandcaractère.

– Hum !… Il ne faut pas se fier aux apparences…

– Que voulez-vous dire ?…

– Vous allez le comprendre, et saisir du même coup tout cequ’il y a de bizarre dans ce caractère que vous exaltez…

– Parlez, monsieur, s’écria la courtisane avec une angoissecroissante. Me serais-je trompée ?…

– Non, madame ; je puis vous affirmer que mon amiPaolo est digne de toute confiance ; seulement, il a unemanière de comprendre les choses qui n’est peut-être pas celle detout le monde. Enfin, bref, je le rencontrai donc, et, après quenous nous fûmes embrassés, il me désigna dans sa voiture une jeunefille d’une éclatante beauté…

– Bianca !…

– C’est en effet le nom de cette jeune fille. Alors voicice qu’il me raconta. Cette enfant vivait à Venise avec sa mère… Lamère était assez aveuglée par son amour maternel – sa seuleexcuse ! – pour ne pas voir quelle inconvenance, quel dangeril y avait à garder dans sa maison cette pureté angélique etimmaculée qui s’appelle Bianca… Me saisissez-vous,madame ?

– Hélas ! gémit Imperia en joignant les mains.

– Le redoutable danger que courait Bianca près de sa mèrese précisa un jour. Un homme, un monstre, vit cette enfant etconçut pour elle une de ces effroyables passions qui ne reculentdevant aucun crime. Mon ami résolut de sauver la jeune fille.Malheureusement, lorsqu’il voulut agir, il était déjà troptard : Bembo avait tendu ses filets. Bianca fut enlevée. Paoloassista à l’enlèvement, suivit Bembo pas à pas, le provoqua et letua.

– Bembo est mort ! s’écria Imperia en frémissant dejoie.

– Oui, vous et Bianca, vous êtes à jamais délivrées de cethomme.

– Mais alors, reprit Imperia d’une voix, tremblante,pourquoi votre ami ne m’a-t-il pas ramené ma fille ?…Qu’attend-il ?… »

Roland garda un instant le silence. Peut-être un dernier combatse livrait-il en lui !

« Mon ami a jugé qu’après avoir sauvé Bianca de Bembo, ilfallait la sauver de vous-même !

– De moi !… de moi ! sa mère !

– Je vous ai dit le caractère bizarre de Paolo. Il m’aassuré qu’en vous arrachant Bianca…

– Il m’arrache ma fille !… Ah çà ! est-ce qu’ilcompte la garder ?…

– Oui, madame !

– Et je ne la verrai plus ?…

– Peut-être !

– Votre ami est fou, monsieur ! Et vous-même vous êtesfou, vous qui venez annoncer à une mère qu’elle ne reverra plus safille. Voilà bien nos gens vertueux ! Par pudeur, substituantleur pensée à la mienne, ils veulent mettre ma fille àl’abri !… Ah ! les misérables !… Ils veulent sauverla fille et tuent la mère !… Mais vous ne savez pas de quoi jesuis capable ! Je bouleverserai le monde, je le retrouverai,votre Paolo… et alors, malheur à lui !

– Laissez-moi achever, madame, dit alors Roland. Mon ami ajugé que non seulement il fallait sauver votre fille, mais qu’ilfallait vous punir, vous…

– Me punir… moi !…

– Oui ! Il paraît que vous auriez autrefois commis uncrime que vous lui avez confessé…

– Et de quel droit s’érige-t-il en juge ? De queldroit, après avoir surpris le secret de ma vie, prétend-il s’enservir pour me frapper ? »

Roland se leva…

« Vous invoquez le droit ! dit-il d’une voix basse etsifflante. Parlons-en donc. Lorsqu’un homme a été arraché au mondedes vivants pour être enfermé six ans dans une basse fosse où il afailli devenir fou où il a pu se croire abandonné du monde et jetédans une nuit éternelle, lorsque cet homme, revenu parmi lesvivants, apprend qu’il a tout perdu, père, mère, amante, – je neparle pas de la fortune, de la haute situation qu’il occupait,lorsqu’il retrouve les êtres d’enfer qui ont voulu, agencé, combinéfroidement son malheur, croyez-vous qu’il ait le droit de sedresser devant des misérables et de leur dire : « À votretour vous souffrirez dans votre chair et dans votre cœur, commej’ai souffert dans mon cœur et ma chair ; à votre tour vouspleurerez, vous sangloterez, et puisque aucun de vous ne m’a faitgrâce, n’attendez de moi ni grâce ni pitié !… »

Imperia regardait cet homme qui parlait ainsi, avec des yeuxagrandis par la terreur.

« Qui êtes-vous ? oh ! quiêtes-vous ? » bégaya-t-elle.

Roland reprit soudain tout son sang-froid.

« Il ne s’agit pas de moi, madame, mais de mon ami Paolo…Madame, je considère ma mission comme terminée, je me contente derésumer votre situation et celle de mon digne ami… Paolo a étéassez heureux pour sauver Bianca des mains de Bembo ; mais ilcroit nécessaire de ne pas vous la rendre.

– Infamie ! infamie !… Et vous êtes infâme, vous,monsieur l’honnête homme qui vous prêtez à de tellescombinaisons ! »

Roland se leva, s’inclina pour prendre congé, etajouta :

« Je crois pouvoir vous dire, madame, que mon ami se feraun devoir de vous faire tenir des nouvelles de votre fille… mais jele sais obstiné…

– Je ne verrai donc plus ma Bianca !… Soyez mauditstous deux ! Et que soit maudit aussi ce Roland Candiano quej’ai aimé ! Car c’est pour son compte que vous agissez !C’est lui qui vous envoie ! C’est lui qui m’arrache monenfant, qui m’arrache mon cœur ! »

À ces mots, à ce nom soudainement jeté dans cet étrangeentretien, la physionomie de Roland fut bouleversée ; ilsaisit les poignets d’Imperia, pencha sur elle un visageflamboyant, et d’une voix rauque, presque féroce, ilgronda :

« Vous maudissez Roland Candiano ! Il a suffi de votrecontact impur pour qu’il fût à jamais maudit ! Rappelez-vous…Rappelle-toi ce que tes complices et toi vous avez fait de cethomme ! Oui, peu à peu, mon cœur s’ouvrait à la pitié… Lapitié !… alors que si tu pouvais, tu m’étranglerais de tesmains ! La pitié !… »

Il éclata d’un rire sauvage :

« Souffre donc, pleure et désespère !… Jamais tu nereverras ta fille… Jamais ! »

Imperia s’était écroulée à genoux. Ses yeux exorbitésdemeuraient fixés sur cet homme avec épouvante. Elle eût voulucrier, supplier… aucun son ne sortait de sa gorge serrée.

Elle revint à elle enfin… Alors, elle se releva d’un bond, ets’élança, écumante, à travers son palais, en rugissant :

« Arrêtez cet homme !… C’est RolandCandiano !… »

Roland descendait à ce moment les degrés de marbre du palais. Ilmarcha sans hâte jusqu’à la gondole qui l’attendait et quis’éloigna rapidement. Lorsque les serviteurs d’Imperia seprécipitèrent sur le quai, il avait disparu…

Imperia rentra dans son appartement où, pendant une heure, elledemeura prostrée. Puis tout à coup elle appela ses femmes et se fithabiller.

Bientôt sa gondole la déposa devant le palais de Dandolo, etquelques instants plus tard, elle était en présence du GrandInquisiteur.

« Je ne sais si vous me reconnaissez, monseigneur,dit-elle : nous ne nous sommes vus qu’une seule fois, il yaura bientôt sept ans… dans une circonstance…

– Inoubliable, répondit sourdement Dandolo ; et jevous reconnais, madame… La première fois que nous nous sommes vus,c’était dans votre palais où Altieri m’avait entraîné. Il y avaitencore avec nous Foscari, aujourd’hui doge, et Bembo, maintenantcardinal-évêque. C’était vers minuit. Roland Candiano venait d’êtrearrêté, et nous y discutâmes ce que nous devions faire de lui, deson père et de sa mère. Est-ce bien cela, madame ? Un mêmepacte nous unit !… Et puisque vous voilà, je devine que c’estde ce pacte que vous venez me parler…

– Oui, monseigneur. Et voici ce que je viens vousdire : Un de ceux qui assistaient à la scène que vous évoquezn’est plus. Il vient d’être tué. »

Dandolo n’eut pas un geste d’étonnement. Il s’attendait à toutdepuis qu’il avait vu Sandrigo.

« Lequel ?… Qui de nous a été frappé le premier parRoland Candiano ?

– Celui qui est tombé, c’est Bembo.

– Comment le savez-vous ?

– Par Roland Candiano. Il sort de chez moi. »

Un soupir de découragement gonfla la poitrine du GrandInquisiteur. Alors Imperia, en quelques mots, raconta la passion deBembo pour Bianca, l’intervention du secrétaire de l’Arétin,l’enlèvement de la jeune fille, et finalement l’entretien qu’elleavait eu avec l’homme qui s’appelait Jean di Lorenzo.

« Et maintenant, ajouta-t-elle en terminant, j’ai laconviction que Paolo, secrétaire du poète, Jean di Lorenzo etRoland Candiano sont le même personnage. »

Dandolo réfléchissait profondément. Il cherchait un jour dansces ténèbres, un fil pour l’aider à sortir du labyrinthe.

Cependant Imperia continuait :

« Voilà le début de Roland : Bembo tué ; ma filledisparue pour toujours, cela, c’est le coup de poignard qu’il medestinait à moi !… Malheureux ! ajouta-t-elle dans unparoxysme de désespoir qui fit frissonner le Grand Inquisiteur.Pourquoi ne m’a-t-il pas tuée aussi ? Mère, j’avais ma raisond’être ! Séparée de mon enfant, il ne me reste qu’à vieillirdans un coin et à me laisser mourir dans le regret et les larmes.Oh ! cet homme est vraiment fort, monsieur, puisqu’il a supénétrer mon cœur, puisque parmi tant de châtiments, il a choisipour moi celui qui me frappait jusqu’à l’âme ! Roland Candianon’est pas mort comme on l’a cru, il est lancé sur nous…

– Je savais tout cela !

– Vous le saviez et vous ne m’avez pas prévenue…

– Soyez tranquille. Toute la police de Venise est sur pied,Roland Candiano sera dans nos mains avant trois jours…

– Trois jours ! C’est bien long !…

– Voyons, puisque vous venez de le voir, donnez-moi unedescription exacte du déguisement qu’il a adopté. Vous dites qu’ilse fait appeler Jean di Lorenzo ?…

– Oui. Et voici son signalement. »

Imperia, l’esprit tendu, la voix rauque, se mit à dicter, tandisque Dandolo écrivait. Lorsque ce fut fini, la courtisane se leva etse retira. Dans le vestibule, elle se croisa avec un vieillard qui,joyeusement, disait à un valet :

« Prévenez notre maître que j’ai trouvé un acquéreur pourla maison, et qu’il faut que je lui parle au plus tôt. »

Imperia, parvenue à sa gondole, donna l’ordre de la ramener chezelle. Puis, comme la gondole se mettait en marche, elle jeta unregard chargé de soupçons sur la maison Dandolo, et changeant toutà coup d’avis, cria :

« Non ! au palais Altieri !… »

Avant de suivre Imperia dans la nouvelle démarche qu’elletentait, revenons un instant dans le cabinet du GrandInquisiteur.

Il s’était affaissé dans son fauteuil, et méditait :

« L’inéluctable s’accomplit donc !… Le cercle seresserre autour de moi… L’arrestation de Roland n’est plus qu’uneaffaire de quelques heures !… Oh ! Léonore se dressantdevant moi et me demandant compte de mes trahisons et de mesmensonges !… C’est horrible. »

À ce moment, on vint lui annoncer que le vieux Philippe, legardien de la maison d’Olivolo, demandait à lui parler et qu’ilavait trouvé un acquéreur.

« Eh bien, dit-il presque joyeusement, tu as donc fini partrouver ?…

– Oui, monseigneur.

– Eh bien, il faut vendre au plus tôt… Qui estl’acquéreur ?

– Un seigneur étranger qui m’a engagé comme gardien pourcontinuer dans Olivolo les fonctions que j’y avais.

– Bon ! il n’y a donc qu’à faire cette vente au plustôt.

– Monseigneur, c’est pour aujourd’hui même. Ce soir, ceseigneur m’apportera la somme qui, une heure plus tard, sera chezvous.

– Bien. Tu garderas deux cents écus pour toi.

– Monseigneur est trop généreux. Voici, j’ai apportél’acte ; monseigneur n’a plus qu’à y apposer sasignature. »

Philippe plaça devant le Grand Inquisiteur un parchemin quecelui-ci signa aussitôt.

« Je ne vois pas le nom de l’acquéreur, dit-il.

– Je n’ai pas voulu l’écrire, ayant la main plus habile aurâteau et à la bêche qu’à la plume. Mais j’ai apporté un papier oùle seigneur étranger a donné son nom que monseigneur n’aura qu’àtranscrire. Ce papier, le voici. »

Dandolo prit le papier et y jeta un coup d’œil.

« Lui ! murmura-t-il, glacé. Lui !… Oh ! lafatalité !… »

Et il demeura écrasé, pantelant, les yeux hypnotisés par ce boutde papier qui ne contenait que ce nom :

« Jean di Lorenzo… »

Jean di Lorenzo !… Roland Candiano !… C’était RolandCandiano le mystérieux acquéreur de la maison Dandolo !… LeGrand Inquisiteur leva sur le vieux Philippe stupéfait un morneregard. Puis, se rendant compte de ce que son attitude pouvaitavoir d’étrange aux yeux de son serviteur, il balbutia :

« À quelle heure cet homme doit-il venir ?…

– Ce soir, monseigneur, vers sept ou huit heures.

– Bien. Laisse-moi cet acte. Tu reviendras le chercher dansdeux heures. »

Le vieux Philippe s’inclina et se retira…

Il faut maintenant que nous suivions la courtisane Imperia qui,on l’a vu, avait donné l’ordre à son gondolier de la déposer aupalais du capitaine général.

Elle se trouva tout à coup en présence d’Altieri qui, sombre,hautain, lui désigna un siège, alla s’assurer que nul n’écoutaitaux portes, puis s’écria :

« Il faut, madame, qu’un grave événement se soit accompli,pour que vous n’hésitiez pas à venir ici en plein jour… Nous avionsconvenu que nous ne nous reverrions jamais, depuis la nuit… Degrâce, madame, hâtez-vous de m’exposer le motif de cetteentrevue. »

Elle le regarda en face :

« Roland Candiano est à Venise », dit-ellelentement.

À ce moment, derrière une tenture, une sorte de gémissementétouffé se fit entendre – un cri où il y avait de l’horreur, del’épouvante, un étonnement immense. Mais ce cri, Imperia toutentière à sa pensée de haine ne l’entendit pas ! Altieri,écrasé de stupeur, ne l’entendit pas !

Le capitaine général avait blêmi.

« Il faut… courir… chez le Grand Inquisiteur, bégayaAltieri livide… le prévenir…

– C’est fait !

– Toute la police sur pied…

– Ce doit être fait à l’heure qu’il est…

– Prévenir le doge…

– C’est votre affaire !

– Prévenir le cardinal Bembo…

– Il est mort !

– Mort !… Bembo !…

– Tué, assassiné par celui qui vient ! »

Altieri se leva, alla décrocher deux pistolets, les amorça, lesplaça tout armés sur une table, devant lui. Puis il essuya sonfront blême, et, d’une voix rauque, brève, prononça :

« Dites-moi tout, n’oubliez rien !… ou, par le Ciel,nous sommes perdus. Je connais Roland. Si nous ne le tuons pas, savengeance sera affreuse.

– Affreuse, c’est le mot ! dit Imperia en hochant latête avec désespoir. Il a déjà frappé Bembo et moi…

– Vous !… Comment ?

– En m’arrachant ma fille !

– Voyons, voyons ! dit Altieri. Faites-moi un récitexact et détaillé de ce que vous savez. »

La courtisane, avec lenteur, avec précision, recommença le récitqu’elle avait fait au Grand Inquisiteur.

Quand elle eut fini, il médita longuement, et sa première parolefut celle-ci :

« Pourquoi, ayant déjà prévenu le Grand Inquisiteur,êtes-vous venue me prévenir, moi ?

– Parce que je me défie de Dandolo. C’est un homme faible,une figure énigmatique. Peut-être me suis-je trompée, mais il m’asemblé hésitant… Vous, je sais, que vous n’hésiterezpas ! »

Altieri se rappela l’étrange attitude qu’avait eue Dandolo lejour où il avait couru lui annoncer l’évasion de Roland.

« Plus de doute ! songea-t-il, Dandolo recule !…Mais je saurai bien, moi, le faire marcher ! »

Et tout haut il répondit :

« Non, non, je n’hésiterai pas ! Soyez tranquille,madame. Il y en a un de nous deux qui est de trop. L’un de nousdoit mourir. Et je vous jure que ce sera lui.

– Oui, dit Imperia. Mais avant que Roland meure, il fautque je sache où il a entraîné ma fille ! Songez à cela !…Et dites-vous bien que si vous ne me rendez mon enfant, vous,Dandolo et Foscari, je vous tiens pour responsables. »

La courtisane avait prononcé ces mots sur un ton de si faroucherésolution que le capitaine général en eut un frisson. Il s’inclinaen signe d’adhésion formelle et accompagna Imperia qui seretirait.

Altieri referma la porte, et il eut un sourire tragique encaressant la pointe de son poignard.

« Lui d’abord, murmura-t-il, elle ensuite. »

Et en toute hâte, il se rendit chez Dandolo. Il arriva jusqu’aucabinet du Grand Inquisiteur, dont il ouvrit la porte sans se faireannoncer par l’huissier de service.

Après le départ du vieux Philippe, Dandolo était demeuré penchésur ce parchemin où il devait lui-même inscrire le nom de Jean diLorenzo – c’est-à-dire de Roland Candiano.

Machinalement, il avait fini par écrire le nom à l’endroitlaissé en blanc sur l’acte de vente.

Tout à coup, Altieri entra, referma la porte, et dit :

« Monsieur le Grand Inquisiteur, je viens vous informer queRoland Candiano est à Venise où il se cache sous le nom de Jean diLorenzo. Que comptez-vous faire, cette fois ?… »

Dandolo était demeuré frappé de stupeur, les yeux invinciblementrivés sur l’acte que, par un mouvement convulsif, il avait essayéde cacher et sur lequel sa main se crispait.

Altieri aperçut le parchemin. Il vit l’attitude terrifiée deDandolo.

Il comprit que ce papier sur lequel s’appuyait la main tordue duGrand Inquisiteur donnait la clef d’une énigme, il comprit qu’ildevait le lire ; sa main à lui s’avança et se posa sur leparchemin.

« Monsieur ! voulut protester Dandolo en essayant dese ressaisir.

– Vous vouliez cacher ce papier ?…

– C’est mon droit !

– Je veux le lire…

– Ce que vous faites est inimaginable !

– Et je le lis ! » acheva Altieri, livide de cechoc soudain imprévu, avec le père de sa femme.

Violemment, il se saisit du parchemin et le parcourut. Au nom deJean di Lorenzo, il jeta un cri sourd. En cette seconde, Dandolopassa de l’extrême irrésolution à l’extrême audace.

« Altieri, dit-il, vous venez, par violence de m’arracherun secret d’État. Je suis arrivé à tendre un piège à RolandCandiano. Ce soir, il doit venir dans ma maison d’Olivolo. Lamaison sera cernée. L’homme tombera en mon pouvoir. Mais songezqu’un seul mot, une seule indiscrétion peut toutperdre ! »

Altieri s’était assis, pensif.

« Pardonnez-moi ma violence, dit-il. J’étais si troublé parcette nouvelle extraordinaire !

– Je vous pardonne, fit Dandolo en tendant la main àAltieri – et en même temps ils échangèrent un regard de haine et deméfiance. – Puis-je d’ailleurs garder rancune au mari deLéonore ?… Mais puisque vous savez…

– J’ai été prévenu par Imperia…

– Oui, je sais. Elle sort d’ici, croyant m’avoir appris lanouvelle, alors que depuis cinq mois je suis pas à pas RolandCandiano, alors que c’est moi qui l’ai attiré à Venise, moi enfinqui ai eu la pensée de le pousser peu à peu vers cette maison où jesupposais que… d’anciens souvenirs devaient infailliblement lefaire venir… Mais vous ne savez pas tout ! Candiano est à latête d’une véritable armée. Il commande à deux mille bandits armés.Il a des navires. Vous voyez, mon cher ami, que c’est véritablementun secret d’État.

– Et sans aucun doute, dit alors Altieri d’une voixmordante, le doge est prévenu…

– Le doge n’est pas prévenu. Il sera temps de le mettre aucourant, si Candiano m’échappe.

– Bien. Ainsi, toutes vos mesures sont prises pour cesoir ?

– Pour ce soir, oui.

– En ce cas, vous ne voyez pas d’inconvénients à ce quej’assiste à l’opération ?

– Votre aide, Altieri, ne pourra que nous êtreprécieuse.

– Ainsi, à ce soir !… Quelle heure ?

– Neuf heures précises. »

Altieri serra de nouveau la main du père de Léonore et seretira.

Tandis que cela se passait chez le Grand Inquisiteur, une autrescène se déroulait dans le palais d’Altieri.

Sur les indications du capitaine général, Imperia s’étaitengagée dans un obscur couloir au bout duquel se trouvait en effetun escalier de quelques marches qui aboutissait à une petite portepratiquée sur l’un des côtés du palais. Comme elle allait atteindrecet escalier, une main la toucha au bras.

Elle se retourna et se vit en présence d’une femme voilée.

« Venez ! » dit cette femme d’une voixfaible.

Imperia hésita un instant, mais déjà l’inconnue l’entraînait etla faisait entrer dans une pièce retirée.

Là, elle retira son voile.

« Léonore ! » murmura sourdement lacourtisane.

Oui ! c’était Léonore !…

Comment se trouvait-elle sur le passage d’Imperia ?… Quevoulait-elle ?… Léonore avait passé la matinée comme ellepassait toutes ses matinées, toutes ses journées : en travauxd’intérieur. Ce matin-là, elle se trouvait dans la lingerie situéeau deuxième étage du palais.

À un moment, elle se dirigea vers une fenêtre et s’efforça des’intéresser à la vie de Venise qui palpitait, rutilante et doréesous les caresses du soleil.

Un vol de colombes passa dans l’air pur et léger. Il décrivit ungrand cercle, puis soudain se dispersa, par un caprice de ces hôtescharmants de la cité des Eaux. Léonore avait machinalement suivides yeux le manège de ces oiseaux familiers qui sont à Venise ceque nos adorables moineaux effrontés, hardis et amis, sont àParis.

Et voici qu’une gondole s’approchait, s’arrêtait devant lepalais, une femme en descendait, traversait le quai étroit etentrait. Cette femme, malgré ses voiles, Léonore lareconnut !…

Elle descendit alors au rez-de-chaussée, entra dans une pièce oùjamais elle ne pénétrait.

Et elle entendit une voix de femme qui disait :

« Roland Candiano est à Venise ! »

Le coup était rude. Léonore jeta un faible cri qui ressemblait àun gémissement et s’affaissa évanouie. Lorsqu’elle revint à elle,tout ce qu’elle avait d’énergie et de volonté, elle l’employa àécouter de toutes ses forces. Elle entendit une porte qui s’ouvraitet se refermait. Elle comprit qu’Imperia s’en allait !… Entoute hâte, elle jeta un voile sur sa tête, et rejoignit lacourtisane.

Maintenant, les deux femmes étaient face à face.

Elles ne s’étaient pas revues depuis la terrible nuit del’arrestation – près de sept ans écoulés !

« Que me voulez-vous ? demanda Imperia.

– Je veux de vous la vérité ! dit Léonore.

– Quelle vérité ?

– Tout ce que savez sur Roland. Voici ce qu’on m’a dit, àmoi : gracié, il a fui de Venise, puis il est mort. Mensonge,tout cela. La vérité ! Parle !

– Et si je ne parle pas !

– Tu meurs ! »

Lentement, Léonore tira un stylet de son sein.

Imperia était forte. Elle était grande, vigoureuse, avec unbuste bien développé ; Léonore était mince, élancée, flexiblecomme un jonc.

D’un geste brusque, la courtisane se débarrassa du manteau quicouvrait ses épaules. En même temps, elle arracha le corsage quicouvrait son sein dur, et en tira un fort poignard.

Alors, elle haussa les épaules et dit :

« Vous me faites pitié, madame, de vous imaginer qu’Imperiapuisse venir désarmée dans la maison des Altieri… Allons,place ! ou c’est vous qui êtes morte… »

Pour toute réponse, Léonore tendit en arrière son bras et poussaun fort verrou sur la porte.

Alors, les deux femmes, pareilles à deux duellistes, semesurèrent.

Elles firent un pas l’une vers l’autre.

Soudain, la courtisane eut un geste foudroyant. Son bras seleva, l’arme siffla, s’abattit. Au même instant, sa main se trouvaemprisonnée comme dans un étau. Léonore avait vu venir le coup et,dédaignant de parer, avait saisi le poignet.

En quel paroxysme de haine et de désespoir trouva-t-elle laforce prodigieuse qu’elle déploya à ce moment ?… Ce poignet,elle le garda dans ses mains fines et délicates, elle le serra, lepressa, le pétrit… Imperia jeta une clameur de souffrance, l’armelui échappa et, pantelante, livide, elle recula, tandis que Léonorelui plaçait son stylet sur la gorge…

Tout à coup, Imperia trébucha, s’abattit sur ses genoux.

Léonore fut sur elle au même moment, et la pointe de son styletpénétra dans la chair… la gorge de marbre se tacha d’une goutterouge qui, comme un rubis liquide, jaillit et coula…

Râlante, désarmée, démente de terreur, Imperia étaitétendue.

Léonore, un genou sur elle, la maintenait d’une main et del’autre enfonçait le poignard…

« Grâce ! rugit la courtisane.

– Parleras-tu ? dit Léonore.

– Oui ! » râla Imperia.

Le stylet s’arrêta.

« Parle donc !… Où est Roland ?

– À Venise… sous le nom… de Jean di Lorenzo…

– Depuis quand ?

– Sans doute depuis son évasion…

– Évasion ?… D’où cela ?…

– Des puits de Venise ! répondit Imperia.

– Il était dans les puits ?

– Oui !

– Depuis quand ?

– Depuis la nuit de l’arrestation.

– Évadé quand ?

– Il y a six mois environ.

– Qu’es-tu venue faire ici ?

– Prévenir Altieri…

– Qui as-tu prévenu encore ?

– Dandolo.

– Mon père… Bon ! Qu’ont-ils résolu ?

– Son arrestation.

– Pour quand ?

– Au plus tôt.

– C’est tout ce que tu sais ?

– Oui !… tout !… »

Imperia était à bout. La rage, la honte, la terreur avaientdésorganisé cette forte nature : elle s’évanouit.

Léonore se releva, regarda autour d’elle et se dirigea vers unetenture murale relevée par des cordons de soie ; avec sonstylet, elle trancha les cordons ; puis elle revint à Imperia,lui lia les pieds et les mains : avec une écharpe, elle labâillonna ; alors elle la saisit par les deux épaules et latraîna dans un cabinet, ferma la porte du cabinet à double tour etmonta dans son appartement, s’habilla sans hâte, redescendit etquitta le palais.

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