Le Pont des soupirs

Chapitre 2LES AMANTS DE VENISE

Les derniers bruits de la fête populaire se sont éteints. Venises’endort. Tout est fermé… Seule, la gueule du Tronc desDénonciations[1] demeure ouverte, comme une menace quijamais ne s’endort…

En la petite île d’Olivolo, derrière l’église Sainte-MarieFormose, où tous les ans se célébraient les mariages des douzevierges dotées par la république, s’étend un beau jardin.

À la cime d’un cèdre, un rossignol reprend éperdument sestrilles. Et sous le cèdre immense, parmi des massifs de roses, dansla splendeur paisible et majestueuse de ce cadre inouï de beauté,c’est un autre duo de passion qui se susurre entre deux êtresd’élection : elle et lui.

Ils forment un couple d’une radieuse harmonie qui arrache descris d’admiration au peuple vénitien poète et artiste, qui les asurnommés les « Amants de Venise » comme si, à eux deux,ils formulaient la synthèse vivante de tout ce qu’il y a delumière, de force et de prestige dans la Reine des Mers !

Minuit sonne. Ils tressaillent tous deux : c’est l’heureoù, depuis trois mois que Roland est admis dans la maison desDandolo, ils se séparent tous les soirs. Roland s’est levé.

« Encore quelques minutes, mon cher seigneur, soupireLéonore.

– Non, dit Roland avec une fermeté souriante ; lenoble Dandolo, ton père, m’a fait jurer que, tous les soirs minuitserait le terme de notre félicité, jusqu’au lendemain… et celajusqu’au jour proche où notre félicité, Léonore, ne connaîtra plusde terme, ni de limite…

– Adieu donc, mon doux amant… Demain… ah ! demainviendra-t-il jamais !…

– Demain viendra, ma pure fiancée ; demain, dans lepalais de mon père, devant tout le patriciat de Venise, nouséchangerons l’anneau symbolique ; et, ô mon âme, nous seronsunis à jamais…

– Mon bien-aimé, comme ta voix me pénètre et metransporte ! Oh ! pour être à toi, toute, pourquoifaut-il attendre encore ?… Roland, ô mon cher fiancé, mon êtrefrémit chaque soir à ce moment d’angoisse où nous nous séparons… Etce soir, plus que jamais, des pensées funèbres assiègent monâme…

– Enfant ! sourit Roland. Ne crains rien… Repose taconfiance en ton époux…

– Mon époux ! Oh ! ce mot… ce mot si doux,Roland, c’est la première fois que tu le prononces, et ilm’enivre. »

Ils sont maintenant près de la porte du jardin.

Ils se contemplent avec un naïf et sublime orgueil… ; leursbras tremblants se tendent ; leurs corps s’enlacent ;leurs lèvres s’unissent.

Léonore s’est enfuie. Roland a fermé la porte ; puis,lentement, absorbé en son bonheur, il a longé le mur extérieur dujardin, il a longé la vieille église, et se dirige vers sa gondolequi l’attend.

Et tout à coup, dans la nuit, éclate un cri déchirant :

« À moi !… On me tue !… À moi !… àmoi !… »

Roland, violemment arraché à son extase, eut le sursaut del’homme qu’on réveille. Il regarda autour de lui. À vingt pas, versle canal, un groupe informe se débattait. Il tira la lourde épéequi ne le quittait jamais, et s’élança.

En quelques instants, il fut sur le groupe et vit une femme,tombée sur ses genoux, que sept ou huit malandrins, lui parut-il,dépouillaient de ses bijoux.

« Arrière, brigands ! arrière, chiens denuit ! »

Les bandits se retournèrent, le poignard levé.

« Arrière toi-même ! » hurla l’un d’eux.

Tous ensemble, ils entourèrent le jeune homme dont l’épéecommença aussitôt un redoutable moulinet. Mais à ce moment un rayonde lune l’éclaira en plein. Les bravi reculèrent soudain.

« Roland Candiano ! murmurèrent-ils avec une sorte deterreur mélangée de respect. Roland le Fort !… Sauve quipeut !… »

Il y eut une fuite précipitée, une débandade.

Mais le colosse était resté, lui !

« Ah ! ah ! ricana-t-il, c’est toi qu’on appelleRoland le Fort !… Eh bien, moi, je me nommeScalabrino ! »

Scalabrino ! Le célèbre et formidable bandit qui, un jour,quelques années auparavant, en 1504, avait stupéfié Venise par uncoup d’audace inouïe !… Le 15 août de cette année-là, avait eulieu la cérémonie annuelle du mariage de douze vierges aux frais dela république. Selon l’antique tradition, les douze épouséesportaient une cuirasse d’argent, un collier de perles et d’autresbijoux précieux que l’on conservait dans le trésor de l’État pourservir d’année en année. Scalabrino débarqua avec cinquantecompagnons devant Sainte-Marie-Formose. Au moment où les viergescuirassées d’argent sortaient de l’église, ils fondirent surelles : il y eut une effroyable mêlée ; mais les douzejeunes femmes furent entraînées dans le bateau-corsaire deScalabrino qui, léger, admirablement gréé, prit aussitôt le largeet ne put être rejoint par les vaisseaux qui s’élancèrent à sapoursuite. Huit jours plus tard, Scalabrino renvoya à Venise lesdouze vierges dont la pudeur avait été scrupuleusementrespectée ; mais il garda les cuirasses d’argent et lescolliers de perles.

Le géant se rua sur Roland la dague haute.

Mais il n’avait pas fait un pas qu’il chancela, étourdi, aveugléde sang : Roland venait de lui assener sur le visage deux outrois coups de poing qui eussent assommé tout autre que lecolosse.

Mais, se remettant aussitôt, il saisit Roland àbras-le : corps.

La lutte dura une minute, acharnée, silencieuse.

Puis, tout à coup, le géant roula sur les dalles, et Roland, legenou appuyé sur sa vaste poitrine, leva sa dague. Scalabrinocomprit qu’il allait mourir, car selon les mœurs du temps, il n’yavait pas de quartier pour le vaincu.

« Vous êtes le plus fort. Tuez-moi ! » dit-ilsans trembler.

Roland se releva, rengaina sa dague et répondit :

« Tu n’as pas eu peur : je te fais grâce. »

Scalabrino se remit debout, stupéfait :

« Monseigneur… je vais vous dire toute la vérité.

– Va… je t’en fais grâce !

– Monseigneur !…

– Va, te dis-je ! »

Le colosse jeta sur le jeune homme un singulier regard où il yavait comme une aube d’attendrissement et de pitié. Puis,esquissant un geste d’insouciance, il s’éloigna rapidement etbientôt disparut.

Roland, alors, se pencha sur la femme qu’il venait dedélivrer.

À ce moment l’inconnue ouvrait les yeux.

« Vous ! prononça-t-elle, à la vue de Roland, d’unevoix dont chaque vibration était une chaude caresse. Ah !c’est être sauvée deux fois que de l’être par vous !…

– Madame… » fit le jeune homme, interdit.

Mais déjà, sans lui laisser le temps de continuer, elle avaitprit sa main, et murmurait :

« J’ai peur ! oh ! j’ai peur… Vous ne refuserezpas de m’escorter jusque chez moi… je vous en supplie…

– Madame, je m’appelle Roland Candiano, et je seraisindigne de l’illustre nom que je porte, si je vous refusais maprotection.

– Merci ! oh ! merci ! » dit-elle avecla même ferveur.

Elle l’entraîna. Deux cents pas plus loin, sur les bords d’uncanal, elle s’arrêta. Une somptueuse gondole attendait là. Ilsprirent place sous une tente en soie brochée d’or. Et le barcarolse mit à pousser activement la gondole.

Ils ne disaient rien – lui, repris par son rêve d’amour. Et,elle, la divine Imperia, roulant dans son sein de marbre lestumultes de sa passion.

Imperia ! La fameuse, la fastueuse courtisane romaineamenée à Venise par le noble Davila, le plus riche des Vénitiens,le plus écouté dans le Conseil des Dix !…

Imperia, si belle en effet, si adorée, qu’à son départ lesRomains lui élevèrent en reconnaissance de sa beauté un monumentpublic comme à une déesse !…

Roland ne la connaissait que de réputation. Mais lorsque lagondole s’arrêta enfin et qu’ils eurent débarqué, lorsqu’il vit lesvingt serviteurs s’empresser au-devant de sa compagne, lorsque d’uncoup d’œil il eut embrassé la façade en marbre blanc avec sesstatues, ses huit colonnes de jaspe, ses corniches fouillées commeune dentelle, alors il reconnut devant quelle demeure il setrouvait et à quelle femme il avait servi de chevalier.

« Soyez généreux jusqu’au bout en honorant cette maison devotre présence… »

La voix ardente suppliait. Le jeune homme entra !…

Imperia le conduisit dans une salle où une profusion de fleursrares, des tentures et des tapis de l’Inde, des tableaux dignes despalais princiers de Florence et de Ferrare, des glaces somptueuseset des lampadaires d’or massif révélaient le faste, le raffinementet le goût artistique de la courtisane pour laquelle l’opulentDavila avait englouti déjà les trois quarts d’une fortunecolossale.

« Ne voulez-vous pas vous asseoir ?demanda-t-elle.

– Madame, répondit Roland, vous voici chez vous, enparfaite sûreté. En demeurant plus longtemps, je vous rendraisimportun le faible service que j’ai eu la joie et l’honneur de vousrendre.

– Importun ! vous ! Ah ! monsieur, ce quevous dites là est cruel et me prouve que vous refusez de lire dansmes yeux ce qui se passe en mon pauvre cœur tourmenté !

– Nos voies sont différentes, madame. En vous disant adieu,je vous supplie de croire que j’emporte de cette rencontre une viveadmiration pour votre courage dans le danger et une sincèrereconnaissance pour la souveraine grâce de votrehospitalité. »

Elle se plaça devant lui, poussée par un de ces coups de passionqui affolent soudain les femmes aux minutes des crisesd’âme :

« Vous ne voyez donc pas que je vous aime ! Vous nevoyez donc pas que je vous offre la tendresse brûlante de mon cœuret les caresses de mon corps ! Vous ne voulez donc rienvoir ! Vous n’avez donc pas vu que depuis trois mois je voussuis pas à pas !

– Madame… de grâce, revenez à vous…

– Savez-vous pourquoi j’ai quitté Rome, mes poètes, mesartistes, tout un peuple qui m’adorait ! Savez-vous pourquoij’ai suivi Jean Davila dans Venise ? C’est que je vous avaisentrevu l’an dernier lorsque vous vîntes en ambassade auprès dupape ? Savez-vous pourquoi j’ai fait édifier ce palais sur leGrand Canal ? C’est que de là je pouvais tous les jours voirpasser votre gondole ! Savez-vous pourquoi j’ai dépensé desmillions pour orner cette demeure ? C’est que j’espérais enfaire le temple de notre amour ! Ô Roland ! Roland !quel affreux mépris je lis dans vos yeux !…

– Je ne vous méprise pas, je vous plains…

– Tu me plains ! J’aimerais mieux ton mépris encore…Mais non ! Plains-moi ! Car ce sont d’épouvantablestourments qui me rongent, lorsque je songe à celle que tu aimes, àcette Léonore, qui…

– Malheureuse ! » tonna Roland.

Il était devenu livide.

« Adieu, madame », dit-il brusquement d’une voixaltérée.

Et il s’élança au-dehors. Rugissante, ivre de passion et defureur, tragique et sublime d’impudeur, Imperia déchira les voilesqui couvraient sa splendide nudité, et sanglotante, se roula surune peau de lion en mordant ses poings pour étouffer ses cris.

Ses yeux, tout à coup, tombèrent sur un homme qui, les brascroisés, debout dans l’encadrement de la porte, la regardait.

« Jean Davila !… » cria-t-elle bondissante.

Puis elle interrogea haletante.

« Vous avez vu ?

– Tout !…

– Vous avez entendu ?…

– Tout !… »

Elle éclata d’un rire atroce et dément. Et lui, d’une voixglaciale, reprit :

« Vous allez mourir !… Ah ! c’est pour retrouverRoland Candiano que vous avez suivi Jean Davila dans Venise !Par le Ciel, madame, je vous glorifie de votre impudence. Etj’admire le destin qui a voulu employer à pareille besogne lepatrimoine des Davila ! Ainsi ma mère, et la mère de ma mère,et toutes mes aïeules, aussi loin que je remonte dans les âges,auront forgé à force d’économie une fortune princière pour qu’unjour il vous plût, à vous, d’élever un temple impur à vos amants depassage !

– Un temple ! rugit-elle, échevelée ; ah !tu ne crois pas si bien dire !… Viens etregarde ! »

D’un bond elle s’était ruée sur une tenture qu’elle jetait bas,ouvrait une porte secrète et se jetait dans une chambre où JeanDavila, écumant, se précipita à sa suite. Il s’arrêta stupéfait,comme devant une vision de songe fantastique.

Au fond, de trois énormes brûle-parfums, s’échappaientd’enivrantes senteurs. Et au-dessus de ces cassolettes supportéespar des trépieds d’argent, dans une sorte de gloire, encadré d’or,apparaissait le portrait de Roland Candiano.

Jean Davila, les yeux sanglants, le visage bouleversé,hurla :

« Créature d’enfer ! Descends chez les damnés pour yachever ton obscène adoration. »

Il s’élança sur elle, titubant de fureur, le poignard levé.

« Meurs ! » râla-t-il.

Prompte comme la foudre, Imperia saisit le bras au vol, le serrafurieusement, le porta à sa bouche et le mordit… Le poignard tomba…Dans le même instant, elle le ramassa, et l’enfonça jusqu’à lagarde dans la poitrine de Jean Davila…

Il tomba comme une masse, sans pousser un cri. Imperia, de sesyeux exorbités par l’horreur, contempla le cadavre sanglant, et,lentement, se mit à reculer.

À ce moment, quelqu’un la toucha à son épaule nue…

Elle se retourna épouvantée, délirante, prête à un nouveaumeurtre, et vit une figure blême qui souriait hideusement.

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