Le Pont des soupirs

Chapitre 19LE SECRÉTAIRE DE L’ARÉTIN

Deux mois se sont écoulés depuis ces événements. Noustransportons maintenant le lecteur dans le palais de Pierre Arétin.Comme ceux de Dandolo, d’Altieri et d’Imperia, ce palais setrouvait sur le Grand Canal. Bien qu’il ne fût à Venise que depuisune vingtaine de jours, l’Arétin y était déjà célèbre.

Un soir deux hommes débarquèrent en face de la tenture de soierayée rouge et bleu qui entretenait la fraîcheur dans le vestibule.Ces deux hommes montèrent le vaste escalier de marbre quiconduisait à l’antichambre. Celui des deux qui paraissait le plusjeune marchait en avant. Il était vêtu modestement et portait lecostume florentin. Il avait les cheveux blonds. Son compagnon eûtparu d’une stature de colosse, s’il n’eût marché courbé. Il étaittout gris.

Le Florentin paraissait âgé d’une trentaine d’années.

Il entra dans l’antichambre où attendaient de nombreuxvisiteurs. Là, il attendit patiemment son tour d’audience.

Enfin, un domestique le fit entrer, ainsi que son compagnon,dans une pièce où deux femmes habillées avec une élégance impudiquejouaient de la guitare. Là, nouvelle station.

Parfois, une porte au fond s’ouvrait, et on entendait des éclatsde voix. Cette porte fut franchie par le jeune Florentin.

L’homme aux cheveux gris demeura sur place.

Dans la salle nouvelle où on l’introduisit, l’inconnu se trouvaen présence de plusieurs hommes et de trois ou quatre femmes. Lesfemmes versaient à boire aux hommes.

« Que voulez-vous ? dit d’une voix forte l’un deshommes qui était à demi couché sur un vaste canapé.

– Je désire voir le célèbre poète qui habite ce palais.

– Eh bien, mon ami, parlez ! Vous êtes devantl’Arétin ! Que désirez-vous ?

– J’arrive de Florence tout exprès pour vous présenter letribut de mon admiration.

– Chiara ! Margherita ! s’écria l’Arétin,qu’attendez-vous, coquines, pour offrir un siège à ce jeune hommeet lui verser à boire. Attendez, drôlesses, je vais vous apprendreà mériter le nom d’Aretines que je vous ai donné,c’est-à-dire de déesses de l’hospitalité gracieuse etpoétique… »

En parlant ainsi, Pierre Arétin fixait la bourse que leFlorentin portait attachée à sa ceinture. Et cette bourse lui ayantparu d’une amplitude convenable, cria :

« Tête et ventre, mon gentilhomme ! Vous me plaisez,et veux incontinent vous gratifier d’un sonnet de ma façon…

– Maître, répondit alors le Florentin, je vais d’abord vousapprendre deux choses : la première, c’est que je n’ai passoif ; la deuxième, c’est que je ne suis pointgentilhomme…

– Qu’êtes-vous donc, alors ?

– Je suis poète, ou, du moins, je tâche à l’être.

– Bah ! la plume vaut l’épée… Au surplus, à quoipuis-je vous être utile ?

– Je suis venu à Venise dans l’espoir de devenir votresecrétaire.

– Oh ! oh ! s’écria Pierre Arétin, voilà bien del’ambition, monsieur ! Qu’avez-vous écrit ? Avez-vousfait vos preuves ?…

– Je puis les faire devant vous en improvisant uneballade. »

Ayant dit, le Florentin parut attendre avec modestie la décisiondu poète. L’Arétin considéra l’étranger de la tête aux pieds, puisse tournant vers ses invités que cette scène semblait amuserfort :

« Si Leurs Seigneuries n’y voient pas d’inconvénient…

– Nos Seigneuries seront enchantées, dit un homme que leFlorentin n’avait pas aperçu, au fond de la pièce.

– Du moment que tu le désires, mon cher Bembo ! ditl’Arétin. Mais que diraient tes fidèles s’ils te voyaient ici,occupé de sonnets et de ballades qui n’ont rien de commun avec lesSaints Évangiles !… Commencez, jeune homme.

– Le sujet de ma ballade se passe non loin de Trévise, dansles gorges de la Piave. En voici le titre : Le poète et lebandit. »

L’Arétin s’était levé.

« Monsieur, dit-il, excusez-moi. J’avais oublié unrendez-vous important. Si vous voulez revenir demain, j’écouteraivotre ballade avec un vif plaisir. À demain donc, àdemain… »

Il ouvrit une porte et glissa ce mot dans l’oreille duFlorentin :

« Attendez-moi ici… »

Puis, revenant à ses invités :

« Au diable les rendez-vous ! Je suis excédé, maparole ! Depuis huit jours, je n’ai pas encore eu le temps decomposer un sonnet que me demande le duc de Ferrare, et un conteque je veux envoyer à Sa Majesté l’empereur Charles.

– Te voilà bien à plaindre, mon cher Pierre, dit l’hommequi était assis au fond.

– Eh ! il faut que je gagne ma vie ! Ce n’est pascomme toi que ta prébende de nouveau cardinal suffirait à fairevivre largement.

– Cardinal par la grâce de l’Arétin ! dit Bembo.

– Il est vrai que j’ai quelque influence auprès duSaint-Père », dit l’Arétin.

Les invités de l’Arétin, cependant, avaient pris congé.

Bembo à son tour se retira. Alors, Pierre Arétin se dirigearapidement vers la porte par où il avait fait passer leFlorentin.

« Venez, lui dit-il en l’entraînant sur le fond du palaisjusqu’à une pièce exiguë et très simplement meublée. Ici,ajouta-t-il alors, je ne crains pas les oreilles indiscrètes etvous pouvez parler. »

Le Florentin, d’un geste, se débarrassa de la chevelure blondeet la mâle figure de Roland apparut à l’Arétin.

« Vous ! s’écria celui-ci.

– Moi, qui joue mon rôle comme j’espère que vous jouerez levôtre. Et pour commencer…

– Parlez, maître ! dit l’Arétin, à qui ce mot vintsans effort.

– Eh bien, tout d’abord, il faut que je sois votresecrétaire pour quelque temps. Ensuite, je veux venir avec vous àla fête à laquelle vous devez assister après-demain.

– Chez la courtisane Imperia ?

– Oui. À propos, comment vit cette femme ? Il mesemble avoir entendu dire qu’elle a un enfant. Est-ceexact ?

– C’est exact, Imperia a une fille, Bianca, qui a douze ouquatorze ans.

– Bien. Vous vous arrangerez au cours de cette fête pourque je puisse voir la jeune Bianca et pour que la courtisaneImperia ait confiance en votre secrétaire.

– Est-ce tout, maître ?

– Tout pour le moment. J’oubliais. L’homme qui m’accompagneet qui est resté dans une de vos antichambres devient votredomestique. Il vous accompagnera également au palaisd’Imperia. »

L’Arétin, tout pâle, reconduisit Roland jusqu’à une portedérobée qui s’ouvrait sur le derrière du palais. Le faux Florentins’éloigna rapidement. Alors, Pierre Arétin revint lentement vers lapièce où attendait l’homme aux cheveux gris. Il aperçut le colossequi attendait paisiblement sur une banquette.

« C’est vous, mon ami, qui désirez entrer à monservice ? lui demanda-t-il.

– Oui, et même le plus tôt possible.

– À l’instant même, si vous le désirez.

– En ce cas, faites-moi faire une livrée. Il faut que jel’aie, au plus tard, après-demain. Ah ! autre chose… Je désirene pas coucher avec les autres domestiques.

– Vous aurez votre chambre.

– Il sera bon qu’elle donne sur le Grand Canal.

– Venez, je vais vous la montrer et vous me direz si sasituation vous convient. »

Quelques instants plus tard, Scalabrino, que l’Arétin nereconnut pas, était installé dans une chambre sur le canal.

Le lendemain, l’Arétin présentait à ses deux secrétaires unnouveau compagnon qui, désormais, dit-il, ferait partie de sonexistence : c’était un secrétaire qu’il affirma lui avoir étéadressé par son grand ami Jean de Médicis.

Le surlendemain, vers neuf heures du soir, l’Arétin montait dansla belle gondole à tente pourpre qui stationnait devant son palais.Il emmenait avec lui son nouveau secrétaire et trois domestiquesvêtus d’une éclatante livrée parmi lesquels se trouvait le colosseaux cheveux gris et au dos voûté.

La gondole glissa le long du Grand Canal. Dix minutes plus tard,elle s’arrêtait en face du somptueux palais d’Imperia.

En passant derrière l’Arétin, Scalabrino fit à un curieux unsigne imperceptible auquel il fut répondu par un signe pareil.

L’Arétin monta les degrés du palais, et entra dans la grandesalle où circulait une foule élégante.

Imperia, magnifique statue, accueillait ses invités par unsourire et une parole de bienvenue. Elle était radieuse. La superbecourtisane était là dans son élément.

À son entrée, l’Arétin avait marché droit à Imperia, Rolandfaisant signe à Scalabrino de le suivre, s’était perdu vers le fondde la salle.

Pierre Arétin et Imperia se voyaient pour la première fois.

Ces deux êtres échangèrent un sourire qui était un poème.

Tout de suite, ils se comprirent merveilleusement.

L’Arétin s’assit près d’Imperia, et la conversation devint untournoi de phrases alambiquées.

« Et qui vous a attiré à Venise ?

– D’abord le désir de vous voir, madame, ensuite une lettrede mon ami Bembo.

– Ah ! fit-elle, vous connaissez le nouveaucardinal ?

– C’est moi-même qui lui ai apporté sa nomination, madame.Mais vous-même, le connaissez-vous donc ?

– C’est un de mes amis », dit Imperia avec uneexpression de haine et presque de terreur.

Et comme si la pensée qui traversait à ce moment son esprit eneût emmené une autre, elle fit signe à un valet.

« Allez me chercher dame Maria », dit-elle.

Puis reprenant :

« Votre intention est donc de vous installer àVenise ? On parle d’un beau palais que vous avez loué etmeublé magnifiquement.

– Magnificence qui ne vaudra jamais la vôtre, madame, bienque Titien lui-même ait présidé à sa décoration. C’est vrai, jem’installe à Venise, et pour longtemps, j’espère.

– On y est en sûreté, fit tout à coup Imperia. C’est unesorte de forteresse d’où on peut impunément braver les plusforts…

– Vous lisez admirablement dans la pensée des gens, ditl’Arétin à voix basse ; et si vous voulez, à nous deux, nousdominerons Venise… et nous y serons inexpugnables.

– J’accepte l’alliance. Mais, dites-moi, quel est cet hommequi marchait près de vous lorsque vous êtes entré ?

– Vous voulez parler de mon secrétaire Paolo ?

– Ah ! c’est votre secrétaire », fit Imperiapensive.

À ce moment, une femme d’âge s’arrêta devant elle etdit :

« Vous m’avez fait demander, madame ?

– Oui, Maria… Que fait Bianca ?…

– Mlle Bianca dort comme un ange, bien quedans le commencement de la soirée, elle ait paru un peuindisposée.

– Indisposée ! s’écria Imperia et vous ne me l’avezpas dit…

– Je n’ai pas osé, madame… à cause de la fête…

– Et que m’importe la fête ! Je suis sûre que Biancaest souffrante encore ; voyons, parlez…

– Madame, il est vrai que la signorina souffre un peu… maisce n’est rien…

– Excusez-moi, dit Imperia à l’Arétin d’une voixtremblante, je reviens à l’instant.

– Madame, dit l’Arétin, si j’en crois ce que je viensd’entendre, la santé de cette demoiselle vous est précieuse…

– Elle est ma fille, fit Imperia avec un naïf orgueil.

– Ah !… vous avez donc aimé ! dit l’Arétin,puisque vous aimez tant cette enfant.

– J’ai aimé une fois dans ma vie, une seule fois et celam’a valu tous les tourments de l’enfer. Cette enfant n’est pourrien dans cet amour. Je l’aime pour elle-même…

– Quoi qu’il en soit, vous ne seriez peut-être pas fâchéed’avoir un bon médecin sous la main ? J’en ai un à vousoffrir. C’est ce secrétaire dont vous me parliez tout àl’heure.

– Soit ! Venez avec moi. »

Elle traversa la salle de fête en souriant. Accompagnée del’Arétin, elle parvint dans une petite pièce déserte.

« Attendez-moi, dit-elle alors ; si Bianca estsouffrante, je viendrai vous appeler…

– Pendant ce temps, je vais chercher monsecrétaire. »

Imperia demeura absente quelques minutes. Lorsqu’elle revint,elle trouva l’Arétin en compagnie de son secrétaire et de son valetcolossal. La courtisane paraissait agitée. Elle courut ausecrétaire.

« Monsieur Paolo, dit-elle, vous êtes médecin ?

– Je le suis, madame, à vos ordres.

– Venez », dit-elle.

Elle entraîna celui que l’Arétin avait appelé Paolo, dans unechambre où une fillette d’une douzaine d’années, étendue touthabillée sur un canapé, gémissait doucement.

Paolo – laissons ce nom au secrétaire de l’Arétin – Paolon’était pas médecin. Mais il n’eut pas de peine à se convaincre quel’enfant n’était nullement malade. Imperia, cependant, avait saisidans ses bras Bianca qu’elle couvrait de baisers.

« Où souffres-tu mon enfant ? demanda-t-elle. Tu vois,ce monsieur est un grand médecin qui vient pour te guérir.

– Mais je ne souffre pas, petite mère, je tejure. »

Pourtant des gémissements nerveux lui échappaient.

« Tu ne souffres pas de l’estomac, dis, machérie ?

– Non, petite mère…

– Ni du ventre ? Dis-le bien…

– Non, je te jure ! »

Paolo considérait avec attention la mère et la fille. Il attiraImperia dans un coin de la chambre, et lui demanda :

« Vous redoutez donc qu’on n’empoisonne votrefille ? »

Imperia jeta un léger cri d’effroi. Mais elle ne nia pas.

« Monsieur, fit-elle en joignant les mains, voyez si monenfant est malade, par pitié !

– Rassurez-vous, dit Paolo. Avez-vous confiance enmoi ?

– Oui, oui…

– Eh bien ! veuillez vous retirer et faire sortir lesservantes. »

Imperia fit un geste de terreur.

Elle fit un signe. Et deux ou trois servantes qui s’empressaientautour de Bianca se retirèrent. Elle sortit à son tour, tandis quele médecin lui disait :

« Veuillez faire savoir au valet du seigneur Arétin qu’ildemeure dans la pièce voisine, à portée de ma voix. Si j’ai besoinde quoi que ce soit, il est habitué à mes ordres… »

Paolo, demeuré seul, examina un instant Bianca.

Au moment où sa mère sortait, l’enfant l’avait regardée avec desyeux noirs de colère, et avait murmuré :

« Va !… Retourne dans ta fête !… Retourne avectous ces hommes !… et laisse ta fille touteseule ! »

Paolo sourit : il connaissait maintenant le mal dontsouffrait Bianca. Il s’approcha, s’assit tout près d’elle, et luiprit la main :

« Voulez-vous que nous causions un peu, monenfant ?

– Je veux être seule. Je ne suis pas malade.

– Je sais bien que vous n’êtes pas malade. Ce n’est pasvotre corps qui souffre, pauvre petite innocente. C’est votre cœur,n’est-ce pas ?… Dites-le-moi. Confiez-vous à moi. Je suis unami. Vous avez un gros chagrin, n’est-il pas vrai ? »

Bianca leva sur l’homme qui lui parlait ainsi sa tête qu’elleavait jusque-là tenue cachée dans les plis d’un coussin. Roland futfrappé de l’extraordinaire beauté de cette tête d’enfant.

Elle avait été soigneusement élevée, avait reçu des maîtres àlire, à écrire, à compter ; elle jouait del’arpicordo – sorte de guitare – avec infinimentd’expression. Pendant longtemps, sa mère l’avait tenue éloignéed’elle, par un sentiment de pudeur qui n’avait rien de surprenantchez une femme de la valeur d’Imperia. Puis tout à coup, soitcaprice, soit que son amour maternel n’eût pu résister davantage àla séparation, la courtisane était partie chercher sa fille,l’avait ramenée avec elle, et l’avait installée au fond de sonpalais. Presque tous les soirs à la nuit tombante, Imperiamodestement vêtue et voilée comme une veuve sortait avec Bianca.Alors elles faisaient de longues promenades soit à pied, soit engondole. Mais, le jour, Bianca ne sortait jamais. Imperia veillaitavec un soin jaloux à ce que sa fille ne fût aperçue par aucunhomme, et peu de gens savaient qu’elle eût une fille. Dans cettemaison impure, c’était le coin de pureté où Imperia n’entrait qu’entremblant. Peut-être, malgré toutes ces précautions, la beauté deBianca avait-elle déjà excité des convoitises…

Pendant une longue minute, Bianca examina Roland.

« Oui, dit-elle enfin, je crois que je puis vous traiter enami. Vous ne ressemblez pas aux autres hommes qui viennent chez mamère.

– Ainsi, vous n’avez aucune envie de vous mêler à ces fêtesqui se donnent dans ce palais ?

– Elles me font horreur. Hier encore, j’ai supplié ma mèred’y renoncer. Elle n’a pas voulu. »

Bianca éclata en sanglots.

« Pourtant, reprit-il alors, vous aimez bien votremère ?

– Oui, je l’aime… Et je la plains. Car souvent, il m’asemblé comprendre qu’elle non plus n’est pas heureuse. Il me sembleque je ferais mieux de m’en aller d’ici…

– Mais pourquoi, puisque vous aimez votre mère et que, deson côté, elle a une véritable adoration pour vous, pourquoi vousen iriez-vous ?

– Je ne sais pas. J’étouffe ici. Ah ! monsieur, sivous pouviez décider ma mère à quitter Venise avant d’être ici,j’étais heureuse…

– Où étiez-vous donc ?

– Chez des paysans, près de Mantoue. Ma mère venait me voirdeux fois par an, et nous étions alors si heureuses ! Nouscourions ensemble comme des sœurs. Je voudrai recommencer cettevie-là. Si vous pouviez décider ma mère.

– Dès que je pourrai. Je lui parlerai.

– Vous êtes bon, monsieur. Vous êtes vraiment bon. Et je nevous ai pas tout dit… Il le faut, cependant… Un homme… un de ceuxqui viennent ici parfois…

– Eh bien ?…

– Un jour, par extraordinaire, ma mère m’avait conduite enplein jour jusqu’au Lido. Cet homme nous rencontra. Il reconnut mamère, bien qu’elle fût voilée ; il s’approcha de nous et jesentis un froid mortel me gagner sous son regard.

– Pourriez-vous me dépeindre cet homme ?

– Il est d’une laideur repoussante. Ce jour-là, il portaitle manteau d’abbé, mais avec des bas violets…

– Bembo ! murmura sourdement Roland.

– Un mois plus tard, continua Bianca, je vis cette portes’ouvrir. L’homme parut. Il avait le visage enflammé. Je jetai ungrand cri. Mes femmes accoururent, et l’homme se retira ens’excusant sur ce qu’il s’était trompé…

– Et que dit votre mère, quand elle sut ?

– Je n’ai pas osé lui raconter cette aventure.

– Rassurez-vous, dit Roland d’une voix si sombre que lajeune fille pâlit ; je vous protégerai contre cet homme.Adieu, mon enfant. Ne craignez plus rien, et bénissez le hasard quifait que je vous ai vue, que je vous ai parlé. À partir de cemoment vous êtes sous ma protection. »

Roland avait ouvert la porte et fait signe au valet colossal des’approcher. Il lui parla à l’oreille :

« Scalabrino, regarde bien cette jeune fille. Pénètre-toibien de sa physionomie, de façon à emporter son souvenir exact.

– Je la reconnaîtrai entre mille.

– C’est bien, dit enfin Roland à haute voix lorsqu’il pensaque Scalabrino avait étudié à fond le visage de Bianca ; c’estbien, allez me procurer ces objets au plus tôt. »

Le valet s’inclina et partit.

« Eh bien, s’écria Imperia avec angoisse.

– Il n’y a nul danger, madame. Si vous voulez vous enrendre compte, vous verrez que votre enfant est en parfaitesanté. »

Imperia se précipita dans l’appartement de sa fille.

Le faux secrétaire Paolo s’approcha alors de l’Arétin, qui avaitattendu auprès d’Imperia, et lui dit à voix basse :

« Invitez donc votre ami Bembo à une soirée intime chezvous. À cette soirée, il n’y aura que lui, vous et moi. »

Et Paolo parut s’enfoncer dans une méditation que Pierre Arétinrespecta.

« Étrange chose, pensait Roland, que la destinée del’homme ! Voici une femme, une vile courtisane dont le capriced’une heure qu’elle éprouva pour moi fut peut-être la causeinitiale de tous mes malheurs. À coup sûr, elle a trempé dans ladénonciation. À coup sûr, elle a servi les intérêts de Foscari, deBembo et d’Altieri, du formidable trio de forbans ligués pour meplonger dans la nuit des désespoirs sans fin. Bon. J’apprendsqu’elle a une fille, et qu’elle aime cette fille. Voilà, me dis-je,l’instrument de ma vengeance. Et lorsque je viens pour combiner lechâtiment de la drôlesse, voilà la pitié qui entre dans moncœur ! Je vois la fille, et il se trouve que c’est un angedigne de la miséricorde et de l’admiration des hommes ! Jeviens pour la frapper, et je m’en vais avec la résolution de lasauver. Pourquoi, puisque j’avais résolu de me venger, n’ai-je pascommencé par arracher de ma poitrine ce cœur tropfaible ! »

Imperia rentra, rayonnante, et saisit les mains de Roland.

« Ah ! maître Paolo, s’écria-t-elle, vous êtesvraiment un grand médecin. Jamais je n’ai vu ma fille aussi bienportante. »

Au contact des mains d’Imperia, Roland avait eu un frisson dedégoût et de haine qu’il réprima aussitôt :

« Vous êtes donc rassurée ? fit-il.

– Comment ne le serais-je pas ?

– Et si je vous disais que cette apparence de santé esttrompeuse ? Si je vous disais que votre enfant est réellementmalade ?

– Vous m’épouvantez, s’écria la courtisane.

– Voulez-vous, madame, m’accorder un entretien ?Demain…

– C’est trop loin ! Je suis maintenant dans unemortelle inquiétude. Écoutez, revenez à minuit. D’ici là, j’auraitrouvé quelque moyen de renvoyer tout mon monde.

– À minuit, soit ! »

Roland s’éloigna, tandis qu’Imperia songeait :

« Où ai-je entendu cette voix que me faitfrissonner ?… »

Escortée de Pierre Arétin, Imperia rentra dans la salle de fête,et avec cette habileté, cet art suprême qui la rendait vraimentsupérieure, commença à préparer peu à peu la foule de ses invités àun départ qui n’eût dû se faire que fort avant dans la nuit.

Vers minuit, comme elle l’avait dit, le palais était désert.

Bientôt apparut celui qu’elle appelait maître Paolo. Elle leprit par la main et l’entraîna dans une petite pièce écartée.

Imperia s’assit et désigna un siège au secrétaire-médecin dePierre Arétin. Roland obéit machinalement.

« Parlez-moi de ma fille, dit doucement Imperia.

– Que redoutez-vous pour elle ? demanda-t-il enfaisant un effort pour chasser les pensées nées du passé.

– Que sais-je ?… J’aime tellement cette enfant !Elle est ma vie, monsieur… la moindre apparence de mal me met horsde moi… Oh ! si je la perdais !

– Il est impossible que ce soit seulement cela que vousredoutez…

– Que voulez-vous dire ? fit Imperia entressaillant.

– Bianca est d’une santé robuste. Mais elle est bien belle…trop belle, peut-être ! N’est-ce pas, madame que vous aimeriezmieux que votre fille n’eût jamais attiré les regards d’aucunhomme ?

– Il faudra pourtant qu’elle se marie !

– Ce n’est pas cela que vous craignez. Si un homme seprésentait, jeune, loyal, dévoué, offrant sa vie avec l’amour quelui aurait inspiré Bianca, vous n’hésiteriez pas !… Maispeut-être votre fille a-t-elle été vue par quelqu’un de cesmonstres à visage humain dont le seul regard est une mortelleinsulte… Si cela est, madame, acheva Roland, malheur à votrefille ! Le vampire est là qui la guette dans l’ombre de cepalais. Il a soif de ce jeune sang. Il rôde sans hâte. Il sait quesa proie ne peut lui échapper. Il prend ses dispositions, etbientôt peut-être il sera trop tard pour sauverl’enfant. »

Imperia jeta un cri d’épouvante.

« Qu’avez-vous, madame, dit Roland. Tout cela n’est qu’unesupposition sans doute. Et d’ailleurs, vous êtes là pour veillersur Bianca. Car qui donc oserait attaquer la fille devant la mère.À moins pourtant que la mère ne soit unie au malfaiteur par quelquepacte secret ! À moins que la mère, à jamais liée par quelquecrime ténébreux à son complice, ne soit impuissante lorsque cecomplice se dresse et lui dit : Je veux ta fille !

– Qui vous a appris tout cela ? Quelle infernalepuissance vous a révélé le pacte qui me lie au cardinal ?…

– Je ne sais de quoi vous voulez parler, dit Roland. Jecherche, voilà tout. Il paraît que, sans le vouloir, j’ai dit lavérité.

– Ainsi, vous ne savez rien ?

– Je ne sais rien, mais il faut que je sache tout, si vousvoulez que votre fille soit sauvée. Il me vient une idée que jeveux vous soumettre. C’est que si Bianca est menacée, il y aquelqu’un dans le monde qui est tout désigné pour la défendre enmême temps que vous.

– Qui donc ? fit Imperia étonnée.

– Son père, dit Roland avec bonhomie.

– Son père !

– Qu’y a-t-il qui vous étonne ?… Je suis sûr que cethomme, si on lui exposait la situation, volerait au secours de sonenfant. Permettez-moi, madame, de parler en toute franchise, afinque nous nous comprenions bien. Vous êtes ce que dans le monde onappelle une courtisane. Mais je sais aussi que le père de Bianca nepeut être quelque rustre ignoré… Sans doute il occupe quelque hautemploi et jouit d’une grande influence…

– Je ne connais pas le père de Bianca.

– Je vous plains, madame… Ne pas connaître l’homme qu’on aaimé une heure, un jour ou un an, l’homme dont l’image renaîtpeut-être dans une enfant adorée, ce doit être pour une femme decœur et d’intelligence comme vous un supplice cruel… C’est du moinsce que voulut bien me dire une femme… une malheureuse que jerencontrai un jour, il y a deux ans environ, non loin de Trévise,dans un village appelé, je crois, Nervesa. »

Imperia bondit et fixa des yeux hagards sur Roland.

« Cette femme, continua Roland impassible, s’était égaréedans les gorges de la Piave. Je la rassurai. Nous causâmes. Elleétait comme vous, d’une éclatante beauté. Et elle me conta sonhistoire. La voici. Un jour, il y avait de cela bien longtemps,cette femme se rendait à Rome. Elle fut entourée tout à coup parune troupe de bandits et emmenée dans un lieu désert et sauvage quis’appelle la Grotte Noire. Là, un caprice bizarre passa tout à couppar la tête de cette femme. Elle résolut de se donner à l’un de cesbandits, un homme dont la structure herculéenne avait peut-êtreséduit sa folle imagination… »

Imperia jeta un cri que Roland ne parut pas avoir entendu, caril poursuivit :

« Eh bien, madame, par une ironie du sort, cette femme quieût pu avoir des enfants fils de princes et de cardinaux, et quiavait toujours été stérile, eut un enfant du bandit… unefille !

– N’allez pas plus loin, dit tout à coup Imperia avec unesombre expression. Votre rencontre avec une femme dans les gorgesde la Piave est imaginée. C’est de moi que vous voulezparler !

– De vous madame ! Vous m’étonnez…

– C’est mon histoire que vous venez de raconter. Commentl’avez-vous sue ? Pourquoi me la dites-vous ? Je nesais…

– Vous vous trompez, madame. S’il vous est arrivé uneaventure de ce genre, aventure pareille ne peut-elle être arrivée àune autre ?

– Vous vouliez savoir qui était le père de Bianca, vous lesavez maintenant ! C’est un bandit… mais ce bandit, j’enignore le nom, et je n’ai jamais voulu le savoir, et c’est à peinesi je pourrais le reconnaître.

– Renonçons donc, dit Roland d’une voix très naturelle, àespérer une aide de ce côté pour protéger cette malheureuse enfantcontre la hideuse passion du hideux Bembo. »

Cette fois, ce fut une exclamation de désespoir que jetaImperia.

« Bembo ! Bembo ! Qui vous a parlé deBembo ?

– Mais vous-même, madame !… Vous n’avez pas prononcéce nom, mais tout à l’heure, vous avez crié que celui auquel vousêtes liée par un pacte, c’est le cardinal… J’ai compris qu’ils’agissait du cardinal évêque de Venise ; me suis-jetrompé ?

– Eh bien, oui, monsieur, c’est le Cardinal Bembo que jeredoute. C’est lui qui a vu Bianca ! C’est lui qu’une horriblepassion fait rôder autour de ce palais ! Et c’est à lui que melie le pacte qu’avec votre prodigieuse divination vous avezévoqué ! »

Un léger frémissement agita Roland. Il comprit qu’il tenait lacourtisane en son pouvoir.

« Quel est ce pacte ? demanda-t-il d’une voixbrève.

– En 1509, dit Imperia, j’aimai un homme, le seul que j’aiejamais aimé. Et lorsque je m’interroge, je sens que je l’aimeencore. »

« Je l’aime et je le hais !… Écoutez : cet homme,je m’offris à lui. Je voulus me donner tout entière, non seulementavec mon corps, qui était impur, mais avec mon cœur qui étaitvierge. Lui, me méprisa, me bafoua… Il aimait une jeune fille…

– Comment s’appelait cet homme ?

– Roland Candiano.

– Et la jeune fille ?

– Léonore Dandolo.

– C’est bien. Continuez, dit Roland, gardant sonsang-froid.

– J’avais un amant qui s’appelait Davila… Cet amant surpritmon amour pour Roland Candiano : je le tuai. Et comme jedemeurais stupide d’horreur devant le cadavre, continua Imperia, unhomme surgit près de moi. Il avait tout vu. C’était Bembo. Ilm’entraîna dans une des salles de ce palais, et je vis un autrehomme : Altieri, capitaine des archers alors, aujourd’huicapitaine général de l’armée de Venise… Ils me firent asseoir. EtBembo me dit : « Madame, vous venez de tuer un membre duConseil des Dix. Vous allez être pendue ou bien on vous trancheracette belle tête qui va si bien à vos épaules de marbre. »J’eus un frisson d’horreur et je songeai à ma petite fille, à maBianca que je faisais élever au loin… À la pensée de l’échafaud,une sueur froide m’envahit et je me mis à grelotter sous le froidde la mort. Alors, Bembo me dit : « Il y a un moyen devous sauver, un seul. C’est de dénoncer quelqu’un comme ayant tuéDavila ! Au besoin, nous témoignerons que vous dites lavérité !

« – Mais qui ? m’écriai-je. Qui ?

« – Roland Candiano !

« – Jamais !

« – Soit ! Vous irez à l’échafaud et il épouserasa « Léonore… »

« À ces derniers mots, reprit Imperia, une rage soudaines’empara de moi. L’idée que Léonore Dandolo serait heureuse merendait folle. Je criai que j’étais prête… Altieri dicta ladénonciation, j’écrivis, et le billet fut jeté par Bembo dans letronc de la place Saint-Marc… Ce fut horrible, n’est-cepas ?

– Oui, dit Roland, horrible. Vous étiez poussée par lajalousie. Mais Bembo, pourquoi en voulait-il à RolandCandiano ?

– Je ne sais… autre genre de jalousie, peut-être.

– Et Altieri ?

– Il aimait Léonore ! »

Roland étouffa le rugissement qui montait à ses lèvres.

« Et Roland Candiano, que lui fit-on ?demanda-t-il.

– On le jeta dans les puits.

– Où il est encore, sans doute ?

– Non. Il est mort.

– Comment le savez-vous ?

– Il a voulu s’évader avec un autre condamné. Ils se sontnoyés dans le canal… Il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Au moins,il ne souffre plus…

– Oui, cela vaut mieux ainsi !…

– Ensuite… vous comprenez maintenant que Bembo est monmaître. Vous comprenez que depuis six ans, je lui obéis comme uneesclave ; que, toutes les fois que je veux me révolter, il memenace, et que j’ai peur… Oh ! j’ai peur de le voir une nuitse dresser devant moi et de me dire de sa voix glaciale :« Ta fille dans mon lit, ou ta tête aubourreau ! »

Imperia éclata en sanglots. Roland réfléchissait :

« Voilà élucidé le rôle d’Imperia, de Bembo et d’Altieri.Mais Dandolo ? qui l’a poussé ? Foscari ? que luiavais-je fait ? Oh ! patience !patience !… »

Et il éleva la voix :

« Ne pleurez plus, madame, dit-il. Je sauverai votrefille.

– Je vous crois, je vous crois ! »

Roland fit un signe d’adieu et s’élança rapidement au-dehors,laissant la courtisane en proie à un trouble extraordinaire, à lafois heureuse et irritée, rassurée et prise de terreurs folles.

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