Le Pont des soupirs

Chapitre 17LE GRAND INQUISITEUR

Nous revenons maintenant à Venise, et nous reprenons le fil desévénements à cette nuit où se déchaînait le grand orage.

Dans le palais Dandolo, cette nuit-là, tout semblait dormir.Cependant un homme veillait encore vers quatre heures du matin.

C’était le Grand Inquisiteur. Il avait fort vieilli.

« Hurle, tempête ! murmurait Dandolo, lorsqu’un coupplus violent semblait ébranler les assises de la maison. Siffle,vente, foudroie !… Tu n’arriveras pas à étouffer ce qui hurleen moi ! Encore une nuit ! Une nuit d’insomnie ajoutée àtant d’autres ! Je vais, je marche, je tâche à ne pas entendrece qui est en moi, et je n’y parviens pas, puisque les gémissementsque j’entends ne sont même pas couverts par la voix du tonnerre…Oh ! ces gémissements !… Ils viennent de là-bas, du fondde la sinistre prison où se désespère l’infortuné… Six ans !Six ans que ce malheureux expie le crime d’avoir été aimé par lafille d’un ambitieux… ma fille !… »

Il jeta des yeux hagards autour de lui.

Des bruits se faisaient entendre. Les domestiques de la maisonreprenaient leurs occupations : il faisait jour.

Alors, il revint à la salle d’honneur, alla soulever les rideauxde l’une des fenêtres et regarda au dehors.

Au loin, sur la droite, une lueur rouge fusait dans le cielnoir. Les yeux de Dandolo s’attachèrent sur cette lueur sinistre.Soudain il devint blême.

« Oh ! bégaya-t-il, ce n’est pas possible !… Jedeviens fou !… »

Le spectacle qui le frappait devait être terrible, car iltremblait et se soutenait à la lourde étoffe du rideau.

Là, dans le grand canal, deux têtes venaient d’émerger à lasurface des flots !… Deux hommes se montraient ! Ces deuxhommes se hissaient dans une gondole… Et la gondole, vigoureusementpoussée par l’un d’eux, s’enfuyait dans la tempête !

Dandolo jeta un cri d’épouvante, murmura un nom et tomba à larenverse, évanoui.

*

* *

Lorsqu’il revint à lui, Dandolo se vit entouré de quelques-unsde ses serviteurs qui l’avaient porté sur un lit.

« Ne vous inquiétez pas, dit-il. C’est un simple vertige.Qu’on me laisse seul. »

Les domestiques se hâtèrent d’obéir. Dandolo s’assit à unetable, mit sa tête dans ses deux mains et murmura :

« Que dois-je faire ?… à lui !… Que va-t-ilfaire !… »

Dandolo avait reconnu Roland.

S’il ne l’arrêtait pas, il se sentait perdu…

Un serviteur qui entra soudain l’arracha à cette angoisse.

« Monseigneur, dit cet homme, Son Excellence le capitainegénéral Altieri est là qui demande à être introduit. »

Dandolo fit un geste. Quelques instants plus tard, Altieri étaitdevant lui.

« Je viens vous apprendre une nouvelle importante, ditAltieri. La voici : Roland Candiano vient des’évader. »

Dandolo mit toute sa science à feindre une violentesurprise.

« Évadé ! Vous êtes fou ! On ne s’évade pas desprisons de Venise.

– Cela est pourtant ! fit Altieri de cette voix sombrequi lui était habituelle. On devait ce matin exécuter le banditScalabrino. Ils se sont évadés ensemble. On a constaté que RolandCandiano avait creusé une mine allant de son cachot à celui deScalabrino. Ils se sont concertés sans doute ; en arrivant surle Pont des Soupirs, le chef des gardes s’est aperçu que l’hommeque l’on conduisait à l’échafaud n’était pas Scalabrino. En effet,c’était Roland ! Ce qui s’est passé alors est effrayant.Scalabrino est apparu soudain portant sur la tête une dalle quedeux hommes ordinaires eussent eu de la peine à soulever. Aveccette dalle, profitant de la stupeur des gardes et de la terreurque leur causait la foudre tombée sur le pont, il a défoncé lafenêtre du dernier soupir. Roland est libre !… Qu’allez-vousfaire ? »

Dandolo tressaillit violemment.

Encore cette question qui se posait devant lui !…

Un homme était là qui la lui posait ouvertement. Quelhomme ?… Altieri !… Le mari de Léonore !… Le maîtrede sa fille… de la fiancée de Roland Candiano !…

« La nouvelle est si stupéfiante que, venant d’un autre quevous, elle me semblerait absurde.

– Oui, fit Altieri d’une voix sombre. Il y a quelque chosed’absurde dans tout cela. Cela m’apprendra à jouer la générosité.Il fallait, pendant que nous tenions Roland Candiano… »

Un geste violent acheva la pensée d’Altieri.

« Enfin ! reprit-il. Le mal est fait. Il s’agit de leréparer. Et cela vous regarde. Faites fouiller Venise. Qu’on fermele Lido. Qu’on surveille toute embarcation qui s’éloignera. Enfinprenez les mesures nécessaires. Car, ajouta-t-il, si je ne metrompe, c’est un duel à mort qui commence entre nous et RolandCandiano. Agissez, monsieur le Grand Inquisiteur, et agissezvite ! »

Sur ces mots, Altieri se leva, demeura quelques instants plongédans ses réflexions, puis, il prit congé de Dandolo.

Celui-ci passa une heure à refréner les sentiments quisoulevaient sa pensée comme la tempête du dehors soulevait lesvagues. Puis, étant arrivé à se composer un visage et un maintien,il passa dans son cabinet de travail et ordonna qu’on envoyâtchercher le chef de là police.

« Il est là », lui dit son secrétaire.

Le chef de la police fut introduit.

« Monsieur, lui dit le Grand Inquisiteur, vous savez ce quise passe ?

– Oui, monseigneur, deux prisonniers se sont évadés.

– Racontez-moi la chose en détail. »

Et tandis que le policier faisait un récit de l’évasion, leGrand Inquisiteur songeait :

« Il faut que ce soit moi qui le fasse arrêter !…Oh ! ces deux têtes que j’ai vues émergeant de l’eau ! Letemps s’écoule… Qui sait s’ils ne sont pas hors deVenise !… »

Le silence qui régnait autour de lui l’étonna soudain.

« Monseigneur veut-il me donner carte blanche ? dittout à coup le policier.

– Oui, à condition toutefois que vous me fassiez prévenird’heure en heure de ce qui se passera. Les faits sontgraves. »

Le chef de la police s’élança, persuadé qu’il tenait safortune.

Les trois journées qui s’écoulèrent furent terribles pourDandolo. Presque à chaque heure, il recevait la visite d’un agent,d’un sbire qui venait lui apporter un rapport soit écrit soit oral.À chaque visite, Dandolo sentait une sueur froide perler à sonfront.

Dans ces trois jours, un travail énorme se fit en lui. L’idéed’arrêter Roland lui devint insupportable, à tel point qu’il l’eûtconduit lui-même hors de Venise, s’il eût su où le trouver.

Cependant, les policiers fouillaient la ville sans trouver tracedes fugitifs. L’avis général était qu’ils s’étaient noyés et queleurs cadavres avaient été poussés jusque dans le port où sansdoute ils avaient été dévorés.

Au bout de quelques jours, cette croyance était partagée parAltieri lui-même.

Une nuit, le Grand Inquisiteur veillait comme cela lui arrivaitsi souvent depuis quelques années. Chose étrange : la mortprobable de Roland avait ramené un peu de calme dans cette âmefaible. Ce que redoutait le Grand Inquisiteur, c’était lasouffrance de Roland enfermé au fond des puits. Rolandmort ne souffrait plus. Dandolo cherchait en lui-même desarrangements avec sa conscience. En somme, il n’avait rien fait,lui. Il avait laissé faire. Et même, au moment de l’évasion, ils’était déchargé sur le chef de police du soin de faire lesrecherches.

Cette nuit-là, son valet de chambre lui annonça la visite d’unagent. Il donna tranquillement l’ordre de le faire entrer.

Le sbire s’inclina et dit :

« Monseigneur, je tiens Scalabrino et Roland Candiano.

– Raconte ! dit-il d’une voix rauque.

– Voilà, monseigneur. Seulement, avant de parler, je désirevous adresser humblement une requête. C’est de supplier VotreExcellence de vouloir bien se souvenir que, seul, j’ai trouvé ceque la police de Venise cherche en vain.

– Je m’en souviendrai ! dit Dandolo avec un accent quieût dû épouvanter le sbire et qui le combla de joie.

– C’est bien simple, monseigneur. Je me suis souvenu tout àcoup que Scalabrino fréquentait jadis une jeune fille, une nomméeJuana. Dans la soirée, je me suis donc transporté dans la maisonqu’habite cette fille. Je me suis introduit dans la pièce voisine.J’ai fait un trou à la cloison. J’ai écouté et j’ai vu.

– Et… l’autre ? bégaya le Grand Inquisiteur.

– Absent, monseigneur ! Mais d’après la conversationque j’ai surprise, il ne doit pas tarder à revenir. Dès lors,l’opération est facile ; nous nous emparons de Scalabrino etde la fille. Nous nous installons dans le logis. Et lorsque RolandCandiano se présente, nous lui mettons la main au collet.

– Très simple, en effet ! fit Dandolomachinalement.

– N’est-ce pas, monseigneur ? fit le sbire en seredressant. Mais si simple que soit ce plan, il fallait le trouver…Et c’est moi !

– Je ne l’oublie pas ! fit Dandolo. J’espère que tu asprévenu ton chef, et que la maison est cernée ?

– Monseigneur, un pauvre homme comme moi a trop rarementl’occasion de faire fortune en rendant à l’État un service signalépour que j’aie pu consentir à révéler mon secret. Si j’en avaisparlé au chef, le chef m’eût poignardé, jeté aux poissons, et c’estlui qui, en ce moment, serait ici.

– Ainsi, tu n’as ni prévenu ton chef ?… Ni aucun detes camarades ? Tu es donc seul à savoir la chose ?

– Seul… avec vous, monseigneur !

– Viens me montrer la maison.

– À vos ordres, monseigneur », dit le policier.

Dandolo s’enveloppa d’un manteau et, suivi du sbire, sortit deson palais.

Il entra dans l’une de ses gondoles et dit aupolicier :

« Rame ! »

Avec la hâte d’un homme qui court à la fortune, le policier semit à pousser la gondole.

« Tu iras jusqu’au Lido, fit tout à coup Dandolo.

– Mais, monseigneur, ce n’est pas par là !

– N’importe. Va. J’ai quelque chose à y voir. »

Le barcarol improvisé obéit. Dandolo s’était assis à l’arrière,près du policier qui manœuvrait sa rame avec l’adresse d’un hommebon à tout faire. Le Grand Inquisiteur méditait.

« Nous voici au port, monseigneur, fit le policier.

– Va plus loin ! » dit Dandolo.

La gondole se fraya un passage parmi les tartanes, les bricks etles vaisseaux d’État, et s’éloigna vers le centre de ce lacresserré qu’est le port du Lido. Bientôt, elle fut hors de vue detous les navires du quai.

« Arrête », dit alors Dandolo.

Le policier suspendit sa rame.

« Assieds-toi là près de moi. Écoute, fit le GrandInquisiteur, tu es bien sûr que tu es seul à savoir où se trouveRoland Candiano ?

– Tout à fait sûr, monseigneur !

– C’est parfait. Écoute-moi bien, maintenant. Si je tedemandais d’oublier ce que tu as vu !…

– Que voulez-vous dire, monseigneur ?

– Je te demande d’oublier que tu as vu Scalabrino, que tuconnais la maison où Roland Candiano doit revenir !

– Quelle sera ma récompense, monseigneur ?

– Cette question-là, au moins est raisonnable. Voici :tu quitteras Venise. Tu iras à Rome où j’ai de grandes influences.Tu retrouveras là-bas un emploi supérieur à celui que tu occupaisici, et pour te dédommager de ton départ, tu recevras cinquanteécus en t’embarquant demain matin. »

Tandis que Dandolo parlait, le sbire préparait un coup demaître.

« Monseigneur, dit-il brusquement, je ne veux quitterVenise à aucun prix. D’autre part, ce que vous me demandez estgrave, et je désire réfléchir.

– Jusqu’à quand ? demanda Dandolo.

– Jusqu’à demain ; est-ce trop d’un jour pourréfléchir d’un acte qui, si je ne me trompe, peut avoir d’immensesconséquences ?… »

Dandolo sourit et dit :

« Non seulement ce n’est pas trop, mais ce n’est pas assez.Réfléchis donc toute l’éternité, misérable ! »

En même temps, le Grand Inquisiteur, d’un geste foudroyant,enfonça dans la poitrine du sbire un poignard qu’il tenait sous sonmanteau. Le sbire s’affaissa, sans un cri. Alors, Dandolo soulevale corps, et, doucement le laissa glisser dans l’eau.

Puis il prit la rame et se mit à pousser sa gondole.

Lorsqu’il entra dans son palais et qu’il se fut jeté sur sonlit, le Grand Inquisiteur murmura :

« Maintenant, j’ai payé ma dette à Roland Candiano.Maintenant peut-être pourrai-je dormir enfin !… »

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