Le Pont des soupirs

Chapitre 13LA MINE

Roland attendit longtemps le retour du bon prêtre. Un jour, ildemanda au geôlier :

« Combien de temps y a-t-il que ce digne prêtre estvenu ?

– Un an à peu près », dit le geôlier.

Un an ! Il y avait un an qu’il attendait !…

Roland reprit ses cheveux à deux mains, poussa un sourdrugissement et se jeta en sanglotant sur son lit de pierre.

Après l’accès de désespoir, Roland eut un accès de fureur.

Pendant plusieurs jours, ces alternatives se succédèrent avecune violence telle que le geôlier, épouvanté, finit par ne plusentrer dans le cachot.

Alors Roland connut ce supplice de la solitude absolue et il sutalors ce qu’il y a d’effrayant dans le secret.

Il est probable, d’ailleurs, que le gardien de Roland avait reçude nouveaux ordres, car non seulement il n’entra plus jamais dansle cachot, mais encore il n’adressa plus la parole à son prisonnierà travers le guichet qui lui servait à lui passer la nourriture.Sans cesse en mouvement, dans son cachot, l’infortuné gardait unesouplesse et une vigueur qui ne firent que s’accroître. Unphénomène en engendre un autre : les sens de Roland, quieussent dû s’atrophier, s’exaspérèrent au contraire ; sa vuedevint si aiguë qu’il distinguait les moindres objets dansl’obscurité profonde ; peu à peu, il avait fini par percevoirdes bruits du dehors, et parfois le chant des barcarols arrivaitjusqu’à lui, atténué, comme un écho de choses mortes.

Il put délimiter avec assez d’exactitude la position de soncachot.

Un jour, comme il tournait de ce pas souple qu’ont les fauvesdans leurs cages, son pied heurta des débris de grès dans un coin.Il se rappela alors que, dans un de ses accès de fureur, il avaitbrisé la cruche. Le geôlier avait remplacé la cruche et avaitlaissé sur place les débris de l’ancienne.

Le débris auquel s’était heurté Roland le blessa au pied. Ilalla s’asseoir sur son lit et étancha le sang avec un pan de sacouverture. Comme il était occupé ainsi, le son lointain d’un chantle frappa soudain. Il se mit à écouter avec cette sorte d’extaseravie où il se plongeait toutes les fois qu’un bruit du dehorsvenait jusqu’à lui.

« Oh ! sortir !… sortir de cetenfer !… »

Ces paroles, bégayées cent fois, faisaient bondir son cœur etbouillonner sa pensée.

Pour la première fois, l’idée de l’évasion se présenta à sonesprit !…

S’évader !… Mais comment ?

Il était à trente pieds sous terre ; les murailles étaientformidables d’épaisseur ; la porte était en chêne toute bardéede fer ; derrière cette porte veillaient nuit et jour desgeôliers.

Et soudain, il se rua vers les débris de cruche, les rassemblaet les porta un à un sur son lit ; puis, sanglotant, il tombasur ces morceaux de grès qu’il couvrit de son corps comme le plusprécieux des trésors !

Car ces morceaux de grès, les uns aigus comme des poignards, lesautres tranchants comme des couteaux, c’étaient les instruments dela délivrance entrevue !…

*

* *

Pendant trois mois, Roland chercha la voie qu’il pourraitsuivre, combina des plans ; peu à peu, il était arrivé àdéterminer exactement la place de sa cellule dans la prison.

Le plan auquel il finit par s’arrêter était simple eténorme : la muraille du côté du canal était assez épaisse pourcontenir un puits ou mine intérieure.

Roland entreprit de creuser cette mine qui devait se diriger enmontant et en obliquant vers la droite. Une fois qu’il seraitarrivé au-dessus du niveau de l’eau, il n’aurait plus qu’à faire untrou et se laisser tomber dans le canal. Il avait calculé qu’ildevait ainsi aboutir sous le Pont des Soupirs.

Ce fut le 12 décembre de l’an 1510 que Roland commença àattaquer la pierre dans l’angle nord de son cachot, c’est-à-direplus de dix-huit mois après son arrestation.

Son seul instrument de travail était un morceau de la cruchecassée. Son procédé était d’une lenteur décourageante. Il grattaitle ciment tout autour de la pierre et le recueillait miette àmiette, puis le répandait sur le sol du cachot.

Il lui fallut quatre mois d’un travail de tous les instants pourdégager cette première pierre. Que de fois, pendant ce labeuracharné, lui arriva-t-il de s’arrêter, pris de désespoir. Puis,brusquement, par un de ces ressauts inexplicables de la pensée,l’espoir lui revenait et il se reprenait à travailler.

Lorsque enfin, de ses doigts ensanglantés, il put arracher lebloc de son alvéole, il demeura haletant, éperdu, pendant le restede la journée.

Alors il poussa la pierre sous son lit et attaqua lasuivante.

Le travail devenait plus facile.

La deuxième pierre arrachée, Roland se trouva en présence d’unecouche de terre tassée, mêlée à des cailloutis et à du mortier.

Il commença alors à creuser en montant selon une ligne obliquequi, selon ses calculs, devait d’abord aboutir au lit du canal,puis à la surface de l’eau.

Bientôt il put se tenir debout dans sa mine, qu’il commençaalors à diriger suivant la ligne oblique prévue. Au fur et à mesurequ’il laissait tomber un amas de terre en creusant au-dessus de satête, il lui fallait sortir du boyau formé par la place vide desdeux blocs qu’il avait arrachés. Il enlevait alors les débris etles répandait, les émiettait en poussière sur le sol de son cachotdont le niveau se trouva peu à peu surélevé.

Dès qu’il entendait le moindre bruit derrière la porte, Rolandsimulait par des cris et des bonds désordonnés la folie furieuse.Il savait le moment exact où on lui glissait sa nourriture, etlorsque le geôlier entrouvrait le guichet, il percevait toujours lafigure contractée et les yeux brillants de son prisonnier.

Au bout de trois ans, Roland était pour ainsi dire oublié. Onentendait bien parfois ses hurlements ou ses lamentations, mais onn’y faisait plus attention.

Un jour, en déblayant au-dessus de lui, son silex rencontra uncorps dur qui n’était ni de la terre tassée, ni du mortier… Il crutd’abord qu’il se heurtait à quelque grosse pierre, comme il enavait déjà rencontré quelques-unes, et continua à gratter. Plus ildéblayait, plus la pierre semblait s’élargir… Après plusieursheures, l’affreuse vérité lui apparut enfin très nettement :cette pierre, c’était une large dalle, et à côté de cette dalle, ily en avait d’autres. Le malheureux eut un soupir d’indicibledésespoir : son boyau avait abouti au-dessous d’un autrecachot !

Pendant deux jours, Roland demeura en face de cette idée que letravail gigantesque accompli avec la patience d’un termite quientreprendrait de percer le globe, serait inutile, que tout était àrecommencer, que des années et des années encore, il lui faudraitcreuser, incruster ses ongles dans la pierre, creuser, jusqu’à ceque ses mains lui refusassent tout service.

Puis, brusquement, l’irrésistible besoin lui vint de soulevercette dalle, d’entrer dans ce nouveau cachot, de voir une autretombe !… Et puis, qui savait ?… Peut-être, de là,trouverait-il un chemin plus sûr vers la liberté, – vers lavie !

Il courut au boyau, se hissa jusqu’au sommet et se mit àdesceller la dalle. De temps à autre, il s’arrêtait, arc-boutaitses épaules et essayait de la soulever.

À la douzième tentative, la dalle se souleva. Roland passa satête, et, du premier coup, ses yeux tombèrent sur un regard d’hommequi, effaré, se fixait sur lui ! Roland serrait dans ses dentsun long silex pointu qu’il avait peu à peu taillé en forme depoignard. D’une épaule, il continua à soulever la dalle, et de lamain droite il saisit son silex, résolu à tuer ou à êtretué !…

D’un mouvement rapide, il se dégagea, et laissant retomber ladalle, se dressa en face de l’homme qui, hébété de stupéfaction,cloué sur place, le regardait sans un mot, sans un geste.

« Qui êtes-vous ? gronda Roland d’une voix rauque.

– Un prisonnier… »

Le visage de Roland s’adoucit aussitôt. Il regarda alors aveccuriosité cet être humain qui était un prisonnier comme lui,peut-être un martyr comme lui. Et il observa qu’il était, luiaussi, à peine vêtu de loques.

« Depuis quand êtes-vous ici ? reprit-il.

– Je ne sais pas… je ne sais plus ! » dit l’hommed’une voix sombre, douce et rauque.

Roland tendit sa main d’un mouvement de sympathie et presque dejoie.

L’homme se recula, effarouché.

« Savez-vous qui je suis ? fit-il d’une voix sauvage.Il paraît que je suis un grand criminel qui fait horreur àl’humanité. J’ai volé, j’ai tué, j’ai commis bien des forfaits.Quand j’habitais la terre, tout le monde avait horreur de, moi. Onme redoutait, on me fuyait. Ici, les geôliers eux-mêmes meconsidèrent comme un tigre. Vous, vous avez peut-être quelqu’un quipleure. Moi, je n’ai ni père, ni mère, ni frère, aucune famille,pas d’amis, – rien, rien au monde. Et la main que voici est encorerouge de mon dernier forfait. Touchez-la, si vousosez ! »

Violemment, d’un geste farouche, le prisonnier tendit alors samain tremblante. Roland la saisit et la serra convulsivement.

« Comme ça, reprit celui-ci timidement, vous n’avez pashorreur de moi ?…

– Non ! dit Roland.

– Cependant, il paraît que je suis un fameux scélérat…

– Vous êtes un pauvre prisonnier comme moi. Je vousconsolerai. Vous, par votre seule présence, vous meconsolerez. »

Le prisonnier s’affaissa sur lui-même, enfouit sa tête dans sesdeux mains et se prit à sangloter. Roland le considérait avec unesorte d’envie qui était quelque chose d’atroce.

« Allons, allons, reprit-il, prenez courage… Je suis bienvenu à bout de creuser un souterrain à moi tout seul. À deux noustravaillerons mieux, et nous sortirons de cet enfer.

– Que dites-vous ? s’écria l’homme en palpitant.

– Je dis que si vous voulez m’aider, nous pouvons tous lesdeux conquérir la liberté.

– Comment cela ? »

Roland alla soulever la dalle qu’il avait laissé tomber.

« Voilà ce que j’ai fait ; regardez ! »

L’homme jeta un coup d’œil dans le sombre boyau, puis releva surRoland un regard d’admiration.

« Comment avez-vous fait ?

– Avec les morceaux d’une cruche brisée, j’ai descellé deuxblocs ; avec les cailloux que j’ai trouvés dans le mortier,j’ai gratté, creusé cette galerie. »

L’homme l’écoutait avec un inexprimable ravissement.

« Je me suis trompé, reprit Roland ; il n’y a qu’àrecommencer.

– Recommencer ! Pour aboutir où ?

– Au canal !

– Impossible !…

– Impossible ! gronda Roland. Pourquoi donc ?

– Écoutez, dit le prisonnier. Je ne suis ici que depuis peude jours.

– Et où étiez-vous avant ?

– J’étais sous les plombs. Or, la lucarne de mon cachotdonnait sur le canal. À force de travail, j’avais fini par écarterdeux barreaux, en sorte que je pouvais passer ma tête, je voyais leCanal…

– Eh bien ?

– Eh bien ! moi aussi, j’avais eu un moment l’idée dem’évader en me laissant tomber dans le canal au risque de me briserla tête ou de me rompre les os. Mais j’ai dû y renoncer…

– Pourquoi ? Pourquoi ?

– Parce que le canal est gardé !… En plein jour lasurveillance est inutile : mais vous n’auriez pas plus tôtcreusé un trou et perforé le mur que les gardes du palais s’enapercevraient, et que vous tomberiez sous les balles desarquebuses…

– Mais la nuit ! rugit Roland.

– La nuit, trois gondoles pleines d’hommes d’armes sepromènent continuellement en rasant les murs de la prison !Croyez-moi, quand on entre ici, on n’en sort plusjamais… »

Roland n’écoutait plus. Il était atterré. Il se voyait condamnéà jamais. L’impossibilité de la fuite ne lui laissait plusd’espoir, et ce fut à cette minute solennelle qu’il adopta l’idéedu suicide… l’évasion dans la mort !

Cependant le prisonnier reprenait d’une voixassombrie :

« D’ailleurs, en admettant que vous arriviez à vous sauver,vous, moi, je ne le pourrais pas !

– Pourquoi ?

– Parce que je vais être probablement condamné à mort… Maisla mort est encore préférable à l’éternelle réclusion… En cemoment, les juges délibèrent sur mon sort, et demain, tout àl’heure peut-être, on viendra me dire que le bourreaum’attend !

– Le bourreau ! s’exclama sourdement Roland.

– Oui ! le bourreau !… Il y a quinze jours, dansun accès de colère, j’ai frappé un geôlier. Il n’en est pas mort.Mais on a établi que j’avais voulu l’assassiner. Alors, on m’atransféré dans ce cachot en me disant que c’était celui descondamnés à mort !… »

Maintenant, l’homme s’était accroupi dans un coin de la cellule,et, la tête dans les deux mains, réfléchissait sans doute à cettemort si proche de lui.

Roland le contemplait.

« Courage ! dit-il. Peut-être vous laissera-t-on lavie.

– Non, non !… Cette fois, on metuera !

– Vous dites : cette fois ?

– Oui… on m’a fait grâce de la vie lorsque je fus arrêté…Pourtant, j’étais condamné à mort, et ma tête était mise àprix… »

Malgré lui, Roland s’intéressait au récit du prisonnier.

« Vous dites qu’on vous fit grâce ? reprit-il.

– Oui… j’avais rendu un grand service, paraît-il, auConseil des Dix… Un service !… oh ! quand j’y songe, jeme suis dit bien souvent que ce service-là, c’est le plus grandcrime de ma vie… Parce que, grâce à ce service, grâce à ce crime,une famille d’innocents fut frappée !

– Continuez ! dit Roland d’une voix concentrée.

– Sachez donc qu’il y avait alors une famille si heureuseque Venise en était comme éblouie. Le père, c’était ledoge… »

Roland tressaillit violemment.

« Le doge et la dogaresse avaient un fils jeune, beau,fort, aimé, admiré. Et ce jeune homme aimait jusqu’à l’adorationune noble et pure enfant qui, de son côté, le considérait comme undieu… Mais qu’avez-vous ?… Vous gémissez !…

– Continue ! fit Roland d’une voix rauque.

– Silence ! » s’exclama sourdement le prisonnier,qui se dressa et prêta l’oreille.

Roland fit un violent effort pour dominer les sentiments qui sedéchaînaient en lui. Il écouta… On venait…

« Vite ! » dit le prisonnier qui, d’un bond,courut à la dalle et la souleva.

Roland s’enfonça dans le boyau en disant avec un singulieraccent de menace :

« Je reviendrai ! »

À ce moment, la porte s’ouvrit.

Le prisonnier avait jeté sa couverture sur la dalle et s’étaitassis sur la couverture.

Une dizaine d’hommes entrèrent dans le cachot. L’un avait l’aird’un scribe ou héraut du tribunal et tenait à la main un papier.Derrière lui venait un hercule vêtu de rouge, qui portait sur sonbras une étoffe noire. Les autres étaient des geôliers armés.

« Debout, et écoutez l’arrêt du suprême Conseil », ditle scribe.

Le prisonnier se leva. Le scribe se mit à lire rapidement sonpapier, en bredouillant et le prisonnier comprit qu’il étaitcondamné à avoir la tête tranchée par le bourreau.

« Bon ! dit-il d’une voix sauvage. Et quand serai-jeexécuté ?

– Demain matin !… Bourreau, commence tonoffice ! »

L’homme vêtu de rouge s’avança vers le condamné et lui jeta surla tête l’étoffe noire qu’il portait sur le bras. C’était le sacdont on revêtait les condamnés à mort – la dernière toilette !Sous ce sac, qui descendait jusqu’aux genoux, les mains du condamnéétaient libres et l’étoffe assez mince pour qu’il pût se guider. Onne ligotait le condamné qu’au pied de l’échafaud en lui retirant lesac.

Les lèvres du prisonnier laissèrent tomber ce seul mot :« Mourir ! »

Le son de sa voix l’effara, l’épouvanta comme quelque chosed’inconnu et de terrible. L’instinct vital en révolte faisaitcourir sur sa chair les rapides frissons de l’horreur. Il grinçades dents et un atroce sanglot râla dans sa poitrine.

Le condamné s’était lentement avancé vers la porte qui venait dese refermer et tendait ses bras dans un geste de vaguesupplication.

Une main se posa sur son épaule.

Il eut une secousse violente et se retourna, hagard.

À travers l’étole du sac, il reconnut alors le prisonnier quilui était apparu, sortant de dessous terre comme du fond d’unetombe.

Il retira le sac noir que le bourreau avait jeté sur lui et lejeta dans un coin.

« Vous voyez, dit-il avec un lamentable sourire, je vaismourir demain matin !

– Tu avais commencé à me conter une histoire, dit Rolandsans répondre.

– C’est vrai ! c’est vrai !…

– Le père, n’est-ce pas, eut les yeux crevés ! Lamère, n’est-ce pas, mourut de douleur ! Le fils fut jeté dansles puits ! La fiancée !… Ah !… Et la fiancée…dis ! parle !… que devint la fiancée ?…

– Oh ! bégaya l’homme épouvanté, on dirait que voussavez déjà cette lamentable histoire !… Quiêtes-vous ?…

– Tu le sauras !… Mais parle, réponds, qui es-tutoi-même ?…

– Je suis le bandit Scalabrino ! dit l’homme.

– Scalabrino ? fit Roland en fouillant dans sessouvenirs. Scalabrino ?… Et puis, qu’importe aprèstout !… Voyons, dis-moi la vérité ! Que t’avait fait, àtoi, le doge Candiano, pour que tu aides les Dix à lefrapper ? Que t’avait fait Silvia ? Que t’avait faitLéonore ?… Et, misérable, que t’avais-je fait ?Parle ! »

Au fur et à mesure qu’il parlait, le condamné le regardait avecstupéfaction d’abord, puis avec épouvante, puis avec désespoir.

« Oh ! je vous reconnais, maintenant ! Vous êtesmon seigneur Roland !… »

Pendant quelques minutes, les plaintes du bandit prosternéemplirent le cachot.

« Relève-toi, dit doucement Roland.

– Oh ! monseigneur ! gémit le condamné, j’entendsà votre voix que vous me pardonnez encore !… Pourquoiêtes-vous si bon !… Pourquoi ne m’avez-vous pas tué sur lequai de l’île d’Olivolo, lorsque vous me teniez sous votrepoignard !… »

Brusquement, la scène évoquée par Scalabrino passa sous les yeuxde Roland. Il reconnut le colosse qu’il avait renversé, à qui ilavait fait grâce.

« Voyons, dit-il, raconte-moi tout, et surtout, ne menspas !

– Monseigneur, dit Scalabrino tristement, au moment demourir, on ne ment point. D’ailleurs, je m’étais repenti, je vousle jure ! Mon repentir était sincère. Il datait du moment oùvous m’avez dit : « Tu n’as pas eu peur, je te faisgrâce ! » Dès ce moment, voyez-vous, j’eusse voulu mourirpour vous… Rappelez-vous ! J’ai voulu vous parler… mais vous,vous avez refusé de m’entendre !

– C’est vrai, je me souviens. Et que m’aurais-tudit ?

– Je vous aurais dit, monseigneur, que cette femme… celleque vous avez délivrée…

– La courtisane ?

– Oui, c’est cela. Eh bien, elle nous avait apostés là pournous emparer de vous. Mais nous ne devions pas vous faire de mal…Cette femme voulut sans doute voir comment ses ordres seraientexécutés. Elle vint ! Mes hommes la virent. Les bijoux lestentèrent. Ils l’attaquèrent ; elle cria ! vous savez lereste… Mais ce que vous ne savez pas, monseigneur, c’est ce qui sepassa après votre départ… Le lendemain ce devait être le jour devos fiançailles… Eh bien, cette nuit-là, donc, lorsque vous fûtesparti avec la courtisane, je fus abordé par un homme qui medit : « Tu es Scalabrino ; tu es condamné ; tatête est à prix : veux-tu avoir grâce pleine et entière ?Veux-tu, par-dessus le marché, gagner beaucoup d’or ? Toutcela ne tient qu’à toi. » – « Que faut-ilfaire ? » demandai-je – « Demain soir, venir placeSaint-Marc avec le plus de monde que tu pourras, et crier àtue-tête : Vive Roland Candiano ! » –« Parbleu ! dis-je, s’il ne faut que crier Vive RolandCandiano, mon compte est bon. Je le crierai de bon cœur, même si onne me paie pas… » – « Tout va bien ! » ditalors l’homme.

– Quel était cet homme ? demanda Roland.

– Je ne l’ai jamais su, monseigneur !

– Continue…

– L’homme me paya, poursuivit Scalabrino. Mais quand ilm’eut payé, il ajouta : « Il sera bon que vous soyezarmés d’arquebuses. Si vos cris attirent les hommes d’armes etqu’ils veuillent vous empêcher d’acclamer Roland Candiano, quelquesbonnes arquebuses seront les bienvenues… » Ce fut là mon vraicrime, monseigneur. Car ce fut grâce à mes cris que la batailles’engagea entre le peuple et les hommes d’armes. Le peuple futvaincu. Et le lendemain nous apprenions votre arrestation… Mais cen’est pas tout !… Le soir de la bataille, dit Scalabrino, lemême homme qui m’avait parlé dans l’île d’Olivolo se dressa tout àcoup près de moi, me montra une femme et me dit : Enlève cettefemme, et tue-la !… J’enlevai la femme, monseigneur… mais jene la tuai pas ! Pourquoi ? Par quel miracle ? Je nesais !… Mais je ne la tuai point ! Et je pleurai de joie,je pleurai de bonheur lorsque cette femme m’eut dit qui elleétait !…

– Qui était-ce ? fit Roland, livide.

– C’était votre mère, monseigneur, qui s’était jetée sur laplace Saint-Marc pour appeler le peuple à votredélivrance ! »

Un râle déchira la gorge de Roland Pendant une demi-heure, il sedébattit contre cette douleur nouvelle. Puis, par degrés, unsentiment plus acerbe envahit son âme… C’étaient les premièresatteintes de la haine.

« Tu disais donc, reprit-il enfin, que ma mère voulut medélivrer ?

– Oui. Mais autant eût valu essayer de renverser lacathédrale d’un coup d’épaule. Le peuple fut dispersé. Votre mèrese réveilla chez moi. Elle me demanda si je voulais l’aider à voussauver, et moi je lui répondis que je me donnais à elle corps etâme… »

Roland tendit sa main au condamné.

« Tu es un homme ! » dit-il.

Scalabrino le regarda avec étonnement.

« Je sortis pour exécuter les premiers ordres de votremère. Au détour d’une petite rue, je fus assailli par une vingtainede sbires. Renversé, lié, réduit à l’impuissance, je fus jeté sousles plombs. Puis on m’apprit que j’avais la vie sauve à cause de ceque j’avais fait le soir de vos fiançailles. Puis je n’entendisplus parler de rien. Et voilà, monseigneur !… »

Un silence poignant suivit ces paroles.

Dans l’esprit de Roland se levait aussi l’aurore blafarde d’undernier effort vital. Il était résolu à mourir, à se tuer. Puisqueson travail était inutile, puisque l’évasion était impossible,puisqu’il était à jamais séparé de Léonore, de son père de sa mère,de tout ce qu’il aimait, à quoi bon vivre ?…

Sa résolution prise, activement, il chercha le moyen demourir…

À ce moment, Scalabrino dit avec un frissond’épouvante :

« Bientôt… le bourreau va venir !… »

Roland fut agité d’un profond tressaillement. Et l’idée, lafunèbre idée, l’idée tragique qui s’était levée sur ses espérances,prit corps, se dessina, se formula !

Il se pencha vers Scalabrino, et, souriant, il dit :

« Rassure-toi… Tu ne mourras pas ! »

Scalabrino leva vers celui qui parlait ainsi un regard destupéfaction sans bornes.

« Je ne mourrai point ? balbutia-t-il.

– Non, dit Roland. Lève-toi, et suis-moi… »

Scalabrino obéit et suivit Roland, en vacillant sur sesjambes.

Roland alla à la dalle qui recouvrait sa galerie, et la soulevaen disant :

« À toi cette mine ; à moi le voile noir dubourreau. »

Scalabrino recula en joignant les mains et en secouant latête.

Roland se méprit au sens de ce mouvement :

« Il se passera peut-être plusieurs années avant qu’onaperçoive cette galerie ; quant à mon cachot, on n’y entrejamais. En tout cas, le jour où on s’apercevra que c’est moi qu’ona exécuté à ta place, on te fera sûrement grâce de la vie.

– Monseigneur, la vie à ce prix ! Tenez, monseigneur,je viens d’avoir une heure d’épouvante. Une autre heure pareille merendrait fou. Mais j’aimerais mieux souffrir ainsi autant de moisqu’il y a eu de minutes dans le moment terrible qui vient des’écouler, plutôt que de consentir une telle abomination !

– Et moi, gronda Roland, je te dis que je veux mourir… Tuas dit jadis à ma mère que tu te donnais à elle corps et âme !Ce que tu as offert à la mère, le refuses-tu au fils ?

– Monseigneur ! s’écria le bandit en se tordant lesmains, si j’ai parlé ainsi à votre mère, ce fut par amour pourvous !

– Mais tu ne vois donc pas, tu ne comprends donc pas que lamort me délivre, et que si tu me refuses le suprême service que jete demande, je vais être obligé de souffrir encore à la recherched’un suicide possible ! »

Le bandit eut un cri de douleur. Dans ce cerveau inculte, lavérité descendit pour un instant.

« Oh ! murmura-t-il éperdu, cela estatroce !…

– Obéis, par l’enfer !… Va !… vadonc ! »

Il le poussait violemment vers la galerie béante.

Livide, sans forces, Scalabrino s’enfonçait dans le trou. Unedernière fois ses mains se tendirent vers Roland dans un geste desupplication affolée, puis il disparut… Roland laissa retomber ladalle ! Puis, quand il fut bien certain que Scalabrino avaitcompris, qu’il n’essaierait pas de revenir, il alla ramasser le sacd’étoffe noire, s’en couvrit, et attendit…

À ce moment, un grondement sourd roula dans le lointain.

Roland ne l’entendit pas.

Il était tout à sa pensée d’agonie. L’image de son père et cellede sa mère passèrent un instant devant ses yeux. Il essaya aussi dedéchiffrer l’effrayant mystère de son martyre et de mettre un nomsur les visages des inconnus qui l’avaient plongé dans cet abîme dedouleurs. Mais bientôt, toute cette intime méditation se résumadans un seul nom qu’il prononça avec passion :

« Léonore !… »

Le sourd grondement se fit entendre à nouveau, suivi d’un fracasqui secoua l’énorme prison jusque dans ses assises.

Cette fois, Roland entendit et comprit… Cette voix, C’était lavoix du tonnerre… Au-dehors se déchaînait sans doute quelqu’un deces effroyables orages, comme il s’en forme parfois dans le ciel deVenise et qui ont toute la violence des cyclones.

Tout à coup Roland se leva d’un bond, et le cou tendu, les yeuxhagards, se rapprocha de la porte. Derrière cette porte, un bruitde ferrures, un bruit de pas… puis elle s’ouvrit… À travers sonvoile, Roland, comme dans un rêve noir, entrevit des geôliersarmés, des soldats… un homme rouge… le bourreau !…

« Es-tu prêt ? dit une voix.

– Je le suis ! » dit Roland, dont la voix futcouverte par un grondement furieux des éléments déchaînés.

Les gardes l’entourèrent. Près de lui, un prêtre murmurait desparoles confuses. Devant lui marchait l’homme rouge.

Roland avait franchi le seuil du cachot. Au bout de quelquespas, il se trouva au pied d’un escalier que toute l’escortecommença à monter, tandis que le prodigieux mugissement de latempête s’accentuait encore.

À ce moment, dans l’angle du cachot d’où le dernier geôliervenait de sortir, la dalle se souleva. Une tête blafardeapparut.

Et Scalabrino, muet d’horreur, les cheveux hérissés, fixa sesyeux mornes sur cette porte que Roland venait de franchir pouraller à l’échafaud.

Et cette porte !…

Ah ! quel rugissement monta aux lèvres du spectre qui sedressait au-dessus de la dalle ! De quel flamboiement ses yeuxs’emplirent soudain !… Cette porte !…

Cette porte… on avait dédaigné de la refermer, puisque lecondamné n’y était plus ! Cette porte, elle était restéentrouverte !…

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