Le Pont des soupirs

Chapitre 26LA PETITE MAISON DE MESTRE

L’inconnu qui avait jeté un adieu menaçant à Roland lorsquecelui-ci quitta le jardin d’Olivolo, s’était rapidement éloignédans la direction du port. Il alla frapper à une porte basse qui,après quelques pourparlers, finit par s’ouvrir. L’homme entra alorsdans un cabaret borgne. Il alla droit à un vieux barcarol quiparaissait somnoler, et le toucha à l’épaule.

« Sandrigo ! » murmura le marin.

Les deux hommes sortirent.

« Et maintenant ? demanda le vieux barcarol.

– Il faut me faire traverser les lagunes à toutevitesse.

– Bon ! La barque est parée. »

Dix minutes plus tard, Sandrigo était installé à bord d’unegrande barque qui, sous la double poussée de ses rameurs et de savoile, se mettait à filer rapidement.

Au moment où, dans le jardin d’Olivolo, les sbires avaientmarché sur la maison, Sandrigo s’était placé près d’Altieri et deDandolo. Il tenait son poignard à la main, et si Roland fût apparuà ce moment, il eût frappé.

La porte s’ouvrit. Ce ne fut pas Roland qui se montra, ce futLéonore. La stupéfaction du bandit fut grande.

Au cri sourd que poussèrent Altieri et Dandolo, il comprit quedes choses extraordinaires allaient se passer. Il se reculapromptement, se dissimula dans un massif d’arbustes et attendit. Ilentendit Léonore jeter aux sbires cet ordre hautain dont le chef depolice avait demandé la confirmation au Grand Inquisiteur, etlorsqu’il vit les policiers battre en retraite, il eut un geste derage.

« Il n’est plus là ! gronda-t-il. Au diable soit lafemme ! »

Mais il ne s’en alla pas. Au contraire, il se rapprochadoucement de la fenêtre demeurée entrouverte et assista, invisible,à l’étrange scène qui se passa entre Léonore, Dandolo etAltieri.

Or, à mesure que Léonore parlait, les idées du bandit semodifiaient.

« L’homme est toujours là ! » pensa-t-il.

Et il résolut de l’attendre, de sauter sur lui au moment où ilsortirait, et de le poignarder.

Puis, cette résolution elle-même se modifia.

Lorsqu’il surprit le secret de la conspiration d’Altieri contrele doge, le secret lamentable de la haine qui divisait maintenantLéonore et son père, il se dit que Roland vivant pourrait lui êtreutile, et qu’il le tuerait seulement après avoir assuré la fortunequ’il entrevoyait maintenant.

La barque sortit de Venise, traversa la lagune, et Sandrigosauta à terre au moment où le soleil se levait.

« Tu m’attendras ici », dit-il au vieux marin.

Il prit aussitôt le chemin de Mestre, et marcha sans hésitationà cette maison isolée où il avait surpris la présence de Juana.

Au bout d’un quart d’heure, il savait que les hôtes de la maisonétaient toujours là. Ces hôtes c’étaient, outre Juana :

Le vieux Candiano – le père de Roland.

Bianca – la fille d’Imperia.

Une fois assurée de ce fait, Sandrigo alla s’installer dans unemauvaise auberge, mangea de bon appétit. Puis il s’enquit auprès dupatron d’une voiture, d’une carriole quelconque.

– J’ai ma carriole, dit l’aubergiste, avec un mulet quivaut le meilleur cheval.

– Cela fera mon affaire, si vous voulez me les louer.

– Oui, mais je n’ai personne pour vous conduire.

– En ce cas, j’achète le tout ! » ditSandrigo.

Le marché fut débattu et conclu.

La journée se passa. La nuit vint. Sandrigo attela lui-même lemulet à sa carriole, sauta sur le siège, et, devant l’aubergiste,il prit ostensiblement la route de Trévise.

Au bout de cinq cents pas, il fit demi-tour, revint au pas, etvint s’arrêter à cent pas de la maison où Juana vivait.

Le moment est donc venu de jeter un coup d’œil sur cet intérieurde calme et de pureté où rayonne la sublime et lumineuse figure decette humble jeune fille du peuple : Juana. Elle entourait levieux Candiano d’une tendresse charmante ; maintenant, le fousouriait lorsqu’il entendait sa voix, et parfois, déjà des lueursde raison fulguraient dans les ténèbres de son intelligence.D’instinct, Juana lui parlait le plus souvent de Venise et deRoland ; et peu à peu, le nom de son fils répété finissait paréveiller dans l’esprit de l’aveugle des souvenirs qui se levaientlentement.

Le soir où Sandrigo s’arrêtait non loin de la maison, Juana etBianca avaient vaqué à leurs occupations coutumières. Elles avaientdesservi la table, lavé et rangé la vaisselle, balayé leurintérieur en bavardant.

Puis Juana avait conduit l’aveugle dans la chambre qu’iloccupait, lui avait souhaité une bonne nuit, l’avait finalementembrassé et était revenue auprès de Bianca. La porte et les voletsdes fenêtres solidement fermés, les deux jeunes femmes, assises àune table, dans la lumière d’un flambeau, s’occupèrent deraccommodages.

L’heure vint enfin où Bianca se retira aussi dans sachambre.

Juana demeura seule.

Tout à coup on heurta la porte au-dehors.

Juana se dressa toute droite et écouta.

Elle n’avait pas peur pour elle. Habituée au danger elle neredoutait pas une attaque et elle se sentait de force à sedéfendre. Mais les instructions qu’elle avait reçues de Roland etqu’elle avait juré d’observer étaient formelles : N’ouvrir àpersonne.

On frappa encore, mais sans rudesse, avec une sorte detimidité.

Et, à voix basse, celui qui heurtait appela :

« Juana !… »

À cette voix, à son nom ainsi prononcé, la jeune femmetressaillit et pâlit.

« Lui ! murmura-t-elle avec agitation. Luiici !…

– Juana ! répéta la voix, je sais que tu es là !Je suis poursuivi, traqué… tu me laisseras doncprendre !… »

Juana jeta un regard d’angoisse sur la porte par où Bianca et levieux Candiano avaient disparu ; elle ferma cette porte à clefet mit la clef dans son corsage.

« Par pitié, sinon pour un autre sentiment, supplia lavoix, cache-moi quelques minutes, Juana !… Hélas ! dansun instant il sera trop tard !… »

Juana alla à la porte, et, tremblante, demanda :

« Est-ce toi, Sandrigo ? »

– Oui, oui, c’est moi ! Ne reconnais-tu donc plus mavoix !… »

Juana ouvrit…

« Par tous les diables d’enfer, ricana Sandrigo en entrant,j’ai cru que tu me laisserais sécher à ta porte comme un vieux cepde vigne qui ne donne plus de raisin ! »

Juana étouffa un cri de terreur. Ce ton imprévu, l’alluresinistre de Sandrigo, le rapide regard investigateur qu’il jetaautour de lui, tout prouvait à la jeune femme que le bandit venaitavec des intentions malfaisantes.

« Tu as menti ! dit-elle. Tu n’es paspoursuivi !

– C’est vrai, Juana ! dit-il en riant.

– Que veux-tu !

– Ce que je veux ! Te voir ! Il me semble quejadis, je ne te faisais pas peur ! »

Sandrigo se rapprocha d’elle et, d’une voix ardentemurmura :

« As-tu donc oublié, Juana, que je t’ai aimée… que tum’aimais, toi aussi, et que tu m’aimes encore, je le sens, je levois. »

Juana, peu à peu, reprenait toute sa présence d’esprit.

« Oui, Sandrigo, je t’ai aimé. Autrefois, dans mes rêves dejeune fille, je me voyais ta femme, je te conservais ma foi, et jesongeais à toi comme l’homme près de qui je serais heureuse devivre… Mais ce rêve n’était qu’un rêve, Sandrigo !… Unévénement s’est accompli qui nous sépare à jamais…

– Je comprends ! Tu en aimes unautre ! »

Elle secoua la tête :

« Sandrigo, murmura-t-elle, je ne suis plus digne de toi…Va-t-en… ne songe plus à moi !

– Quelle est cette chanson ! ricana le bandit. Il estvrai que je t’ai toujours connu des idées étranges. Je ne tecomprends pas. Je reviens décidé à t’épouser, à t’offrir cette vieà deux que tu rêvais…

– Impossible ! Impossible ! » dit-elle entordant ses mains.

Sandrigo s’assit tranquillement.

« Or çà, dit-il, puisque tu ne veux pas entendre parlerd’amour, parlons d’autre chose. Comment se fait-il que je teretrouve ici après t’avoir vainement cherchée à Venise ? Tuétais pauvre ; je te vois dans une maison bien installée. Enquelle qualité ?… »

Juana se taisait, palpitante.

« Oh ! je comprends, s’écria tout à coup le bandit,voilà donc pourquoi tu n’es plus digne de moi !… Tu es icichez ton amant ! »

Juana eut un douloureux tressaillement. Elle commença un gestede protestation violente. Elle voulut crier :

« Non, Sandrigo, je n’ai pas d’amant, et je n’aime quetoi ! »

Mais les paroles ne jaillirent pas de ses lèvres.

La singulière attitude de Sandrigo, son sourire, l’étrangeregard qu’il lui jetait lui furent une soudaine révélation. Elleeut conscience que les êtres commis à sa garde couraient un morteldanger.

« Ose donc dire que ce n’est pas vrai ! » ricanale bandit.

Et Juana répondit avec un accent de morne désespoir :

« Eh bien, oui, c’est vrai ! J’ai un amant. Je suisici chez lui. Il est absent. Il va revenir. S’il te voit ici, jesuis perdue, et toi aussi. »

*

* *

Un soir d’hiver, dans le pauvre logis du port de Venise, commeJuana raccommodait quelques hardes de Scalabrino et que celui-cis’occupait à nettoyer un pistolet, on heurta d’une certaine façon àla porte.

« C’est un ami », dit Scalabrino.

Il ouvrit. Un jeune homme d’une belle prestance, d’une mâlebeauté entra.

« Sandrigo ! s’exclama Scalabrino. Que sepasse-t-il ?

– Pas grand-chose, sinon que j’ai été serré d’un peuprès.

– Entre, frère. Juana, vois si tu peux donner à manger àSandrigo. »

Juana s’empressa. Sandrigo but, mangea, se roula dans unecouverture, et fatigué, s’endormit bientôt. Lorsque la petite Juanase retira dans le taudis qu’elle habitait sur le même palier, ellejeta un dernier regard sur Sandrigo endormi.

Cette nuit-là, pour la première fois, la jeune fille dormitmal.

Sandrigo demeura huit jours dans la maison. Il passait sessoirées à raconter ses prouesses, et Juana admira sa hardiesse etsa bravoure comme elle avait admiré sa force et sa beauté.

La veille de son départ, Sandrigo et Juana se trouvèrent seuls,Scalabrino étant sorti. Le bandit parlait comme à son habitude deses courses dans la montagne.

Il s’interrompit tout à coup pour s’écrier :

« Sais-tu que tu es jolie ?… »

Juana baissa la tête. C’était une petite sauvageonne qui nesavait rien. Elle rougit beaucoup ; puis elle pâlit lorsqueSandrigo lui prit la main et lui dit en souriant :

« Veux-tu être ma femme ? Je t’emmènerai dans lamontagne, tu vivras parmi les fleurs sauvages, parmi les myrtes etles lentisques qui sentent si bon. »

Alors elle le regarda dans les yeux et répondit :

« Je veux bien être ta femme ; car je ne connaispersonne de plus beau que toi. Allons donc trouver un prêtre quinous unira, et je te suivrai partout où tu iras… »

Sandrigo voulut serrer la jeune fille dans ses bras. Mais ellese dégagea et courut s’enfermer dans son logis.

Le lendemain, Sandrigo partit. Mais Juana avait produit sur luiune forte impression, car il revint souvent. À chacun de sesvoyages, il devenait plus pressant, plus entreprenant. Mais Juanasecouait la tête, lui échappait toujours et répétait :

« Je te suivrai, fidèle et soumise, lorsque nous seronsunis. »

Puis survinrent les événements que nous avons racontés. Sandrigodisparut après l’arrestation de Scalabrino. Peut-être finit-il paroublier Juana. Mais Juana ne l’oublia jamais !…

Tel fut le roman d’amour de la pauvre Juana.

Et lorsque, après de longues années, elle revoyait celui qu’elleaimait toujours, quel dut être son désespoir en répondant àSandrigo :

« Oui, j’ai un amant !… Et je suis ici chezlui ! »

*

* *

À ces derniers mots, Sandrigo se leva soudain. Sa figure devintmenaçante.

« Juana, gronda-t-il, tu mens. Tu n’as pas d’amant. Tu visici avec l’ancien doge de Venise Candiano et la fille de lacourtisane Imperia. »

Juana étouffa une exclamation de terreur et regarda autourd’elle cherchant une arme, décidée à tuer l’homme qu’elle aimait.Sandrigo surprit ce regard. Il haussa les épaules.

« Écoute, reprit-il, il y a deux hommes qui m’ont offensémortellement. Entre eux et moi, c’est une lutte sans pitié. Tu lesconnais. Je n’ai pas besoin de te les nommer. Maintenant, j’aibesoin, moi, de la petite Bianca, qui se trouve sous ta garde. Jene veux lui faire aucun mal. Loin de là, je veux simplement laramener à sa mère. Cela est utile à mes projets. Es-tu avec moicontre mes ennemis,… Si oui, viens : un prêtre nous unira, tuseras ma femme pour toujours. Tu vas donc venir avec moi àVenise ; tu raconteras tout ce qui s’est passé ici ; puisde là, nous irons trouver un prêtre qui nous unira. Eh bien, quedis-tu, Juana ?…

– Je dis que, moi vivante, Bianca ne sortira pasd’ici !

– Ainsi, reprit le bandit, tu es contre moi ?

– Oui !

– Tant pis, rugit Sandrigo, c’est toi qui l’aurasvoulu ! »

En parlant ainsi, il se jeta sur la jeune femme qu’il renversa.Entre eux, la lutte ne pouvait être longue. En quelques instants,Juana se trouva bâillonnée et liée. Sandrigo leva son poignard.Mais peut-être une lueur de pitié vint-elle éclairer cette scèneobscure, car le bras levé pour frapper retomba.

« Au fait, murmura-t-il, c’est inutile. Et puis, je ne suispas fâché qu’elle leur raconte. Ils verront à quel homme ils ontaffaire ! »

En renversant Juana, il avait touché la clef cachée dans lecorsage de la jeune fille. Il prit cette clef, ouvrit la porte quiconduisait à Bianca.

Il entra et se trouva dans une pièce vide. Il alla plus loin,pénétra dans une autre pièce ; c’était celle où dormait levieux Candiano.

Le bandit s’approcha doucement du lit du vieillard.

« Cela ne vaut pas un coup de poignard ! »finit-il par murmurer.

Il recula lentement, et sans bruit referma la porte.

Il s’arrêta devant une autre porte. Il l’ouvrit avec précaution,passa la tête dans l’entrebâillement et sourit.

« C’est là », murmura-t-il.

C’était là, en effet. Bianca dormait d’un sommeil paisibled’heureuse enfant. Le bandit ne put retenir une sourdeexclamation.

« Par les saints, qu’elle est belle ! »songea-t-il.

Bianca ne s’était pas réveillée.

Sandrigo toucha du bout du doigt l’épaule nue de la jeunefille.

La jeune fille se réveilla, ouvrit des yeux épouvantés, et eutun brusque recul d’horreur en même temps qu’elle s’enveloppait deses couvertures et jetait un cri terrible :

« Juana ! Juana !… »

Un sourd gémissement lui répondit.

« Rassurez-vous, signorina, dit Sandrigo ; je ne vousveux aucun mal. Écoutez-moi je vous prie, et prenez note de mesparoles, car nous n’avons pas de temps à perdre. Je vous jurequ’aucun mal d’aucune sorte ne vous sera fait. Il est d’ailleursinutile d’appeler Juana. Elle n’est plus ici. Voici ce que j’ai àvous dire. Je viens de la part de votre mère.

– Ma mère ! s’exclama Bianca.

– Oui : la signora Imperia. C’est elle qui m’envoie,et pour preuve que je vous dis la vérité, je vais vous raconter cequi vous est arrivé. Vous avez été enlevée de la maison de votremère, malgré elle, sinon malgré vous. La signora Imperia estdésespérée. Elle s’est adressée à moi pour vous retrouver. Mecroyez-vous ?

– Continuez…

– Votre mère, la signora Imperia, m’a donc supplié de memettre à votre recherche. J’ai accepté, j’ai entrepris de vousretrouver et j’ai été assez heureux pour aboutir à cette maison oùvous êtes séquestrée par votre ravisseur… Oh ! ne protestezpas, c’est inutile… Or, voici maintenant ce que je viens vous dire.Je vais me retirer dans la pièce voisine où j’attendrai dixminutes. Vous mettrez ces dix minutes à profit pour vous habilleret être prête à me suivre…

– Vous suivre ! s’écria la jeune fille qui reprenaitpeu à peu toute son énergie. Jamais ! Qui me prouve que vousvenez de chez ma mère ?

– Vous me suivrez volontairement, je l’espère, ditSandrigo. Je viens si bien de la part de la signora Imperia qu’ellem’a donné des instructions formelles et m’a enjoint d’employer laviolence, si, par impossible, vous étiez assez dénaturée pour vousrefuser à venir consoler une mère qui pleure et souffre. »

En disant ces mots, Sandrigo s’assura par un rapide regard quela chambre ne comportait ni porte et fenêtre par où la jeune fillepût s’évader. Alors, il s’inclina froidement et sortit.

Bianca, terrorisée, s’habilla en toute hâte.

Elle ne manquait pas de courage et était résolue à se défendresi cet homme avait menti. Elle glissa dans son sein un petitpoignard, et lorsque Sandrigo ouvrit la porte au bout de dixminutes, il trouva Bianca habillée complètement.

« Êtes-vous prête à me suivre ? demanda-t-il.

– Je suis prête, monsieur.

– À la bonne heure ! fit rondement le bandit.Eh ! par la Vierge Marie, faut-il tant de façons à une honnêtefille comme vous pour aller retrouver une mère en larmes !

– Marchez, je vous suis !… »

Sandrigo saisit la jeune fille par le bras et l’entraînarapidement. Il traversa la maison à grands pas, franchit le jardin,et quelques minutes plus tard, arrivait à la carriole dont il avaitattaché le mulet à un arbre du chemin.

« Montez, signorina ! » dit-il.

Bianca monta dans la carriole. D’un bond, Sandrigo prit placeprès d’elle, fouetta son mulet ; la carriole partit.

Deux heures de course rapide amenèrent Sandrigo aux lagunes. Ils’arrêta au point où il avait laissé la barque. Le vieux marin quil’avait amené était là.

« Embarque ! dit-il. Je commençais à ne plust’attendre ! »

Sandrigo sans répondre sauta à terre. Il se retourna vers Biancaet s’aperçut alors que la jeune fille s’était évanouie.

« Tant mieux ! fit-il entre les dents, cela simplifieles choses. »

Il déposa la jeune fille sous la tente de la barque et lacouvrit soigneusement d’un manteau de marin.

« Qu’allons-nous faire de cette carriole et de cemulet ?

– Je te les donne ! dit Sandrigo. Ce sera le prix deta course.

– Peste ! fit le marin, tu deviens grandseigneur ! »

Sandrigo fit un geste d’impatience.

« Dépêchons-nous », dit-il d’une voix brève.

Le marin avait appelé son mousse.

« Tu vas, dit-il, conduire cette carriole à Mestre, où tusais, chez notre… ami. Tu l’y laisseras et tu reviendras à Venisecomme tu pourras, au plus tôt. Tu diras que c’est uneprise. »

Bianca revint à elle au moment où l’embarcation touchait lequai, à l’endroit où Sandrigo s’était embarqué, c’est-à-direpresque en face de ce cabaret louche où il était entré pour trouverle vieux marin.

La jeune fille marchait, les idées en déroute. Elle vit qu’onl’entraînait dans une maison de sordide apparence, qu’on luifaisait monter un escalier gluant, qu’on la poussait dans unechambre dont elle entendit la porte se refermer à triple tour.Cette fois, Sandrigo avait jugé inutile de lui donner la moindreexplication.

La jeune fille, folle d’épouvante, se laissa tomber sur un siègeet se prit à sangloter.

Sans perdre un moment, Sandrigo se dirigea en toute hâte vers lepalais d’Imperia. Après des pourparlers avec les valets de lacourtisane, il fut enfin admis en sa présence.

« Signora, lui dit-il brusquement, votre fille vous a étéenlevée récemment.

– Comment le savez-vous ?

– Il suffit que je le sache, signora, fit Sandrigo avec unsourire. Donc, votre fille Bianca vous a été enlevée par un hommequi vous veut beaucoup de mal…

– Un homme que je tuerai ! gronda-t-elle.

– À moins qu’il ne meure de ma main… Mais nous traiteronscette question-là plus tard. Pour le moment, je viens simplementvous dire que je puis vous faire retrouver votre enfant.

– Où est-elle ? Parlez… !

– Je vous le dirai quand nous aurons convenu de certaineschoses.

– Lesquelles ? Parlez ! oh ! parlezvite !… Tout ce que vous voudrez !… Mais vous avez doncvu ma fille ! ma Bianca ! oh ! si vous avez un cœur,dites-moi seulement qu’elle n’a pas souffert, qu’elle n’est pas endanger !

– Rassurez-vous, signora, dit le bandit presque ému. Votrefille n’a nullement souffert et aucun péril ne la menace. Dans uneheure, si vous voulez, elle sera près de vous.

– Dans une heure !…

– Il suffit, madame, que nous nous entendions.

– Combien voulez-vous ?… Parlez vite !

– De l’argent ?… Ah ! madame !…

– Que voulez-vous donc ? fit la courtisaneétonnée.

– Regardez-moi bien, madame. J’ai exercé jusqu’à ce jour lanoble profession de bandit. Je m’appelle Sandrigo. On me redoute àvingt lieues autour de Venise. Je puis, si je veux, reformer unebande qui terrorisera ce pays… Mais j’ai maintenant d’autresvisées. J’ai rendu à la république d’importants services. Le moinsque l’on puisse faire, c’est de me donner un grade important dansl’armée du capitaine général. Vienne une occasion, une guerre, etje puis moi-même devenir capitaine général. Je suis brave, je suisfort, je sais l’art de la guerre. En somme, vous voyez en moi uncavalier de belle prestance, soutenu par l’ambition et capable debien des choses. Trouverez-vous à Venise ou ailleurs un mari plusdigne de la signorina Bianca ?…

– Vous ! le mari de Bianca !… »

Il y avait dans ce cri une sorte de mépris sauvage.

Sandrigo n’en parut pas humilié.

« J’aime votre fille, reprit-il simplement. Et je sens quela passion qu’elle m’a inspirée n’est pas un de ces vulgairesamours qui s’éteignent avec le temps. Je vais vous en donner unepreuve qui m’étonne moi-même. J’ai tenu Bianca en mon pouvoir. Elleétait dans mes bras, sans secours possible…

– Eh bien ? murmura la courtisane frémissante.

– Eh bien, elle est pure, madame ! Et c’est lapremière fois qu’une jeune fille sera sortie vierge des bras deSandrigo ! »

Un éclair de passion farouche jaillit de son regard.

« Réfléchissez, madame. Je vous offre la paix etl’alliance. Je dis l’alliance, car vous avez à combattre unterrible ennemi…

– Que voulez-vous dire ? balbutia la courtisane.

– Je veux parler de Roland Candiano !

– Il sera arrêté avant deux jours…

– Lui ! Vous ne le connaissez pas, madame. Je ne l’aivu que peu d’instants, et je vous affirme que s’il le veut, iltiendra tête à l’armée de Venise tout entière. Je vous laisseréfléchir jusqu’à demain… Demain, madame, je deviendrai votre alliéet votre fils, ou votre irréconciliable ennemi, à votrechoix. »

Imperia voulut jeter un cri, retenir le bandit…

Mais déjà Sandrigo s’éloignait rapidement et disparaissait…

La courtisane s’effondra sur un siège, plus désespérée peut-êtreque le jour où Bianca avait été enlevée.

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