Le Pont des soupirs

Chapitre 34TRANSFIGURATION DE JUANA

Roland, comme on a pu le voir, avait depuis longtemps organisé àVenise une sorte de service occulte destiné à assurer ses allées etvenues.

Outre la grande tartane sur laquelle nous l’avons vu prendrebord, il avait dans le Lido trois autres navires de grande taillequi pouvaient débarquer ensemble, à un moment donné, trois centscombattants.

Ces navires, que rien ne pouvait faire soupçonner, se livraientau cabotage régulier, mais ne s’éloignaient jamais bien loin. Leursabsences étaient courtes : au contraire, lorsqu’ils revenaientchargés de marchandises, le débarquement s’opérait avec une lenteurcalculée. Il n’y avait jamais plus d’un navire absent sur lesquatre, en sorte que Roland en avait continuellement trois à sadisposition.

Sur différents points de la ville, des gondoles à marche rapidel’attendaient en permanence pour lui faire, au besoin, traverser lagrande lagune qui séparait Venise de la terre ferme.

En terre ferme, trois relais de chevaux étaient disposés depuisla lagune jusqu’aux gorges de la Piave.

Grâce à ces arrangements, Roland ou l’un de ses émissairespouvait, en quelques heures, gagner la Grotte Noire et enrevenir.

Ce fut vers l’une de ces gondoles que Roland et Scalabrino sedirigèrent. Celle-ci était amarrée au Grand Canal, non loin dupalais Altieri.

Les deux hommes, après avoir échangé un signe de reconnaissanceavec le patron de la gondole, embarquèrent, et les rameurs semirent aussitôt à manœuvrer avec l’adresse et l’agilité quidistinguaient les marins de cette époque où l’homme n’avait pas àcompter sur la force des machines.

Roland s’était jeté sous la tente.

Comme à son habitude, Scalabrino s’était assis à l’arrière.

L’embarcation passa devant le palais Altieri.

Roland ne souleva pas les rideaux de la tente. Il ferma les yeuxcomme s’il eût craint d’apercevoir le palais par une échappée.

Si ses yeux se fussent fixés à ce moment sur le sombre palais,ils eussent pu voir une fenêtre éclairée.

C’était celle de la chambre de Léonore.

Dans cette chambre, Léonore, couchée, pâle, faible, les yeuxgrands ouverts, songeait, tandis que son père, à quelques pas,assis dans son fauteuil, montait sa faction.

Léonore songeait… À quoi ?…

Hélas !… Son bonheur perdu, sa vie brisée étaientmaintenant l’unique sujet de ses méditations, et ses penséesévoluaient autour de Roland.

Pourtant, elle tressaillit.

Dans le grand silence de la nuit, le bruit cadencé des ramesavait frappé son oreille. Elle souleva sa tête, écouta.

Dandolo ne la perdait pas de vue. Il vit le mouvement, l’effortqu’elle faisait, alla à la fenêtre, souleva le rideau.

« Ce n’est rien, ma fille, dit-il… tranquillise-toi…

– J’ai entendu, murmura Léonore.

– Je vois une grande gondole qui passe dans l’ombre… Jevois son fanal rouge…

– Ah !…

– Elle va vite… elle disparaît… »

La tête de Léonore retomba sur les oreillers et Dandolo revintprendre sa place dans son fauteuil.

« Tu vois, dit-il, tu as tort de t’inquiéter ainsi aumoindre bruit. D’ailleurs, je suis là, ne crains rien. »

Elle fit un léger signe, comme pour dire qu’elle avaitconfiance, et ferma les yeux.

La gondole avait passé, légère et rapide comme un oiseau de mer,sous les fenêtres du palais Altieri ; bientôt elle fut dans lalagune.

Il faisait nuit encore lorsqu’elle toucha terre.

Roland et Scalabrino sautèrent aussitôt à cheval, et à la pointedu jour, ils mettaient pied à terre devant la petite maison deMestre.

« Mon père ? interrogea Roland au moment où Juana vintlui ouvrir.

– Sain et sauf, monseigneur, mais Bianca… »

Roland entra. Scalabrino, d’un signe, indiqua à la jeune femmeque Roland était au courant de la disparition de Bianca.

Roland, en entrant, vit son père assis dans la grande salle durez-de-chaussée, près d’un bon feu.

Il alla au vieillard, et le serra tendrement dans ses bras.

« Qui m’embrasse ainsi ? demanda l’aveugle.

– Moi, fit Roland d’une voix étouffée, moi… votre fils…

– Mon fils ?…

– Hélas ! Ne reconnaissez-vous donc pas encore mavoix ? »

Le fou garda le silence.

Scalabrino et Juana contemplaient avec une indicible émotioncette scène poignante dans sa simplicité.

Cependant le vieux Candiano, de ses mains que la vieillessefaisait tremblantes, cherchait à attirer à lui Roland.

Son fils s’agenouilla.

Il y eut dans ce mouvement une sorte d’angoisse terrible.

« Père ! père ! » appela le fils deCandiano.

Le vieillard avait saisi la tête de Roland, il la touchait, lapalpait comme font les aveugles qui, selon une admirable expressiondu peuple, cherchent à y voir clair avec leurs doigts.

« Oui, murmura-t-il, voilà certainement la tête d’un hommeintelligent et bon. Si j’avais un fils, je voudrais qu’il fûttel.

– Ton fils est devant toi ! Ton fils est à tespieds !

– Je me rappelle… oui, je crois me rappeler… J’ai dû avoirun fils autrefois… mais c’est là un rêve de fou peut-être… Quand jeregarde en moi-même, quand je descends dans la nuit éternelle de macécité, quand j’évoque dans mon cœur des images lointaines, commedisparues, il me semble, en effet, que j’ai dû, jadis, il y a trèslongtemps, vivre comme les autres hommes, et que mes yeux, alors,se reposaient avec délices sur des êtres qui m’étaient chers… Quiêtes-vous ?… Pourquoi dites-vous que vous êtes monfils ?… Et si j’en ai eu un, il est mort sans doute comme sontmortes les choses auxquelles il m’arrive de penser… Je n’ai plus defils… »

Doucement, le fou repoussa la tête de Roland qu’il tenait dansses mains. Son fils se releva. Un long soupir gonfla sa poitrine.Déjà le vieux Candiano ne s’occupait plus que de chauffer ses mainsà la flamme du foyer.

Cependant, il ajouta :

« Juana, mon enfant, tâche de recevoir convenablement cenoble étranger ; malgré la folie qui le pousse à se dire monfils, il doit être bien traité. Il me semble que jadis je n’avaisqu’un signe à faire, et des nuées de serviteurs s’empressaientautour des étrangers qui me venaient visiter. Où est cetemps ? Et ce temps a-t-il jamais existé ? »

Roland secoua la tête.

Il lui parut évident que son père ne reviendrait jamais à laraison.

Il se tourna vers Juana comme pour lui demander son avis.

« Et pourtant, murmura celle-ci, il a, par deux fois,appelé son fils et maudit Foscari.

– Ainsi, tu penses ?

– Que des éclairs de raison illuminent parfois sadémence.

– Et c’est tout ?

– C’est tout ce que j’ai pu comprendre,monseigneur. »

Roland fit quelques pas silencieusement.

Puis, revenant à Juana :

« Il ne peut plus rester ici, dit-il.

– Je le crois aussi, dit Juana en pâlissant.

– Dis toute ta pensée, mon enfant, reprit Roland d’une voixtrès douce et en fixant son regard sur les yeux de Juana.

– Celui qui est venu peut revenir, dit-elle en baissant latête.

– Et alors ?…

– Peut-être, alors, s’en prendrait-il au doge comme il s’enest pris une première fois à la jeune fille…

– Mais tu serais là pour le défendre…

– Monseigneur !…

– Je suis sûr que tu frapperais cet homme du coup mortels’il avait l’audace de revenir ici…

– Monseigneur !…

– Eh bien ?…

– Je le frapperais, car j’ai juré de vous rendre votre pèresain et sauf, mais je me frapperais ensuite. Demandez à Scalabrinopourquoi je parle ainsi… »

Juana prononça ces derniers mots d’une voix défaillante et secouvrit le visage. Elle ne pleurait pas. Mais de rapides frissonsl’agitaient.

« Pauvre Juana ! pauvre petite Juana ! »songea Roland en fixant sur la jeune femme un regard d’infiniecompassion.

Il lui prit les mains.

« Tu aimes donc bien cet homme !… murmura-t-il.Sais-tu qu’il a voulu tuer Scalabrino ? »

Elle ne répondit pas.

Un tressaillement plus fort indiqua seul les déchirements de soncœur.

« C’est un grand malheur », songea Roland.

Il reprit :

« Je vais conduire mon père en lieu sûr. Tu y serastoi-même à l’abri, mon enfant… Ma sœur bien-aimée, je respecte tadouleur et ton amour… Mais laisse-moi te guider… pars avec monpère… »

Juana le regarda en face.

Une douloureuse résolution se lisait sur son visage. Roland futfrappé de la pâleur et de l’amaigrissement de cette figure.

« Monseigneur, dit Juana d’une voix calme et comme si cequ’elle allait dire eût été arrêté depuis longtemps dans sonesprit, monseigneur, pardonnez-moi… j’attendais votre retour… pourvous dire…

– Parle, ma sœur bien-aimée, parle sans crainte… ose toutme dire, car, quoi que tu me dises, je te garde une reconnaissancequi ne finira qu’avec ma vie.

– Monseigneur, je ne puis rester auprès de votre père…monseigneur, pardonnez-moi, il faut que j’aille à Venise…

– Voilà ce que je redoutais », murmura Roland.

Et à haute voix, il continua :

« À Venise !… Eh bien, soit, tu y viendras avec moi…avec Scalabrino… avec tes deux frères qui t’aiment… qui tedéfendront, te protégeront… »

Juana secoua la tête.

« Il faut que j’aille seule à Venise, dit-elle.

– Pour le revoir, n’est-ce pas ? demanda trèsdoucement Roland.

– Pour le défendre, monseigneur.

– Contre moi ? contre Scalabrino ? »

Elle tordit ses mains dans un geste d’angoisse confinant à lafolie.

Et sanglotante, éperdue, elle balbutia :

« Puissé-je mourir de mille morts plutôt que de porter lamain sur vous deux… sur vous, qui êtes tout ce que j’aime et vénèreau monde. Puissé-je être foudroyée si une pensée criminelle m’animejamais contre vous !… Mais il est, lui, le cœur de mon cœur,la pensée d’amour qui m’a fait palpiter depuis que ce cœur estcapable d’aimer… Je pressens, je vois de sinistres événements…Ah ! vous êtes grand et fort, monseigneur. Dans votre âme,vous avez déjà pardonné à Sandrigo. Vous avez résolu de l’épargner…pour m’épargner moi-même. Je le vois dans vos yeux. Sandrigon’aurait rien à redouter de vous… mais…

– Achève, Juana… parle… car mon cœur est en harmonie avectoutes tes paroles. »

Juana fit un effort, sécha les larmes qui brûlaient sesyeux.

« Oui, continua-t-elle, tandis qu’un frisson convulsifl’agitait, il faut que je répande toute ma pensée à vos pieds.Oh ! j’ai longuement réfléchi pendant les dix mortellesjournées qui viennent de s’écouler. Je vois ce qui va arriver commesi déjà était accompli le drame que je redoute… Vous épargnerezSandrigo, monseigneur, vous ferez cela pour l’amour de moi, je lesais. Mais lui ne vous épargnera pas. Fatalement arrivera l’heureoù vous serez forcé de l’immoler. C’est cela que je veux empêcher…oh ! à tout prix… La seule pensée que Sandrigo et vous seriezen présence me glace et m’épouvante.

– Ainsi, tu veux aller à Venise ? Rien ne pourrait tefaire changer d’idée ?

– Rien, monseigneur… J’irai. »

Ses doux yeux bruns s’éclairaient d’une étrange flamme.

À coup sûr, à ce moment, elle était dans l’état d’âme despremières martyres qui, loin de redouter le supplice, allaient à lamort avec une sorte d’ardeur enthousiaste.

« Pauvre victime ! murmura Roland. Soit, ajouta-t-il,tu es libre, Juana. Mais tu te souviendras toujours que tes deuxfrères songent à toi. Et si tu as besoin d’un sacrifice, si l’heurevient où, blessée en ton cœur, ne sachant plus où reposer ta têtemeurtrie, tu sens le désespoir t’envahir, tu te rappelleras quec’est sur mon sein fraternel que tu pourras chercher unrefuge… »

Les dents serrées pour ne pas éclater en sanglots, Juana fit unsigne de tête.

« Tu connais la maison Dandolo, en l’île d’Olivolo ?reprit Roland.

– Oui…

– C’est là qu’à toute heure, de jour ou de nuit, tu pourrasnous retrouver. Ou du moins il y aura toujours là quelqu’un pournous prévenir. Tu m’as bien compris, ma sœur ?

– Oui, monseigneur.

– Bien… Maintenant, quand veux-tu partir ?

– Tout de suite.

– Tout de suite ! Comment ! Laisse-moi au moinste préparer…

– J’ai tout prévu, monseigneur. Il y a trois jours,qu’après de longues discussions avec moi-même, j’ai arrêté monprojet. Et il y a trois jours qu’une voiture m’attend à laprochaine auberge pour me transporter au bord de la lagune. Là, jem’embarquerai dans la gondole publique qui fait le service deVenise. Oh ! ajouta-t-elle fébrilement, il n’y a pas un momentà perdre. Peut-être y en a-t-il trop de perdus… Adieu,monseigneur ; adieu, Scalabrino. »

Le géant étreignit Juana en grondant de sourdesimprécations.

Roland la serra à son tour dans ses bras.

Alors Juana se dirigea lentement vers le vieux Candiano.

Elle s’agenouilla et murmura :

« Vous que j’aimais, vous qu’aima jadis la morte que moncœur révère, pardonnez-moi de m’éloigner de vous. L’âme de cellequi m’appela sa fille en me bénissant, si elle palpite autour denous, comprend mon âme et sait quels déchirements j’ai souffertspour me décider… »

Fût-ce un geste volontaire ?

Fût-ce quelque vague expression d’une pensée de fou ?

Les bras du vieillard s’étendirent et ses mains maigres seposèrent sur la tête de Juana comme pour une bénédiction.

Alors, elle se releva et s’éloigna, en faisant un dernier signeà Roland et à Scalabrino.

Un instant plus tard, elle avait franchi le jardin etdisparaissait sur la route. Pendant de longues minutes, les deuxhommes demeurèrent silencieux.

Un mouvement que fit l’aveugle rappela l’attention de sonfils.

Roland se tourna vers lui.

Au même moment Scalabrino lui désignait d’un geste le vieillardcomme pour lui demander à quelle résolution il s’arrêtait.

« Monseigneur, dit-il, si vous le voulez, je me charge deconduire le vieux doge à la Grotte Noire. »

Roland secoua la tête.

« Monseigneur, fit Scalabrino, se méprenant sur lasignification de ce geste, je vous affirme que votre père sera enparfaite sûreté à la Grotte Noire. Ce qui est arrivé pourl’enlèvement de Bembo a mis les chefs en garde. Nous avonstoujours, maintenant, une réserve d’hommes à la Grotte, et voussavez combien elle est facile à défendre.

– Mon père viendra à Venise, dit Roland.

– À Venise !…

– Prépare-toi. Frète dans Mestre une voiture quelconquepour nous transporter tous les trois.

– Et nos chevaux ?

– Tu les laisseras au relais. Nous partirons de façon àrentrer dans Venise à la nuit tombante. »

Scalabrino s’éloigna rapidement.

Une heure après, il revenait avec une sorte de carriole queconduisait un paysan.

Roland calcula l’heure du départ sur le moment indiqué pourarriver à Venise. Quand cette heure fut venue, il fit monter sonpère dans la voiture.

Le vieillard n’opposa aucune résistance. Il se contenta dedemander :

« Où me conduit-on ? »

Roland eut une lueur d’espoir et répondit :

« À Venise, père ! À Venise, entendez-vous ? ÀVenise où vous avez régné, où vous avez habité le palais ducal avecvotre femme Silvia et votre fils Roland. »

Mais le vieillard esquissa un geste indifférent.

« Venise ! dit-il. J’ai entendu dire que c’est unebelle cité…

– Hélas ! hélas ! » murmura Roland.

Il prit place près de son père avec Scalabrino, retrouva sagondole où il l’avait laissée et rentra dans Venise deux heuresaprès le coucher du soleil, c’est-à-dire à la nuit noire.

Ce fut dans la maison d’Olivolo que Roland installa sonpère.

Qui sait si quelque secret espoir ne l’avait pas poussé à cettedétermination ?…

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