Le Pont des soupirs

Chapitre 27LE PÈRE

En deux jours, Scalabrino avait vu les chefs auxquels il devaitremettre des lettres accompagnées d’instructions verbales. Lesbandes étaient dispersées sur un front de trente lieues. Scalabrinopassa les deux journées et la nuit à cheval, mangeant à peine,galopant, ne sentant pas la fatigue. Lorsque sa mission futremplie, il remplaça son cheval épuisé et prit à toute bride lechemin de Mestre, où il arriva en pleine nuit. Il laissa son chevalà l’auberge et se glissa vers la maison. Elle était silencieuse etobscure.

Scalabrino s’arrêta. Un trouble extraordinaire agitait cetterude nature. Scalabrino en était encore à la joie de savoir qu’ilavait une fille. Cela suffisait à son bonheur.

« Un instant ! grommela-t-il. Il ne faut pas que jetombe là comme un insensé. D’abord, je ne dois pas lui dire que jesuis son père. Ça m’est défendu pour le moment… Oui, mais je laverrai. Je lui parlerai. Six jours !… »

Palpitant, de ses grosses mains tremblantes, il ouvrit la portedu jardin avec une clef que lui avait remise Roland ; ils’avança vers la porte de la maison ; il frappa d’une façonconvenue.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et il vit Juana.

Elle était pâle.

« C’est toi ! fit-elle à voix basse. Enfin !…c’est toi !…

– Un malheur est arrivé ! gronda Scalabrino enentrant.

– Bianca a été enlevée, dit Juana tremblante.

– Bianca enlevée ! » murmura-t-il.

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Scalabrino.

« C’est un malheur, reprit Juana. Mais dis-moi, cetévénement t’affecte d’étrange façon, il me semble… »

Scalabrino jeta un profond regard sur Juana.

« C’est ma fille ! dit-il simplement.

– Ta fille !

– Oui, Juana. C’est une histoire. Tu la sauras plustard.

– Ta fille ! » répéta Juana atterrée par cetterévélation.

Cependant, Scalabrino se secouait comme un chien battu.

« Maintenant, raconte-moi comment la chose s’est passée. Etd’abord, connais-tu l’homme ? » demanda-t-il.

Juana devint livide. Prononcer le nom de Sandrigo, c’était ledésigner au poignard de Scalabrino.

Y avait-il donc encore de l’amour dans le cœur de Juana pour lebandit ? Même après la scène violente, après les sarcasmes,après l’enlèvement de Bianca, lui pardonnait-elle ?… Enquelques instants, elle eut pris son parti.

« Eh bien ? reprit Scalabrino, as-tu reconnul’homme.

– Je le connais, dit Juana.

– Son nom ?

– Sandrigo. »

Le colosse bondit, ses poings énormes se serrèrent violemment,son visage décomposé donna tous les signes de cette colère furieusequi le faisait si redoutable.

« Lui ! gronda-t-il. Eh bien, tant mieux ! Levieux compte que nous avons à régler ensemble va se liquider d’uncoup. Quand la chose s’est-elle passée ?

– Il y a deux jours, dans la nuit.

– Il a donc forcé les portes ? Elles sont solides,pourtant !

– C’est moi qui lui ai ouvert. Écoute… Il est venu, il afrappé, j’ai reconnu sa voix, j’ai cru qu’il était poursuivi ;alors j’ai eu peur, et tout a disparu dans ma pensée, sinon que jene voulais pas que Sandrigo fût arrêté. »

Scalabrino, d’abord étonné, l’observait attentivement. Tout àcoup il comprit. Il alla à Juana, lui prit la main, etmurmura :

« Ma pauvre Juana… J’avais oublié cela, moi !… C’estsi vieux ! Et je vois que c’est toujours jeune dans toncœur !… Tais-toi, Juana, tais-toi ; ne me dis plus rien…Je comprends bien des choses que je n’eusse comprises avant d’avoirrencontré l’homme qui a fait de moi un homme. »

Il s’assit tout pensif, hochant la tête, tandis que Juana,maintenant, laissait tomber ses larmes.

« Ne crois pas au moins qu’il y a eu de ma faute en toutcela. Je me suis débattue, défendue. Il a fallu qu’il me lie et mebâillonne pour m’empêcher de défendre la jeune fille.

– C’est bon ; n’en parlons plus. Je repars. Sais-tuquelle direction il a pu prendre ?

– Comment le saurai-je ? J’étais liée. C’est levieillard qui a coupé les cordes hier matin. »

Scalabrino voulut se lever pour partir. Mais il s’aperçut alorsqu’une immense fatigue le paralysait. Il s’accota à la table, etpresque aussitôt s’endormit profondément.

Vers cinq heures du matin, il se réveilla tout à coup.

« Je crois que j’ai dormi, dit-il. J’étais sifatigué ! »

En toute hâte, il dévora un repas sommaire que lui prépara lajeune femme. Puis il l’embrassa tendrement et prit congé d’elle enlui disant :

« Dans ce malheur, Juana, c’est peut-être toi qui es laplus frappée. Quoi qu’il arrive, souviens-toi que je suis ton frèreet que pour toi je ferai bien des choses. Mais écoute… écoute bien,ma sœur : cet homme, ce misérable qui te vole ton pauvre cœurdont il est indigne, eh bien, si je me trouve en sa présence, je tejure de ne pas frapper le premier ! »

Juana eut un tressaillement de joie profonde.

« Ah ! frère, balbutia-t-elle, tu es vraiment mon bonfrère !… »

Scalabrino regagna l’auberge où il avait laissé son cheval.

Il s’assit à une table et commanda qu’on lui donnât à boire.

Le coude sur la table, la tête dans la main, il réfléchissait,ballotté par ses pensées, les yeux vaguement fixés sur une petitecour qu’il apercevait par la fenêtre entrouverte près de laquelleil s’était assis. Tout à coup, il aperçut dans cette cour un visagequi le fit tressaillir.

« Que fait ici Gianetto ? » murmura-t-il.

Ce Gianetto n’était autre que le marin de la barque qui avaitemmené Sandrigo et qui avait été chargé de ramener la carriole.

Le marin causait avec le patron de l’auberge. Puis il le salua,et s’en alla, sifflotant une barcarolle entre les dents.

Quelques instants plus tard, Scalabrino, ayant payé sa dépense,monta à cheval et prit au trot la route qu’avait priseGianetto.

Il ne tarda pas à l’apercevoir à cent pas devant lui, et, dèslors, régla son allure pour maintenir la distance qui le séparaitdu marin.

Celui-ci marchait d’un bon pas dans la direction deslagunes.

C’était un jeune homme de vingt-deux ans.

Scalabrino l’avait connu jadis, alors que Gianetto, mousse,servait déjà la mystérieuse association qui s’était faite entre lesbandits de la montagne et les marins du port de Venise.

Il l’avait revu incidemment depuis qu’il s’était évadé.

Lorsqu’on fut loin de Mestre, en pleine campagne, Scalabrinorejoignit le marin.

« Eh bien, Gianetto, que diable fais-tu par ici ?

– Scalabrino ? s’écria le marin. Ma foi, je ne tereconnaissais pas sous ton costume de cavalier. Je viens de faireune commission à Mestre et m’en retourne à Venise.

– Moi aussi.

– Nous ferons donc route ensemble ! dit Gianetto.

– Soit ! dit Scalabrino. Faisons route ensemble etcausons. »

Et le colosse, qui avait mis pied à terre, se mit à marcher prèsde Gianetto, en conduisant son cheval par la bride.

Ce fut Gianetto qui lui fournit le prétexte à des questions.

« Comment se fait-il, demanda le jeune marin, qu’on ne tevoie plus parmi nous et que je te retrouve sur la route de Trévise,montant un beau cheval ?…

– Et toi-même, Gianetto, que fais-tu donc parici ?

– Moi, c’est autre chose. C’est une commission que j’aifaite à un aubergiste… de nos amis.

– Moi, reprit Scalabrino, c’est encore plus simple… Je mepromène, voilà tout. Et pour qui était-ce cettecommission ?

– Pour le patron de la Maria. Tu ne connais pas laMaria ? La première barque du port, à la voile ou àla rame.

– Et tu t’en retournes, maintenant ?

– À l’Ancre d’Or. »

Scalabrino tressaillit. Ce nom lui fut un trait de lumière. Ilse souvint qu’en deux ou trois circonstances, il avait été, luiaussi, à l’Ancre d’Or, et que c’était là un desrendez-vous les plus sûrs pour les bandits que le hasard ou uneaffaire amenaient à Venise.

L’Ancre d’Or, c’était ce cabaret louche, cette tavernenocturne où Sandrigo était venu.

« J’ai presque envie de t’y accompagner, repritScalabrino.

– Viens ! tu seras le bienvenu.

– Oui, mais j’ai quelque sujet de me défier des sbires.

– Bah ! tu sais que jamais un sbire n’a mis les piedsà l’Ancre d’Or… Si… un seul, il y a six mois, il a tentél’aventure, mais… il n’en est plus sorti ! dit Gianetto enéclatant de rire.

– Bah ! et comment cela ?

– Tu connais l’auberge, tu te rappelles la trappe qui estdans le fond de l’arrière-boutique ?

– Oui : c’est la trappe de la cave. Une fameusecave !

– Plus fameuse que tu ne crois…

– Raconte-moi un peu cela. Tu m’intéresses…

– Eh bien, lorsque, par hasard, l’Ancre d’Orreçoit une visite désagréable, le patron, maître Bartolo, offre auvisiteur déplaisant un gobelet de son meilleur vin, puis un autre,puis un troisième. Lorsque le visiteur en est à son sixièmegobelet, il n’a plus les idées très nettes et il a de plus en plussoif. Comprends-tu ? Alors, maître Bartolo invite le visiteurà venir boire avec lui d’un vin qui est meilleur encore, mais qu’ilfaut boire sur place, dans la cave. Alors, le visiteur se lève entrébuchant, et maître Bartolo l’invite à le suivre. Il ouvre latrappe et le prie de descendre. Le visiteur descend. Lorsque, parhasard, il témoigne quelque répugnance à cette descente, on en estquitte pour l’aider un peu. Car il y a toujours à l’Ancred’Or cinq ou six gaillards toujours prêts à rendre service auxbraves gens qui veulent visiter la fameuse cave. Enfin, bref,lorsque le visiteur, de gré ou de force, est descendu, maîtreBartolo referme tranquillement sa trappe.

– Diable ! En sorte que le visiteur qui descend làpour boire finit par y mourir de soif ?

– De soif ! s’écria Gianetto. Allons donc !… Àpeine est-il enfermé dans la cave que maître Bartolo s’en va droitau canal, et par une petite manœuvre connue de lui seul et dequelques rares amis, fait basculer une plaque de fer qui se trouve,dit-on, au-dessous du niveau de l’eau du canal. Cette plaque de fermasque un trou. Et ce trou, c’est la fenêtre de la cave… Alorsl’eau se précipite. En quelques minutes, la cave est pleine d’eau…Tu vois que le visiteur n’y meurt pas de soif !

– En effet, dit Scalabrino, pensif et frissonnant. Et tudis qu’on a fait subir ce supplice à un sbire ?

– Le seul qui se soit aventuré à l’Ancre d’Or.Mais la cave a servi pour d’autres aussi.

– Pour qui ?

– Pour les traîtres. Et pour ceux qui sont désignés àmaître Bartolo par le grand chef.

– Bon ! Et qui est ce grand chef auquel obéit si bienle digne Bartolo ?

– L’homme à qui obéit maître Bartolo et qui est notre chefà tous en ce moment, c’est Sandrigo. »

Si maître de lui que fût Scalabrino, il ne put retenir uneexclamation de joie furieuse.

« Qu’as-tu donc ? fit le marin déjà inquiet.

– Rien ! dit Scalabrino en reprenant son sang-froid.Je suis content que ce soit Sandrigo, voilà.

– Tu le connais donc ?

– Oui, nous avons été de la même bande jadis. »

Scalabrino marcha une centaine de pas en silence. Puiss’arrêtant tout à coup :

« Gianetto, dit-il froidement, il faut que tu mesuives.

– Où cela ? demanda le marin étonné.

– Tu le sauras quand nous serons arrivés. Écoute bien, ilne te sera fait aucun mal. Au contraire, tu as tout intérêt à mesuivre. J’ai besoin d’arriver à l’Ancre d’Or sans que j’yaie été annoncé. Et comme malgré tous les serments que tu pourraisme faire, tu n’aurais rien de plus pressé que de raconterl’entretien que nous venons d’avoir, chose qui me serait des pluspernicieuses, je te donne à choisir entre me suivre ou rester ici.Seulement, je te préviens que si tu préfères rester, il faudra quequatre hommes viennent te ramasser pour que tu t’enailles ! »

Il tira son poignard. Gianetto devint livide.

« Scalabrino, fit-il d’une voix tremblante, oseras-tu temettre un tel crime sur la conscience ?

– Non, si tu consens à me suivre de bonne volonté, et je terépète que tu n’auras pas lieu de t’en repentir.

– Eh ! par tous les diables, je te suivrai au bout dumonde.

– Viens donc, et tâchons de marcher vite. »

Après une heure de marche silencieuse, les deux hommes étaientde retour à Mestre.

Là, Scalabrino se procura un deuxième cheval, pour Gianetto.Dans la même journée, ils atteignirent les gorges de la Piave.

Scalabrino confia son compagnon à trois ou quatre bergers quisemblaient se reposer à l’entrée de la Grotte Noire. En lesregardant de près, Gianetto s’aperçut que ces bergers étaient armésde solides poignards et de pistolets.

Scalabrino ayant dit quelques mots aux braves bergers, sans mêmedescendre de sa monture, fit demi-tour et s’éloigna à fond de traindans la direction de Trévise et de Mestre.

Le cœur du géant bondissait dans sa poitrine.

« Pourvu que le misérable soit là, gronda-t-il. Pourvu quej’arrive à temps ! »

*

* *

Le lendemain du jour où cette scène se passait, vers neuf heuresdu soir, il y avait une vingtaine de matelots et de barcarols dansla salle de la taverne de l’Ancre d’Or.

« Allons, dehors ! cria tout à coup le patron de lataverne, le digne Bartolo en personne. Il est l’heure de fermer, etje ne tiens pas à m’attirer une visite de messieurs les archers degarde ! »

La plupart des buveurs payèrent leur écot et s’en allèrent.

Bientôt, il ne resta plus dans la salle que cinq ou sixbuveurs.

Mais maître Bartolo ne les expulsa pas comme les autres. Ilferma la devanture de sa taverne et rentra dans la salle.

Bartolo était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une forceherculéenne. Il fermait tous les soirs sa devanture à l’heure ducouvre-feu et n’avait jamais maille à partir avec les archers degarde qui faisaient des rondes incessantes dans les quartiers malfamés. Mais, pour les affiliés, la porte s’ouvrait toute la nuit.Là se préparaient les actes de brigandage qui, à cette époque,désolaient Venise la Belle.

Ce soir-là, en rentrant dans la salle commune, Bartolo jeta unrapide regard sur les cinq ou six buveurs qui étaient restés aprèsla fermeture. Il les reconnut tous, sauf un qui semblait s’êtreendormi.

Bartolo s’approcha de lui et le secoua brutalement.

« Hé ! l’ami, fit-il, que faites-vous là ?

Le dormeur parut s’éveiller tout à coup et fit de la main ungeste mystérieux. Bartolo s’assit et murmura d’une voixsoupçonneuse :

« Qui es-tu toi ?… Tu connais nos signes dereconnaissance, et cependant je veux aller au diable si je merappelle avoir jamais vu ta figure ! »

En parlant ainsi, il cherchait à dévisager l’inconnu, et ilremarqua alors que cet homme était taillé en hercule.

« Que t’importe mon nom ! fit l’inconnu.

– Que veux-tu alors ?

– Voir Sandrigo. Est-il ici ?

– Non.

– Doit-il venir ?

– Peut-être.

– Parleras-tu, Bartolo du diable ! »

Le patron de l’Ancre d’Or tressaillit et eut unsourire.

« Bon ! pensa-t-il, j’y suismaintenant ! »

Et il se hâta de reprendre :

« Eh bien, Sandrigo est à Venise, et je pense qu’il seraici vers minuit.

– Bien. Dès qu’il sera arrivé, préviens-le qu’un ami veutlui parler. D’ici là, laisse-moi dormir. »

L’inconnu s’accouda en effet de façon que son visage demeurâtdans l’ombre, et parut reprendre son somme interrompu.

Bartolo se leva, parut s’occuper pendant dix minutes des soinsde son cabaret, puis sortit par la porte qui donnait sur l’alléelatérale. Un instant plus tard, Bartolo se trouvait dansl’arrière-salle avec un homme.

Il fit manœuvrer une sorte de judas qui demeurait invisible pourles buveurs de la salle commune et murmura :

« Regarde, Sandrigo ! Tu vois ce colosse quidort ?

– Je le vois…

– Eh bien, c’est Scalabrino. »

Le bandit étouffa un formidable juron de joie.

« Ce n’est pas tout. Il veut te voir !

– Eh bien ! il me verra ! répondit Sandrigo d’unevoix sinistre. La porte du dehors est fermée ?

– Verrouillée.

– La porte de l’allée ?

– Cadenassée. Il ne s’en ira que si tu le veux.

– Bien… La trappe ? »

Bartolo se précipita et souleva le couvercle de la trappe.

« Laisse-la ouverte ! dit Sandrigo. Bon. Maintenant,va me chercher tout ce qu’il y a de monde ici. »

Bartolo rentra dans la salle commune. Il jeta un coup d’œil surScalabrino, qui paraissait toujours dormir. Il ne restait plus dansla salle que cinq buveurs attablés. Bartolo fit le tour des tableset esquissa un signe rapide en passant devant chacun.

Puis il alla s’asseoir près de Scalabrino et murmura :

« Sandrigo ne va pas tarder à arriver. Je vais faire placenette pour que vous puissiez causer à votre aise.

– Voilà bien des attentions, maître Bartolo ! fitScalabrino en ouvrant un œil soupçonneux.

– Dame, je suppose que si vous voulez parler à Sandrigo,c’est pour affaire importante !

– C’est vrai ! dit Scalabrino rassuré. Affaireimportante…

– Et pour vous ! » ricana le patron del’Ancre d’Or.

Il se leva et se mit à gronder :

« Allons, les retardataires, dehors ! Pas une minutede plus, ou sans ça, je n’ouvre pas demain ! »

Comme s’ils eussent été effrayés par cette menace, les cinqbuveurs se hâtèrent de vider leurs gobelets et sortirent par laporte de l’allée. Seulement, au lieu de tourner vers la rue, ilstournèrent vers l’arrière-salle où se trouvait Sandrigo.

Bartolo poussa à grand fracas des verrous, grommela, gronda,puis revint dans la salle commune en disant :

« Nous voilà complètement seuls. Tu n’as plus besoin defaire semblant de dormir, Scalabrino.

– Ah ! fit tranquillement le colosse, tu m’asreconnu ? Penses-tu que Sandrigo tardera longtemps ?

– Il est là, et si tu veux lui parler, tu n’as qu’à mesuivre.

– Où cela ?… Pourquoi ne vient-il pas ici ?

– Écoute, je ne sais pas, moi ! Il m’a dit qu’ilt’attend, voilà tout. Maintenant, si tu ne veux pas, si tu n’asrien à lui dire, tu peux rester ici ou t’en aller à taguise. »

Scalabrino songea à ce que lui avait raconté Gianetto. Enimagination, il vit la trappe, et il eut l’intuition rapide quec’est là qu’on cherchait à l’entraîner. Mais Scalabrino était d’unebravoure de fataliste. Il avait en sa force herculéenne uneconfiance sans bornes. Il hésita une minute, puis sourit.

« Ils ne sont que deux, songea-t-il. C’est trop peu pourmoi ! »

« Allons ! » dit-il en se levant.

Scalabrino suivit le patron de la taverne et entra résolumentdans l’arrière-salle. Un rapide regard circulaire acheva de lerassurer. Il n’y avait, dans cette pièce, qu’un seul homme, Bartolos’étant discrètement retiré. Et cet homme c’était Sandrigo.

Il était assis à une table sur laquelle brûlait un flambeau etattendaient deux gobelets près d’un broc.

Il était tourné vers la trappe demeurée ouverte.

La table se trouvait à trois pas de la trappe.

En sorte que Scalabrino, en s’asseyant en face de Sandrigo,devait se trouver à deux pas du trou auquel il eût tourné ledos.

Scalabrino vit-il la trappe ? Eut-il conscience de cettesorte de mise en scène ? Fut-ce chez lui une bravadetéméraire !… Il vint s’asseoir, très calme en apparence, à laplace qui semblait lui avoir été réservée, en disant :

« Salut, Sandrigo. Voilà longtemps que nous ne nous sommesvus.

– Salut, Scalabrino, répondit gravement le bandit. Je suiscontent de revoir un vieux camarade. »

Scalabrino paraissait très calme. En réalité, il faisait uneffort considérable pour ne pas sauter à la gorge de l’homme quil’avait trahi, de l’homme qui venait d’enlever sa fille.

« J’ai juré à Juana de ne pas frapper lepremier ! »

Il y eut entre les deux hommes une minute de silencetragique.

Enfin, Scalabrino parla.

« J’ai voulu te voir, dit-il, avant de décider si je doiste considérer comme un homme ou si je dois te tuer comme unchien. »

Sandrigo ne broncha pas. Il se contenta de répondre :

« Moi, j’attends que tu aies parlé pour prendre la mêmedécision.

– Voici ce que je suis venu te dire, Sandrigo. La haine estnée dans ton cœur bien que je t’aie toujours traité en ami. Cettehaine t’a poussé à un crime que les lois de la montagne punissentde mort : tu m’as dénoncé. C’est toi qui m’as faitarrêter.

– C’est moi.

– Bien, dit Scalabrino qui frissonna. J’ai passé dans lespuits six mortelles années. Et quel que soit ton forfait, je nevoudrais pas avoir sur la conscience d’avoir aidé à te fairefranchir le Pont des Soupirs. Je me suis évadé. Alors, je t’airencontré dans la montagne…

– Oui, le jour où tu m’as volé ma bande, dit Sandrigo enserrant les poings ; le jour où Roland Candiano m’a forcé decrier grâce devant nos compagnons… Après ?

– Après !… Il y a au monde une femme qui est le plusnoble cœur ; je l’aime comme une sœur vénérée. Cette femme tula connais : elle s’appelle Juana. Il y a un grand malheur.C’est que Juana t’aime. Pourquoi ? Je ne sais. Mais qu’ellet’aime, voilà ce qui est sûr. Sans quoi, Sandrigo, je t’aurais déjàtué.

– Après ?…

– Attends. Juana avait reçu en garde une jeune fille…

– Bianca. Je l’ai enlevée, c’est vrai. »

Scalabrino se sentit vaciller.

« Tu peux racheter tes crimes, dit-il sourdement. Rends-moicette jeune fille, Sandrigo ; Juana t’aime ; elle sera tafemme ; et toi je me charge de t’enrichir, de te faire uneexistence heureuse.

– J’accepterais volontiers, mais il y a deux puissantsmotifs qui s’y opposent.

– Lesquels ?

– Le premier, c’est que si Juana m’aime, je ne l’aime pas,moi. Ensuite, c’est que cette jeune fille que tu me redemandes, ehbien, je l’aime ! »

Scalabrino se leva. Il était si terrible, avec sa figure blancheet ses yeux rouges, que Sandrigo trembla.

« Tu dis que tu aimes Bianca ?

– À moi ! » hurla Sandrigo sans répondre.

En même temps, il poussait avec violence la table qu’il avaitdevant lui. À cet instant où Scalabrino rugissant levait sonpoignard, six hommes apparurent dans la pièce et se ruèrent surScalabrino. Celui-ci recula pour s’acculer à un coin.

Comme il reculait, il se sentit tomber dans le vide.

Ses deux bras s’étendirent. Ses mains se raccrochèrent auplancher. Sandrigo leva l’escabeau sur lequel il était assis.L’escabeau retomba lourdement sur la tête du colosse. Les mainslâchèrent prise. Il tomba. Bartolo abaissa aussitôt le couvercle dela trappe.

Scalabrino, étourdi par le coup qu’il venait de recevoir, tombadans le noir.

Sa tête porta encore sur l’une des marches de l’escalier raidepar où on descendait dans cette fosse. Il demeura évanoui.

Une impression de fraîcheur le réveilla soudain.

Au-dessus de sa tête, quelque part, il entendait une sorte degrondement sourd, mêlé de sifflements aigus. En même temps,l’impression de vive fraîcheur montait le long de ses jambes.

Une rauque exclamation de désespoir lui échappa :

« Le canal !… La plaque de fer !… L’eau quimonte !… »

Elle montait en effet, assez lentement… mais ellemontait !

Le grondement venait de l’eau du canal qui tombait dans la cave.Le sifflement venait de l’air refoulé qui s’échappait par un étroittuyau pratiqué au plafond.

Pendant quelques minutes, Scalabrino demeura frappé de stupeur,écoutant vaguement le clapotis de l’eau qui formait de petitesvagues. Puis une sorte de rage s’empara de lui. À tâtons, ilchercha l’escalier, refoulant l’eau autour de lui, et il se mit àmonter. Sa tête heurta la trappe. Il y arc-bouta ses puissantesépaules de cariatide, mais il ne parvint pas à ébranler lesformidables ferrures de la trappe. Longtemps, il s’épuisa enefforts inutiles. Et quand il eut bien constaté son impuissance, ils’assit sur une marche, mit sa tête dans ses deux mains etpleura.

Cependant, l’eau montait toujours.

Cet effroyable supplice dura deux heures. Scalabrino sentitalors l’eau qui atteignit ses pieds.

Alors, la pensée de mourir ainsi lentement, d’attendre que l’eaugagnât sa poitrine, puis sa bouche, cette pensée lui causa uneinsurmontable horreur. Il préféra en finir d’un coup.

Sa pensée évoqua une dernière fois les images de Bianca et deRoland, puis il se laissa glisser dans l’eau noire.

*

* *

Scalabrino était un nageur de première force.

À peine fut-il plongé dans l’eau que l’instinct de la vie, plusfort que le désespoir et l’horreur, se réveilla en lui. Aprèss’être laissé couler à fond, il remonta à la surface d’un vigoureuxcoup de talon, et se mit à nager, tournant autour de la cave,repris d’un espoir insensé.

Et tout à coup ses mains s’accrochèrent à des barreaux épais quidéfendaient un trou, une sorte de soupirail ou de fenêtre.

C’est par là que l’eau du canal arrivait dans la cave !

*

* *

En haut, aussitôt après la courte lutte qui s’était terminée parla chute de Scalabrino, Sandrigo avait renvoyé tout son monde etn’avait gardé près de lui que Bartolo.

Les deux bandits achevèrent de consolider fortement le couverclede la trappe.

« Voilà qui vaut mieux que les puits des prisons, ricanaalors Bartolo. On ne s’évade pas d’ici !

– Il ne remue pas ! prononça Sandrigo à voixbasse.

– Attends une minute, répondit Bartolo, et tuentendras ! »

Le patron de l’Ancre d’Or sortit rapidement. Sandrigodemeura seul. Il s’allongea tout de son long sur la trappe, et pesade tout son poids, comme s’il eût voulu se prouver à lui-même quec’était bien vrai, que son ennemi était bien là, que cet homme àqui il avait voué une haine que les années avaient cimentée dansson cœur était bien dans cette tombe effroyable…

Une indicible expression de joie sauvage bouleversait les traitsdu bandit.

Tout à coup, il entendit au fond de la cave un bruit sourd. Ilsourit. À ce moment Bartolo rentra et dit :

« Scalabrino a maintenant de quoi boire !

– Combien de temps cela dure-t-il ?

– Il faut deux heures et demie pour remplir lacave. »

Sandrigo demeura couché sur la trappe, écoutant.

Bartolo s’était assis et le regardait.

Enfin, vers trois heures du matin, Sandrigo se leva.

Tout bruit avait cessé.

Bartolo écouta à son tour et, se relevant tout pâle,prononça :

« C’est fini ! »

Et Sandrigo pensif répéta :

« Oui, c’est fini !… »

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