Le Pont des soupirs

Chapitre 7LE BANDIT

Une scène rapide s’était déroulée sur la place Saint-Marc aumoment où la mère de Roland s’était jetée dans la foule, au plusépais de la mêlée. On la vit furieuse, échevelée, qui montrait lepalais en criant des choses que nul n’entendit.

D’instinct, Silvia avait couru à l’endroit où l’on criait leplus fort : « Vive Roland Candiano ! » Là, unevingtaine d’hommes déguenillés, noirs de poussière et de sueur,hurlant, se démenant, reculaient peu à peu en tenant tête auxsoldats. Parmi eux, un colosse qui semblait leur chef faisait uneterrible besogne.

Soudain, un homme qui avait rampé de groupe en groupe s’approchadu géant et lui dit :

« Inutile de continuer, Scalabrino !… Tu vois que toutest fini et que le peuple fuit de toutes parts.

– Et monseigneur Roland ? demanda-t-il.

– Sois tranquille sur son compte, Il a obtenu maintenant cequ’il voulait – grâce à toi, Scalabrino.

– Alors, il faut nous en aller ?…

– Oui, oui, tout est fini !… Ah !attends ! »

L’homme venait d’apercevoir Silvia qui s’avançait.

« Tu vois cette femme ? fit-il. Lareconnais-tu ?

– Non !

– Cent écus pour toi demain matin si elle meurt… »

Un violent remous de fuyards sépara les deux hommes.

« Cent écus ! murmura Scalabrino. Le métier estbon… »

Il s’élança sur Silvia, et au moment où celle-ci tombait à larenverse, atteinte au front, il la saisit, la souleva, l’emporta,gagna une gondole, et disparut.

Peu à peu, l’énorme agitation de la veille s’apaisa et la nuitcouvrit de ses ombres les cadavres de la place Saint-Marc.

Cette nuit-là, sur le quai des lagunes qui sont comme levestibule de l’Adriatique, une pauvre chambre d’une maison délabréeétait encore éclairée, vers trois heures du matin, c’est-à-dire àpeu près au moment où Roland descendait vers le cachotn° 17.

Dans cette chambre, sur un mauvais lit, était étendue une femmedont le front ensanglanté était bandé de linges. À la tête du lit,une jeune fille qui portait le costume clair des filles du peupleveillait, debout, et parfois humectait les lèvres brûlantes de lablessée qu’elle regardait d’un air de compassion. Dans un coin dela pièce, un homme taillé en hercule était assis, immobile etsilencieux.

La femme, c’était Silvia, la mère de Roland ; la jeunefille, c’était une pauvresse qui habitait la maison ; etl’homme, c’était le bandit Scalabrino.

Pourquoi n’avait-il pas encore tué Silvia ?

Le colosse se mit à se promener de long en large. Bien qu’il fûtpieds nus, le bruit sourd de ses pas suffit sans doute à éveillerla blessée qui ouvrit les yeux.

Elle fit signe à Scalabrino de s’approcher du lit. Le banditobéit avec une sorte de timidité qui était bien étrange chez un telhomme.

« Je vous reconnais, dit Silvia, c’est vous qui m’avezsauvée… »

Elle paraissait très calme.

Le bandit avait baissé la tête.

« Parlez, dit-elle doucement, j’ai besoin de savoir… ilfaut que je sache tout… C’est bien vous qui m’avez saisie au momentoù j’ai reçu ce coup sur le front ?…

– Oui, madame, c’est moi… Quant à dire que je vous aisauvée… par tous les diables, qu’ai-je donc depuis hier ?Enfin, bref, voici comment les choses se sont passées… Vous êtessortie du palais… Je vous vois encore… Vous étiez si terrible quej’ai eu peur, moi qui n’ai jamais eu peur !…

– Continuez…

– Par sainte Marie Formose, on dirait que jetremble !… Alors, donc, vous vous êtes jetée parmi nous, etvous avez crié des choses telles que j’en sens encore mesentrailles frémissantes… et cela s’est passé au moment où lesdécharges d’arquebusades commençaient sur le peuple, et où lespiquets et les hallebardes enveloppaient les plus enragés. Alors,voilà : les hommes d’armes se sont jetés sur vous. Et moi,avec mes bravi, j’ai foncé sur les hommes d’armes, je vous ai prisedans mes bras, et je vous ai portée ici…

– Ainsi, le peuple a été vaincu ?

– Vaincu, par l’enfer ! Une centaine de morts sur laplace Saint-Marc, autant de noyés dans le canal, trois ou quatrecents blessés et des arrestations… Ah ! c’est cela le plusterrible…

– Ainsi, le peuple n’a pu pénétrer dans le palais !reprit Silvia de cette même voix monotone et concentrée.

– Entrer dans le palais ! Autant essayer de défoncerla porte de monseigneur Satanas !… Non, madame, non… Maispourquoi penser à ces choses ?… Allons, allons, dites-moi quivous êtes…

– Mais d’où est venue la révolte ? demanda Silvia.

– La révolte, madame ! Je veux que le diable me tordele cou si je sais d’où elle vient ! Ce que je sais, moi, c’estque j’ai reçu vingt écus pour moi, et deux écus pour chacun de meshommes pour crier : « Vive Roland Candiano ! »et tirer quelques coups d’arquebuse en l’air… »

Silvia écoutait maintenant, les yeux agrandis par l’attentionprofonde et par l’horreur de ce qu’elle entrevoyait.

« Si j’avais su ! continua le bandit soudain assombri,je n’aurais pas crié d’aussi bon cœur, même pour cent écus !…Car savez-vous ce qu’on dit, madame ?…

– Que dit-on ?… Voyons, parle !

– Eh bien, on dit que, à cause de nos cris, à cause de nosarquebusades, à cause du désordre que nous avons mis dans lepeuple, Roland Candiano est en prison… Malheur !… Si cela est,jamais je ne me pardonnerai !…

– Cela est ! dit Silvia. Misérable… C’est donc toi quias fomenté la fausse révolte afin qu’il fût accusé,condamné ! »

Elle se leva, formidable de fureur.

« Mais qui êtes-vous donc ?

– Je suis sa mère ! » dit Silvia en marchant surl’homme.

Le bandit tomba à genoux, son front toucha lescarreaux :

« Sa mère ! gémit-il, sa mère !… Cela devaitarriver !… Et c’est moi qui l’ai fait arrêter !…Tuez-moi ! oh ! tuez-moi !… »

La mère de Roland s’arrêta, stupéfaite.

Le bandit leva vers elle un visage sombre et bouleversé.

« Tenez, madame, reprit-il, j’ai, dans ma vie de bravo, tuébien des gens. C’est mon métier. Eh bien, pour la première fois dema vie, j’ai l’impression d’avoir commis un crime…

– Explique-toi ! dit Silvia durement…

– Votre fils… monseigneur Roland… J’ai été payé pourl’attirer dans un guet-apens. C’est lui qui m’a vaincu. Il pouvaitme tuer, il m’a fait grâce.

– Ô mon noble enfant ! murmura la mère.

– Et puis, voyez-vous, continua Scalabrino avec une sortede rudesse sauvage, ce qui m’a bouleversé l’âme, si j’en aiune ! ce n’est pas encore qu’il m’ait laissé la vie. Lavie ! je n’y tiens pas tant que cela ! Mais si vousl’aviez entendu me dire : « Tu n’as pas eupeur ! » Il m’a parlé comme on parle à un homme, sanshaine et sans mépris… Et moi, qui suis habitué à ne voir autour demoi que haine et mépris, cela m’a remué jusqu’au fond de l’être,cela m’a changé… »

Scalabrino se releva, se mit à marcher avec agitation :

« Et moi, pour le récompenser, j’ai travaillé à sonarrestation. Je ne savais pas, c’est vrai. Mais j’aurais dûsavoir !… Oui, là est le crime de ma vie. Aussi, madame, vouspouvez me tuer, si cela vous plaît. Et puis ce n’est pas tout,poursuivit-il avec désespoir. Vous qui êtes la mère de celui quifait grâce, vous croyez que j’ai voulu vous sauver ? Sachez lavérité, la sinistre vérité… Je me suis jeté sur vous et je vous aiemportée parce qu’il m’avait promis cent écus pour voustuer !…

– Et pourquoi ne m’as-tu pas tuée ?

– Ah ! voilà ! Est-ce que je sais, moi !…Dans le canal, j’ai été dix fois sur le point de vous jeter àl’eau. Ici, dans cette chambre, j’ai tâté la pointe de mon poignarden m’approchant de vous… Et je n’ai pas pu !

– Je te plains, dit Silvia, et je te pardonne.

– Elle me plaint ! Elle me pardonne ! Je tendsmes filets contre le fils, et le fils me laisse vie sauve !J’accepte d’assassiner la mère, et la mère me plaint et mepardonne ! Et voilà pourtant les êtres que frappe lemalheur ! »

Silvia alla à lui et lui prit la main.

« Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle.

– Scalabrino…

– Eh bien, Scalabrino… veux-tu réparer le mal que tu asfait ? Veux-tu m’aider à sauver mon fils ? Veux-tu être àmoi jusqu’à ce que Roland soit libre ? Veux-tu, sur un signede moi, entreprendre l’impossible, frapper qui je te dirai defrapper, ne plus t’appartenir, être dans ma main l’arme prudente etimpitoyable dont je dirigerai les coups ? »

Le bandit étendit la main comme pour un solennel serment.

« De ce moment, dit-il, je suis à vous. Commandez, j’obéis.Je suis votre esclave. Et dès cette minute, je vous dis : Parquoi ou par qui faut-il commencer ? Qui dois-je frapper toutd’abord ?… »

Et la mère de Roland, d’une voix sourde, répondit :

« Léonore Dandolo !… »

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