Le Pont des soupirs

Chapitre 4LE CONSEIL DES DIX

La salle du Conseil des dix se trouvait dans le palais ducal quicontenait aussi la salle des Inquisiteurs d’État – doublemenace ! Les Dix et les Inquisiteurs vivaient dans l’ombreautour des doges : deux pinces de la même tenaille toujoursouverte pour broyer. Lorsque le doge était homme de proie etd’ambition, il essayait de saisir les deux pinces, et la tenailleservait alors à broyer le peuple. Lorsque le doge était homme deliberté, lorsqu’il était suspect au patriciat, comme Candiano,c’est sur lui et les siens que se refermaient les dents de laterrible machine politique.

Foscari entra dans la salle du Conseil. Il prit place dans unestalle de bois sculpté en face des dix stalles dont une seule étaitinoccupée : celle de Davila !

Le Grand Inquisiteur était entré seul. Qu’était devenuRoland ?

Les neuf membres du Conseil des Dix, constitués en tribunalsecret, étaient à leurs places.

« Messieurs, dit Foscari, depuis longtemps vous connaissezles menées souterraines de Roland Candiano. Dans votre esprit, ilest condamné. Est-ce exact ? »

La plupart des neuf inclinèrent la tête, gravement.

« L’occasion seule nous faisait défaut. Nous avons ce soirle flagrant délit de trahison. Les hurlements de la plèbe quientoure ce palais en acclamant le traître sont la plus terrible etla plus précise des accusations. Est-ce vrai ? »

Le même signe fut répété, mais par cinq seulement des neufjuges.

« Messieurs, continua le Grand Inquisiteur, en ce moment,les minutes sont précieuses. La révolte qui menace nos privilègesdoit être étouffée dès ce soir. Roland Candiano a soulevé lesmariniers ; Roland Candiano a fomenté l’insurrection contre lepatriciat. La formalité que nous accomplissons nous sauvera àcondition d’être rapide.

– Votons ! dit Mocenigo, l’un des Dix.

– L’un des nôtres manque, observa Grimani.

– C’est vrai ! ajoutèrent deux ou trois autres. Nousne pouvons voter ! »

Altieri essuya son front couvert de sueur.

Foscari eut un sourire implacable.

« L’un des vôtres est absent, et vous allez savoirpourquoi, dit-il. Mais avant de vous expliquer comment la stalle del’illustre Davila est vide…

– Avant de vous parler de Davila, reprit le GrandInquisiteur, finissons-en avec les formalités que nous impose laloi ! »

Foscari sortit de sa stalle et alla lui-même ouvrir toute grandela porte du fond – non celle par où il était entré, mais une portequi donnait sur une salle vide. C’est là que devaient se tenir lestémoins venant déposer. Des témoins, il n’y en avait jamais… Jamaispersonne ne se présentait à l’appel de l’Inquisiteur. Mais la loiexigeait cet appel.

À haute voix, sur le seuil de la porte, Foscari parla avecsolennité :

« Que celui qui nous a dénoncé Roland Candiano pour lesalut de la république, que celui-là, s’il est ici, entre et parleselon sa conscience ! »

Il attendit un instant, puis regagna sa place.

Comme il atteignait sa stalle, il perçut qu’un frémissementagitait les juges. Il se retourna et demeura stupéfait.

Une femme était là, dans l’encadrement de la porte qu’il venaitde quitter !… Cette femme, c’était la courtisaneImperia !…

Foscari se remit aussitôt de son trouble.

« C’est vous, demanda-t-il, qui avez dénoncé RolandCandiano ?

– C’est moi ! dit Imperia.

– Parlez donc librement et sans crainte. »

– Je vais dire… toute la vérité… toute, oh !toute ! si affreuse qu’elle soit !… »murmura-t-elle.

À ce moment, la porte qui donnait du côté de la salle des dogess’ouvrit, et Léonore parut.

La parole expira sur les lèvres d’Imperia. Ses yeux se fixèrentsur la jeune fille avec une expression d’intraduisible haine.

« Qui ose pénétrer ici ? » tonna Foscari.

D’un pas rapide, Léonore s’était portée au milieu de lasalle.

Elle se tourna vers les juges et d’une voix brisée desanglots :

« Pardonnez-moi… je viens le défendre !… »

Elle était si belle, ses yeux baignés de larmes exprimaient unetelle douleur qu’une prodigieuse émotion fit palpiter ceshommes ! seul, Altieri demeura affaissé à sa place, en proie àun vertige de jalousie, se demandant s’il n’allait pas se tuer d’uncoup de poignard.

Lentement, Imperia s’était reculée.

Léonore la vit-elle seulement ? Ce n’est pas probable. Ettout de suite, elle commençait à parler.

« De quoi l’accusez-vous ?… Qu’a-t-il fait ? Ildevait être de retour au bout d’une heure, et l’heure s’écoule… Oùest-il ?… Seigneurs, chers seigneurs, je reconnais parmi vousdes hommes qui étaient ses amis… Vous, Altieri, comme il vouschérissait !… Et vous, Mocenigo, il s’est battu pourvous !… Et vous, Grimani, ne l’avez-vous pas souventaccompagné chez mon père ?… Et vous, Morosino, il a sauvévotre fils ! Vous étiez ses amis… Et vous êtes là pourl’accuser, pour le juger, le condamner ! Chers seigneurs, sivous me l’enlevez, ôtez-moi la vie, arrachez-moi l’âme, puisqu’ilest mon âme et ma vie… Vous vous étonnez ! Comme si uneDandolo ne savait pas son devoir !… Une de mes aïeules a sauvéla république… je puis bien, moi, sauver mon époux ! J’ai ledroit d’être ici ! Je veux savoir ?… De quoil’accuse-t-on ?… Qui l’accuse ?…

– Moi », dit Imperia.

Léonore eut un sursaut d’horreur, et se tournant vers lacourtisane qui s’avançait, fixa sur elle des yeux hagards.

« Vous madame !… Qui êtes-vous ?…

– Vous allez le savoir ! Je me nomme Imperia… j’exercedans Venise un métier que j’ai exercé à Rome. Je suis une pauvrefemme souillée… Je fais profession de ma beauté. Comprenez-moibien, madame, je suis une courtisane… »

Tout ce que la jalousie et la haine peuvent mettre de poisondans des paroles, Imperia le mit dans ces mots.

Léonore secoua la tête.

« C’est moi qui ai dénoncé Roland, acheva Imperia.

– C’est vous… qui dénoncez… Roland !… bégayaLéonore.

– Moi, madame. J’ai dénoncé… j’accuse Roland Candianod’avoir comploté la destruction de l’État en frappant les membresdu Conseil l’un après l’autre… »

L’accusation était si formidable que les juges en frémirentd’épouvante. Léonore, d’un geste de folie, écarta les cheveux quifrissonnaient sur son front. Aucun cri ne s’exhala de sa gorgeserrée. De la même voix basse et tremblante, ellemurmura :

« Des preuves… une telle infamie… oh ! madame…

– Des preuves ! exclama la courtisane. Despreuves ! J’ai moi-même surpris le complot, chezmoi. »

Un cri d’atroce désespoir s’exhala cette fois de la gorge deLéonore. Elle bondit vers la courtisane, saisit ses mains, plongeason regard dans les yeux d’Imperia.

« Chez vous !… Vous dites que Roland est venu chezvous !…

– Qu’y a-t-il là d’étonnant ?… Il y venait tous lessoirs… un peu après minuit… »

La jeune fille eut un tremblement de tous ses membres. Ellesentit ses yeux se voiler et ses tempes battirent violemment.

« Madame… par pitié ! ne vous jouez pas de mondésespoir… La vérité… dites-moi la vérité… dites-moi que j’ai malentendu… mal compris… que Roland ne venait pas chez vous…

– C’est chez moi que les choses se sont passées, ditfroidement Imperia. C’est chez moi que Roland Candiano a, la nuitdernière, commencé à exécuter son complot en frappant l’un desvôtres, seigneurs juges !… »

Un sourd grondement parcourut les stalles, et tous les yeux seportèrent vers la place inoccupée.

« Davila a été assassiné ! » proclamaFoscari.

Léonore avait reculé les mains à ses tempes, les yeuxinvinciblement attachés sur la courtisane. Et elle entenditl’abominable vérité que la courtisane expliquait auxjuges :

« Il me reste, seigneur, à vous dire pourquoi RolandCandiano a frappé Davila, le premier de vous tous… Le malheureuxDavila est mourant chez moi. Il est certain qu’il sera mort demain…Voici comment la chose s’est passée : Roland Candiano asurpris Davila chez moi, dans mon palais. Il l’a frappé d’un coupde poignard. Car chacun sait que, de tous mes amants, RolandCandiano était certes le plus amoureux, et le plusjaloux… »

Ce fut, sur les lèvres de Léonore, une plainte si navrante qu’untressaillement de pitié parcourut les stalles du Conseil.

Imperia penchée en avant, écoutait le gémissement, elle aussi,de toute son âme.

Inconsciente, bouleversée, Léonore se dirigeait vers la porte,avec une seule idée encore vivante :

S’en aller bien loin… fuir… et mourir, seule, loin de tout,mourir avec, sur les lèvres, cette plainte navrante qui luiéchappait sans qu’elle en eût conscience…

Elle atteignit la porte. Elle allait disparaître.

À ce moment, elle s’arrêta et se retourna soudain, commegalvanisée par un espoir insensé, foudroyant, avec une clameur dejoie impossible à traduire !… Altieri aussi se retourna, maislivide d’angoisse ! Imperia aussi se retourna, mais blanched’épouvante !

C’est qu’un huissier venait d’entrer dans la salle par l’autreporte. Et cet huissier annonçait :

« Messeigneurs les juges, voici le noble et illustre JeanDavila qui vient prendre sa place parmi vous !… »

Davila !… C’était Jean Davila qui venait !… Par quelprodige d’énergie ?… Comment ? Pourquoi ? Quevoulait-il ?

Ce qu’il voulait !… Se venger d’Imperia ! Tout cequ’il y avait encore en lui de vie, d’âme et de souffle secondensait intensément dans cette volonté farouche.

Et pour se venger d’Imperia, sauver Roland Candiano !…

Il était venu, au risque certain d’achever par ce suprême effortce que le poignard d’Imperia n’avait pas fait sur lecoup !

Indescriptible fut l’effet produit par la soudaine apparitiondes quatre laquais herculéens qui portaient un large fauteuil etentrèrent d’un pas pesant. Jean Davila était assis, livide.

Un silence de mort pesa sur ce drame poignant.

Alors, la voix de Foscari s’éleva :

« Jean Davila, cette femme accuse Roland Candiano de vousavoir frappé. Vous qui allez mourir, qu’êtes-vous venu attesterdevant vos pairs ?… »

Les neuf juges se penchèrent pour recueillir la parolesuprême…

Léonore ferma les yeux et joignit les mains… Imperia se ramassasur elle-même comme pour recevoir le coup fatal…

Jean Davila appuya ses deux mains sur les bras du fauteuil.

Et sa voix, faible pourtant comme un souffle d’outre-tombe,retentit avec une étrange sonorité :

« J’atteste… que… »

Il haleta… ses yeux se convulsèrent…

« Parlez ! dit Foscari. Parlez, juge qui allezcomparaître devant votre juge ! »

Davila se débattit une seconde dans un spasme.

« J’atteste… j’at… »

L’horreur de la mort, tout à coup, se plaqua sur sonvisage ; une mousse de sang rougit sa bouche ; ils’abattit.

Foscari se pencha, le toucha, puis se releva :

« Messieurs, votre pair Jean Davila est mort… »

Silencieusement, les juges se découvrirent.

« Mort, continua Foscari, mort en accomplissant son devoir,mort en attestant que cette femme nous a dit lavérité !… »

Un râle funèbre lui répondit… Tous se retournèrent…

Et ils la virent, aussi blanche que Davila, se traîner vers laporte, l’ouvrir de ses mains convulsivement agitées, et s’en aller,lentement, courbée, dans une douleur sans nom…

En même temps, les clameurs lointaines se rapprochèrent etretentirent avec une violence de tempête.

« Messieurs, cria Foscari, dont les yeux flamboyèrentalors, demain nous déciderons la peine qu’il convient d’appliquer àRoland Candiano. Ce soir, étouffons la révolte !… Altieri,vous avez le commandement des hommes d’armes… Messieurs, l’émeutegronde… Chacun à votre poste de bataille !… »

Altieri, d’un bond, s’élança sur les traces de Léonore.

Foscari demeura le dernier.

Au moment où, ayant regardé avec un énigmatique sourire lecadavre de Jean Davila, il allait s’éloigner, un homme parut et secourba très bas devant lui en murmurant :

« Ai-je bien travaillé pour votre gloire et votrepuissance, maître ?

– Oui, Barbo, dit Foscari ; tu as bientravaillé ; tu es un serviteur formidable. Va, nouscompterons ensemble, quand…

– Quand vous serez doge de Venise et maître de la hauteItalie, monseigneur ! »

Sur la place Saint-Marc, des arquebusades éclataient parmi deshurlements, des imprécations et des clameurs furieuses…

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