Le Pont des soupirs

Chapitre 32LES REMPARTS DE GOVERNOLO

Roland, ayant tiré la vaste table à laquelle, quelques instantsauparavant, il était assis auprès de Jean de Médicis, s’étaitacculé à un coin de la tente.

Autour de lui, de l’autre côté de la table, les officiers duGrand-Diable, hurlant et gesticulant, se pressaient, se gênaientl’un l’autre. Au-dehors, le camp était en rumeur.

« Trahison ! Aux armes ! »

Ces cris éclataient de toutes parts.

Tout cela s’était passé en quelques secondes.

Roland, de sa main droite, tenait la lourde épée de bataille.Cette épée qui semblait légère comme une plume à sa main nerveuse,tourbillonnait, et déjà trois des vaillants qui avaient escaladé latable étaient tombés en inondant de sang les planches que le vinavait tachées de rouge.

Cependant sa main gauche, derrière son dos, fourrageaitfurieusement dans la toile de la tente.

Il y eut soudain une poussée plus violente.

Des cris féroces éclatèrent.

Et la voix du Grand-Diable domina le tumulte :

« Tuez ! Tuez !… »

D’un bond, une vingtaine d’officiers et de soldats avaient sautésur la table et se ruaient sur Roland. Vingt épées se dirigèrentsur lui, de haut en bas…

Soudain, il disparut.

« Il est tombé ! vociférèrent les assaillants.

– Il a son compte, rugit un officier.

– Il se sauve ! hurla le Grand-Diable. Arrête !tue !… »

Et blanc de fureur, de la main il désignait une large fente quibéait sur les flancs de la tente.

Pendant qu’il tenait ses adversaires en respect, Roland, de sonpoignard incrusté à sa main gauche, avait déchiré la toile, et aumoment où il allait être atteint, s’était évanoui par la déchirurequ’il venait de pratiquer dans toute sa hauteur, d’un effortfurieux.

La tente se vida en un instant.

Des centaines de soldats se mirent à battre les épais bouquetsde chênes… Toute recherche fut inutile : Roland avaitdisparu.

La colère de Jean de Médicis fut terrible. Tout ce qu’ilconnaissait de jurons et d’imprécations, il le vociféra.

Mais comme il était homme de méthode, comme d’ailleurs il avaitbu plus que de raison et qu’il se sentait les paupières lourdes, ilremit à plus tard sa vengeance contre le fugitif, et se jetant surson lit de camp, s’endormit d’un profond sommeil.

À l’aube selon les ordres qu’il avait donnés, il futréveillé.

Il monta aussitôt à cheval, avec quelques officiers, et suivid’une centaine de cavaliers seulement, se dirigea vers Governolodont les remparts se dressaient à une demi-lieue du camp.

Il s’enquit tout d’abord de savoir si on avait retrouvé lefugitif, et comme on lui répondait qu’aucune trace n’en avait ététrouvée, il secoua la tête en grommelant :

« Roland Candiano m’a menacé, il m’a mortellement offensé.Je le retrouverai. Et ce jour-là, il subira le même supplice queson père. »

Là-dessus, il piqua droit vers les remparts.

Jean de Médicis avait résolu de donner assaut à la forteresse deGovernolo le lendemain ou le surlendemain. L’aventure de la nuitprécipita sa décision. Il prit le parti de marcher le jourmême.

En effet, la conversation qu’il avait eue avec Roland Candianolui avait ouvert de nouveaux horizons. Les propositions de Foscaril’enthousiasmaient. Et il voulait agir vite afin d’envoyer aussitôtaprès la prise de la forteresse un émissaire au doge de Venise.

L’émissaire devait d’abord dire à Foscari que Jean de Médicisacceptait en principe le projet d’alliance, et lui indiquer un jouret un lieu de rendez-vous.

Puis il devait aussi lui recommander de se défier de Roland, des’emparer de lui et de le livrer au Grand-Diable.

Ces divers projets arrêtés dans son esprit, Jean de Médicis nesongea plus qu’à assurer le succès de l’assaut.

Pour cela, il voulait étudier une dernière fois les abords de laforteresse et trouver son point faible, afin de concentrer sur unseul côté tous ses efforts.

C’était une tactique qui jusqu’ici lui avait toujoursréussi : il lançait toutes ses troupes sur un point unique,faisait la brèche ou jetait des échelles et entrait.

Un temps de galop d’un quart d’heure l’amena à une portée demousquet des remparts.

Alors, il fit faire halte à sa troupe et s’avança suiviseulement de deux de ses lieutenants à qui il voulait donner desinstructions précises.

Il allait au pas, étudiait la situation avec ce soin qui étaitune des principales causes de ses succès antérieurs.

Sur les remparts de Governolo, il y avait peu de monde.

Des soldats en sentinelle suivaient des yeux la manœuvre de Jeande Médicis. Ils le saluèrent de quelques coups d’arquebuse, et leGrand-Diable, tout en continuant sa route, se contenta de se mettrehors de portée.

Il s’arrêta enfin à l’ouest de la forteresse.

Là, les remparts étaient évidemment en mauvais état ;quelques coups de bombarde devaient facilement pratiquer unebrèche.

Les assiégés, surpris par la brusque arrivée de l’armée deMédicis, n’avaient pas eu le temps de réparer ce côté et s’étaientcontentés de boucher avec des pièces de bois les trous de lamuraille, plutôt pour essayer d’en masquer le délabrement que dansl’espoir de les renforcer.

En outre le fossé, qui était partout à pic, était de ce côtéd’une descente praticable. Sans doute les habitants avaient prisl’habitude de descendre à cet endroit dans le fossé, des sentierss’étaient peu à peu établis, des terres avaient déboulé.

Le Grand-Diable, ayant fait ces remarques, tressaillit dejoie.

« Governolo est à nous », dit-il.

Comme il disait ces mots, deux coups de feu retentirentsuccessivement.

Les deux officiers qui accompagnaient Jean de Médicis tombèrent,l’un tué sur le coup, l’autre grièvement blessé à l’épaule.

Le cheval du Grand-Diable se cabra.

Mais son cavalier le maintint en place.

Jean de Médicis était d’une bravoure physique à touteépreuve ; sa témérité était proverbiale. Au lieu de rendre lamain au cheval effrayé qui voulait fuir, il le tint dans les rêneset regarda autour de lui. En avant des remparts, d’une touffe deronces, un homme s’était levé. C’était évidemment celui qui venaitde faire feu sur les deux officiers.

Jean de Médicis constata avec stupeur que cet homme était seul,et que loin de s’enfuir, il paraissait vouloir attirer sonattention.

À ce moment, l’homme lui cria :

« Jean de Médicis, j’ai encore un pistolet chargé et monpoignard. Tu as tes pistolets et ton épée. Je t’offre lecombat.

– Roland Candiano ! gronda le Grand-Diable ;c’est mon digne patron qui me l’envoie. »

En même temps, il tira de ses fontes ses deux pistolets, prit sabride entre les dents, et ainsi armé, piqua sur Roland.

À dix pas, il fit feu coup sur coup.

Un troisième coup de feu éclata.

Jean de Médicis roula de son cheval. Roland jeta le pistoletfumant qu’il tenait à la main et s’avança vers le blessé.

Le Grand-Diable avait les yeux fermés.

Il était livide, de cette lividité spéciale dont la mort prochemasque les visages qui se tournent vers le néant éternel.

Il était sur le dos, les bras en croix. Roland, les lèvrescrispées par un sombre sourire, le contempla un instant.

« Il n’est pas mort, pensa-t-il, mais dans peu d’heures, cesera fini. »

Il se pencha alors.

À ce moment, Jean de Médicis ouvrit les yeux.

« Puis-je quelque chose pour vous ? demandaRoland.

– Va-t’en au diable !

– Jean de Médicis, vous vous êtes fait mon ennemi, alorsque je venais loyal et confiant, vers vous. Je vous apportais lapreuve de ma loyauté et de ma confiance. Vous m’avez considérécomme un ennemi. Je vous ai donné à choisir entre le crime et lajustice. Vous avez choisi le crime. Je vous ai alors condamné. Jeande Médicis, ainsi seront frappés les amis de mes ennemis.

– Et que feras-tu donc à tes ennemiseux-mêmes ? » râla Jean de Médicis.

Roland eut un effrayant sourire.

« Oh ! ceux-là, je ne veux pas les frapper… »

Il y eut un instant de silence lugubre. Roland reprit :

« Jean de Médicis, je vous ai frappé sans haine ; j’aisimplement supprimé un obstacle. Aussi je vous répète maquestion : puis-je quelque chose pour vous ? Quoi quevous me demandiez, je vous jure de l’exécuterfidèlement… »

Le Grand-Diable regarda Roland de ses yeux troubles où nageaientdéjà les vapeurs de la mort.

Il eut un rire sauvage, ses poings se crispèrent, ses yeux seconvulsèrent ; il se tint immobile, tout raide…

Roland poussa un profond soupir, et s’éloignant, sans tourner latête, descendit dans le fossé où il disparut.

Cependant, le Grand-Diable n’était pas mort encore.

Une vingtaine de soldats de Governolo avaient assisté du hautdes remparts à la scène rapide que nous venons de retracer.

Ils descendirent, s’approchèrent du blessé, en qui l’un d’euxreconnut Jean de Médicis.

Aussitôt, ils organisèrent un brancard.

Un quart d’heure plus tard, des vivats retentissaient dansGovernolo, les cloches sonnaient à toute volée…

Et le brancard, sur lequel était étendu Jean de Médicis mourant,traversait les ruelles au milieu d’une joie terrible.

Ce fut ainsi que le Grand-Diable fit son entrée dans laforteresse de Governolo.

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