Le Pont des soupirs

Chapitre 33UNE LETTRE DE L’ARÉTIN

À Venise, au palais ducal, dans le cabinet particulier des dogesque Titien a, vers cette époque, enrichi de fresques admirables,Bembo et Foscari étaient seuls et causaient à voix basse.

« Voilà douze jours écoulés, disait le doge, continuantsans doute une conversation commencée déjà, et Pierre Arétin nerevient pas.

– Je passe régulièrement chez lui tous les jours, répondaitle cardinal ; on n’y a reçu encore aucune nouvelle. »

Il y eut un long silence.

Le doge fixait un sombre regard sur le feu qui crépitait.

« Bembo, dit-il tout à coup, regarde ce bois embrasé. Nedirait-on pas une place forte avec des tours formidables ?…Voici des créneaux, des ponts-levis, tout un hérissement de chosesterribles, et cela forme une place invincible… Bon ! touts’écroule !… Il n’y a plus qu’une ville ruinée, des décombres,des murs jetés bas… Que s’est-il passé ? Quel mystérieuxtravail a miné la puissance orgueilleuse des tours qui s’élevaienttout à l’heure ?… Il a suffi d’un rien…

– Chassez ces images, monseigneur, dit Bembo, votrepuissance n’est pas menacée. »

Le doge se leva, alla lentement à une fenêtre et fit signe àBembo de s’en approcher.

Il souleva le lourd rideau de brocart.

« Que vois-tu ? demanda-t-il.

– Je vois, dit Bembo, une ville superbe et majestueuse avecses dômes, ses flèches hardies, ses mille canaux couverts degondoles. Je vois un peuple affairé sous un ciel pur que traversentdes vols de colombes. Et je me dis, monseigneur, que tout cela està vous ! Je me dis que si vous êtes aujourd’hui le chef decette république, vous en serez le maître quand il vous plaira.Voilà ce que je vois, monseigneur !

– Et moi, dit Foscari, voici ce que jevois ! »

En faisant faire un quart de tour à Bembo, du doigt il luidésigna la sombre masse du sarcophage de pierre qui unissait lepalais aux prisons.

« Le Pont des Soupirs ! » murmura Bembo enpâlissant.

Le doge, avec la même lenteur, revint prendre sa place auprès dufeu.

« Je m’approche rarement de cette fenêtre, dit-il alors,car mes yeux sont invinciblement attirés vers le pont maudit quetant de doges avant moi ont franchi en hurlant d’épouvante.

– Monseigneur…

– Bembo, je te dis que le sang appelle le sang ! Je tedis que le fils de Candiano rôde autour de moi !… Je te disqu’il est de par le monde d’inéluctables et mystérieuses justices,et que le justicier approche. »

Bembo se mit à ricaner :

« Roland Candiano, monseigneur, ne tardera pas à tomberdans nos mains… et alors !…

– En attendant, il est libre !… Tiens, Bembo, depuisquelque temps, il me semble que je suis condamné. J’ai surprisautour de moi, dans les yeux de certains officiers, des regards quim’ont épouvanté…

– Que ne faites-vous saisir ces hommes ?

– Je te dis que dans les fêtes mêmes que je donne, despatriciens semblent échanger des paroles que je n’entends pas, maisqui résonnent sourdement dans ma pensée…

– Pourquoi ces gens sont-ils encore libres etvivants ?…

– Patience, Bembo ! fit le doge en posant sa main surune feuille de papier qui était devant lui. Voici la liste. Elles’allonge tous les jours. »

Bembo jeta un regard sur le papier et vit qu’une centaine denoms y étaient déjà inscrits.

« Patience ! reprit le doge ; je frapperai uncoup si terrible que, de vingt ans, Venise n’osera lever la tête…Mais, pour cela, il faut d’abord deux choses. D’abord que Candianosoit pris. Tant que cet homme sera libre, tant qu’il sera à la têtedes bandes qu’il a organisées, j’ai tout à redouter, et il faut queVenise n’ait pas peur de moi !… Puis il faut aussi, il fautsurtout que Jean de Médicis accepte l’alliance. Comprends-tu maforce alors ! Comprends-tu la terreur qui frappera ceux quiconspirent lorsqu’ils sauront que l’armée du Grand-Diable est à madisposition !… Alors, vraiment, je serai le maître… alors jepourrai agir…

– J’admire votre génie ! dit Bembo avec un accent desincérité réelle.

– Comprends-tu ? continua le doge en s’animant.Comprends-tu maintenant pourquoi j’ai songé à Jean deMédicis ? Comprends-tu que j’attende le retour de PierreArétin avec l’impatience frénétique du condamné au moment où lesjuges ont prononcé leur arrêt ?

À ce moment, le serviteur qui entretenait le feu et qui était levalet de confiance de Foscari entra.

Il présenta au doge une lettre sur un plateau d’argent, etdit :

« Messire Pierre Arétin fait apporter cette missive àMonseigneur et le supplie de l’excuser : malade, au lit, il nepeut venir lui-même. »

Le doge avait saisi la lettre.

Le valet, s’étant incliné, avait disparu.

Foscari ouvrit la large enveloppe et lut les premièreslignes.

Il devint livide et la lettre lui tomba des mains.

Bembo la saisit et, à son tour, parcourut les premièreslignes.

Elles étaient ainsi conçues :

« Au très puissant et très illustre seigneur doge de lasublime république de Venise.

Monseigneur,

Daigne Votre Haute Excellence me pardonner ; ce quej’ai à dire est si affreux que le courage me manque, en même tempsque les forces. Si triste est la nouvelle dont je suis le désolémessager que tout à l’heure, en arrivant, j’ai dû prendre le lit,malgré les soins empressés de mes serviteurs, malgré une excellentetisane que me fit avaler Périna, l’une de mes servantes.

En un mot, voici cette nouvelle terrible que j’écris entremblant :

L’illustre Jean de Médicis est mort…

« Mort ! Le Grand-Diable est mort ! »exclama sourdement Bembo.

Foscari garda le silence.

De tragiques pensées évoluèrent en ce moment dans le cerveau decet homme. Il voyait d’un coup s’effondrer son rêve de puissancecomme il avait vu s’effondrer les tours de feu qui s’élevaient dansle brasier de la cheminée.

Il voyait déjà triomphantes les conspirations qu’il devinaitautour de lui.

« C’est le coup fatal ! » murmura-t-il enfin.

Et ils échangèrent un long regard plein d’angoisse.

Puis, lentement, le doge reprit la lettre qui s’étalait sur latable.

Maintenant, il voulait être sûr du malheur, il était avide d’enconnaître les détails… Il tendit le papier à Bembo et luidit :

« Lis… lis tout… Je veux savoir… »

Et Bembo, d’une voix basse comme s’il eût récité quelquerequiem monotone, se mit à lire :

L’illustre Jean de Médicis est mort… Ce cher seigneur, objetde ma profonde affection et de mon admiration sans bornes, a expirépour ainsi dire dans mes bras, ou tout au moins sous mesyeux[4] . Il a été frappé d’un coup de fauconneauà la jambe mardi matin en approchant des remparts de Governolo– d’autres disent d’un coup de pistolet. Avec son ordinairetémérité, il s’était avancé presque seul, accompagné pour touteescorte de deux officiers. Ses deux compagnons tombèrent lespremiers. Il fut frappé, lui troisième, par un homme qui n’étaitpas de Governolo, que nul ne connaît. Pourtant, plusieurs affirmentque cet homme est Vénitien, et certains vont même jusqu’à jurerqu’ils auraient reconnu en lui le fils de l’un des anciensdoges de Venise…

« Roland Candiano ! murmura Foscari avec un sourirelivide.

– Fatalité ! gronda Bembo.

– Continue ! continue !… »

Bembo reprit sa lecture :

À peine avait-il reçu le coup fatal, toute l’armée futfrappée de mélancolie et de terreur. Adieu à l’audace et à lajoie ! Chacun s’oubliant soi-même se plaignait du sort quimenaçait ce noble duc au commencement de ses nouveaux exploits. Onparlait de son âge à peine mûr, de ses vastes desseins, de ce qu’ilaurait pu accomplir, et de son intrépidité sans égale, et de saprévoyance, et de sa fureur guerrière, et de son astuce admirable.Enfin, la neige tombait sous l’ardeur de ses plaintesuniverselles[5] .

Porté dans Governolo, il est ensuite rendu à ses valeureuxsoldats qui viennent le chercher en pleurant et l’emportent aucamp. Alors Jean de Médicis demanda à être transporté dans Mantoueauprès de Frédéric de Gonzague qui, bien que son ennemi, voulut lerecevoir.

Nous nous mîmes en route, tout pleurant, et bientôt nousentrâmes dans Mantoue ; la civière fut portée au palais etJean fut mis au lit. Il faisait nuit. Alors, je m’approchai de luien lui disant :

Je ferais injure à votre grande âme si je vous parlais de lapeur de la mort et si je voulais vous persuader ce que vous savezdéjà. Le plus grand bien de la vie c’est d’agir librement ;que ce soit donc de votre gré et par une résolution toutepersonnelle que vous vous laissiez opérer. En huit joursvous serez guéri. Vous porterez la béquille sans doute, mais cesera pour vous une marque d’honneur. – Eh bien !qu’on en finisse, s’écria-t-il.

Les vomissements le prirent presque aussitôt. Ildit : « Voici les grands symptômes, ce n’estplus à la vie qu’il faut penser. » Puis, joignant lesmains : « Je fais vœu d’aller àCompostelle. » Et ils ordonnèrent qu’on cherchât huitou dix hommes pour tenir le patient. Il se mit àsourire : « Vingt hommes ne m’effraieraientpas », dit-il.

Se levant d’un air assuré, il prit lui-même le flambeau etle tint pendant qu’on lui coupait la jambe. Je m’enfuis en mebouchant les oreilles. Cependant, j’entendis qu’ilm’appelait ; je revins. « Je suisguéri ! » s’écria-t-il.

Il se fit apporter sa jambe coupée et se mit à jouer avecelle et à se moquer de nous.

Mais deux heures après, les douleurs reparurent. Comme jel’entendais se démener dans sa chambre, je me rhabillai, carj’étais couché, et j’accourus. Il avait le délire et répéta àdiverses reprises une phrase que j’ai retenue :

– Pourquoi, disait-il, ai-je choisi le crime et non lajustice ?… Seigneur ! Seigneur ! Voici le justicierqui vient !… »

Bembo s’arrêta, haletant.

« Le justicier qui vient ! répéta Foscari hagard.

– C’est dans la lettre, monseigneur.

– Continue ! continue !… »

Le cardinal poursuivit d’une voix étranglée :

Au lever du jour, sa raison lui revint. Mais le mal avaitempiré. Il fit son testament, distribua beaucoup de cadeaux à sesamis, et voyant le confesseur arriver : « MonPère, dit-il, mon métier est celui des armes, j’ai vécu comme unsoldat. J’aurais vécu comme un moine si j’avais porté votre habit.Je n’ai rien à confesser… et cependant… cependant… oui, je crois…que j’aurais dû écouter… celui qui est venu… »

Il fut alors évident que sa raison l’abandonnait ànouveau. Bientôt la mort qui l’appelait sous la terre annonça sonapproche. Parents et domestiques vinrent sans ordre et en fouleassiéger son lit. Lui, appelait ses soldats. Mais le seigneur deGonzague ne leur avait pas permis d’entrer dans Mantoue. Il essayade parler de la guerre. Puis, tout à coup, il ferma les yeux enprononçant un nom que nul n’entendit. Et il expira tandis que tousles assistants éclataient en larmes.

Tels ont été, seigneur Doge, les derniers moments de cethomme d’une vigueur d’âme extraordinaire, dont toutes les parolesétaient des actions. L’Italie saura bientôt ce qu’elle aperdu.

Quant à moi, je perds une illustre amitié, et ma douleurserait consolable si je n’avais eu au moins cette dernière joiebien triste et bien amère de le revoir à l’heure de sa mort et delui montrer combien je lui étais attaché.

Cette joie, monseigneur, si douloureuse, n’en est pas moinsune joie dans un cœur où l’amitié exerce des droits souverains. Etc’est à vous que je la dois. Je vous en aurai toute la vie unereconnaissance digne de vous et de moi, digne aussi de celui qui avoulu que je fusse envoyé par vous à Jean de Médicis en un telmoment.

Pardonnez-moi de ne pouvoir moi-même vous apporter, aveccette triste nouvelle, l’hommage de l’affection et de l’admirationque vous m’avez inspirées. Les larmes qui ne cessent de couler demes yeux m’eussent sans doute empêché de parler.

Je suis, monseigneur, de votre illustre Excellence, le trèsfidèle et très obéissant serviteur.

PIERRE D’AREZZO.

Bembo, ayant achevé la lecture de cette lettre, regardasilencieusement le doge. Foscari semblait abattu. Cet homme si fortqui, depuis de longues années, suivait avec une implacable rigueurla ligne ascendante que s’était tracée son ambition, qui ne s’étaitjusqu’alors laissé terrasser par la mauvaise fortune ni étourdirpar la bonne, murmura avec un visible accablement :

« Cela est un terrible malheur.

– Un revers tout au plus, dit Bembo.

– Un revers qui peut être le commencement d’undésastre.

– Monseigneur, je vous ai vu plus calme dans descirconstances plus périlleuses.

– C’est qu’alors les circonstances seules menaçaient.

– Que voulez-vous dire, monseigneur ? »

Le doge se leva, saisit la lettre de l’Arétin, la parcourutcomme pour bien se convaincre qu’il n’y avait plus d’espoirpossible.

Son doigt se posa sur cette ligne qui, relatant l’agonie duGrand-Diable, répétait les mystérieuses paroles échappées à sondélire.

Bembo tressaillit.

« C’est le Justicier qui vient ! murmura-t-il enlisant.

– Oui, Bembo, dit le doge, ne vois-tu pas quelque chosed’extraordinaire dans ce fait que Jean de Médicis a succombé sousles coups de Roland Candiano ?

– Il n’est pas prouvé que ce soit lui !

– Allons donc ! C’est lui, te dis-je ! C’estlui !

– Candiano n’a jamais eu la moindre relation avec Jean deMédicis. Candiano était à Venise il y a une dizaine de jours. Ilest poursuivi, traqué. Quelle apparence qu’il ait été trouver Jeande Médicis dans son camp ? Et même, si cela était, pourquoil’aurait-il tué ?…

– Pourquoi ? gronda sourdement le doge,pourquoi ?… Ne vois-tu pas que cet homme a su mes intentions.Comment ? Je ne sais. Mais il a su ! Je vois clair dansce sinistre événement. Roland Candiano a vu Jean de Médicis, parceque Jean de Médicis pouvait et devait me sauver !

– Il faut savoir l’exacte vérité ! s’écria Bembo quise leva en frémissant. Je vais de ce pas chez l’Arétin. Dans uneheure je saurai…

– Va, mon ami, va et reviens vite… » Bembo sortit entoute hâte.

L’abattement du doge le gagnait ; mais, chez lui, cetabattement prenait la forme de l’épouvante.

*

* *

Trois heures avant que la lettre fût remise au doge, un hommeétait entré dans le palais de l’Arétin.

« Le seigneur Arétin est en voyage, dit le serviteur auquels’adressa cet homme, et on ne sait quand il sera de retour.

– C’est bien, mon ami : allez dire à votre maître, quevous trouverez dans son cabinet de travail, que je viens de la partdu Grand-Diable. »

Le valet regarda avec effarement celui qui parlait ainsi. Maisil obéit et quelques instants plus tard revint chercher l’inconnuqu’il conduisit aussitôt auprès de l’Arétin en lui prodiguant lesmarques de respect.

« Vous enfin ! s’écria Arétin en apercevant Roland. Jevous avoue par ma foi que je commençais à m’ennuyer.

– Nul ne s’est douté que vous étiez resté àVenise ?

– J’en réponds. La consigne était formelle. Vous avez dûvous en apercevoir.

– Vous n’êtes pas sorti une seule fois ?

– Ni jour ni nuit.

– Les gens de la maison ?

– Croient que je suis parti ; jusqu’à mes pauvresArétines que j’entends parfois se désoler de l’absence de leurmaître ! Seul le valet qui vous a reçu savait.

– C’est bien, maître Arétin. »

Roland s’assit, pensif.

« Oserai-je vous interroger ? fit Pierre.

– Faites.

– Vous avez vu Jean de Médicis ?

– Je l’ai vu.

– Vous lui avez parlé ?

– Je lui ai parlé.

– De ma mission ?

– De votre mission.

– Ah ! Ah !… Et qu’a-t-il dit ?… Qu’a-t-ilfait ?… Et vous-même ?… Pardon, je me laisse emporterpeut-être ?

– Nullement. Il n’y a rien de caché entre nous deux, etvotre curiosité va être satisfaite… Vous voici justement devantvotre table, vous allez écrire…

– À qui ?

– Au doge Foscari.

– Au doge ?

– Cela vous étonne ? Ne faut-il pas que vous rendiezun compte exact de votre ambassade ?

– Pourquoi n’irais-je pas le trouver ?

– Parce que vous êtes malade, couché dans votre lit, etqu’il vous est impossible de sortir.

– Je ne comprends pas, fit l’Arétin ébahi.

– Vous allez comprendre. Mais d’abord, pour vos gens, vousêtes rentré secrètement cette nuit. Tout à l’heure, vos larmes etvos lamentations vont les attirer.

– Mes larmes ! mes lamentations !

– Oui, Écrivez. Bien entendu, je ne vous donne que leséléments essentiels de votre lettre. Vous la transcrirez ensuite enl’ornant de ces belles phrases que vous savez trouver. »

L’Arétin s’inclina, ne sachant s’il devait être flatté ouinquiet de ce compliment auquel Roland ne l’avait pas habitué.

« Je tiens seulement, reprit Roland, à ce que vousrespectiez tout le passage qui sera relatif à l’homme qui a tirésur le Grand-Diable et aux paroles d’agonie prononcées par Jean deMédicis. »

L’Arétin bondit.

Il devint très pâle.

« Que dites-vous ? balbutia-t-il.

– Je dis que Jean de Médicis a été tué.

– Jean de Médicis !… Tué !… J’entends mal,n’est-ce pas ?… Tué !…

– Par moi ! » dit tranquillement Roland.

L’Arétin fondit en larmes.

Roland vit que cette douleur était sincère et la porta à l’actifdu poète. Il comprit quelle amitié véritable avait pu unir lesoudard violent, sanguinaire, rué, l’escopette au poing, à laconquête du monde, et le faiseur de phébus et de pathos, poltron,mais rué, lui aussi, avec la même violence d’appétits, à laconquête des jouissances. Seulement l’escopette de l’Arétin étaitune plume.

Nous laissons à penser quelle était la plus redoutable de cesdeux armes. L’Arétin pleura donc le Grand-Diable. Roland le regardapleurer avec une sorte de pitié non exempte d’ironie.

Cependant, il n’est douleur si vraie qui ne s’apaise.

L’Arétin finit par essuyer sa barbe et ses yeux etmurmura :

« J’attends que vous dictiez, maître. »

Roland se mit à dicter, tandis que l’Arétin prenait des notes enjetant parfois une sourde exclamation et en faisant une grimace dedouleur.

« Je vois la scène comme si j’y étais ! dit-il, quandRoland eut terminé le récit de l’agonie dans le palais des ducs deMantoue.

– Écrivez-la donc comme si vous y aviez assisté vous-mêmeen la complétant de détails qui vous seraientpersonnels. »

L’Arétin prit son front dans sa main gauche, tandis que de ladroite il agitait sa plume.

Tout à coup il se mit à écrire.

Il écrivait tout d’un jet, consultant à peine les notes qu’ilavait sous les yeux et dont tous les termes étaient dans samémoire. En moins d’une heure, la lettre se trouva terminée.

L’Arétin la relut à voix basse.

Il s’était levé.

D’un geste machinal il caressait sa barbe qu’il avait fortbelle. Il accompagnait sa lecture de gestes arrondis, répéta pardeux fois les périodes qui lui paraissaient les mieux venues,s’interrompant parfois pour se dire à lui-même :

« Parfait !… admirable !… »

À mesure qu’il lisait, sa voix s’enflait, il déclamait, lagrimace de douleur s’évanouissait sur son visage, un sourire desatisfaction et d’heureuse vanité tendait sa bouche.

« Hein ! Que dites-vous de ce petitchef-d’œuvre ? s’écria-t-il, oubliant que les principauxépisodes de la lettre étaient textuellement pris sur les notesdictées par Roland.

– Je pense, dit celui-ci, qu’il faut l’expédier à l’instantau palais ducal, puis vous mettre au lit, parce que la douleur vousa rendu malade.

– C’est vrai, dit l’Arétin, j’oubliais madouleur. »

Et il se reprit à pleurer.

À son appel, le valet de confiance qui avait introduit Roland seprésenta.

L’Arétin lui remit la lettre en disant :

« Pour Mgr le doge… vite ! »

Le domestique disparu, l’Arétin, suivi de Roland, passa dans sachambre à coucher et commença à se déshabiller, tout en poussantforce soupirs.

« Il est très probable, dit Roland, que le doge va vousenvoyer un exprès pour se renseigner.

– Croyez-vous ?

– À moins qu’il ne vienne lui-même.

– Diavolo ! Vous faites bien de me dire cela. Je vaisme coucher dans la chambre d’honneur. »

Il se précipita dans une pièce voisine qui, en effet, étaitsomptueusement meublée.

« Que faudra-t-il que je dise au doge ?demanda-t-il.

– Mais ce que vous dites dans votre lettre. Vous pouvezajouter que la veille de la mort, plusieurs officiers ont vuarriver au camp un homme dont vous avez entendu parler.

– Qui ?

– Roland Candiano. »

On se rappelle que Roland ne s’était jamais révélé àl’Arétin.

« Ce Roland Candiano, continua-t-il, serait venu au camp,aurait été reçu dans la tente du Grand-Diable, et l’aurait provoquéà une sorte de duel à mort, sans qu’on sache les motifs de cetteprovocation. Voilà ce que vous direz au doge ou à son envoyé.Maintenant, comme il est possible que cette entrevue soitintéressante pour moi, je désire y assister sans être vu.

– Entrez là, dit l’Arétin en ouvrant une porte. Lorsquevous voudrez voir et entendre, vous n’aurez qu’à pousser ceguichet.

– Très bien. »

L’Arétin se mit au lit. Il n’y fut pas plutôt, que sesvociférations éclatèrent.

« Margherita ! Marietta ! Chiara !Paolina ! Franceschina ! Angela ! Perina[6]  !… Gueuses, coquines, melaisserez-vous mourir ! Sera-t-il dit que pas une ne sera làpour essuyer ma barbe ruisselante de larmes ou me faire unetisane ! Car la douleur fait mal au ventre, damnées mégères,dignes d’épouser Satanas ! Holà, friponnes ! Elles sonttoutes dans un coin à user du miroir, à peigner leurs tignasses età admirer leurs tétons. Attendez, guenons, attendez ! Si j’enavais la force, je viendrais vous peigner à coups de matraque,moi ! Et vous débarbouiller à grands soufflets, moi !Arétines, assassines !… Chiara ! puisse la fièvre malignet’enlever en deux heures ! Paolina, puisses-tu te rompre lecou en descendant mon escalier de marbre !… Marietta, que lafoudre te consume ! Angela, que la gangrène te ronge lesos ! Par la Madone, par le Christ, par le diable, par leventre, par les tripes, par le… »

Essoufflé, l’Arétin lança un dernier et intraduisible juron, ets’affaissa sur ses oreillers de dentelle en murmurant : Jesuis mort ! tandis que les sept ou huit servantes, accouruesdepuis quelques instants, et dès les premières vociférations,s’empressaient, caquetaient, se bousculaient à qui embrasserait lapremière maître Pierre Arétin, telle une nichée de pintadesempressées autour du seigneur et maître de la basse-cour.

« Eh quoi, cher seigneur, vous pleurez ! s’écriait laMargherita.

– Oui, Pocofila[7]  !Va-t-en à la cuisine et travaille.

– Quelle douleur ! disait la Chiara. Je veux essuyerses yeux avec mes cheveux noirs.

– Ah ! le pauvre cher !

– Que lui est-il arrivé ?…

– Quand est-il rentré ?

– Quoi, sans nous prévenir, le méchant !

– Silence ! tonitrua l’Arétin. Je suis rentré cettenuit, et j’étais si malheureux que j’ai eu peur de vous effrayer.J’ai perdu mon ami le plus cher, celui qui m’envoyait mille ducatsrégulièrement à chaque hiver pour que je n’eusse pas froid.

– Nous vous réchaufferons de notre amour, cherseigneur.

– Silence ! L’ami le plus tendre et le plus fidèleavec qui j’ai vidé je ne sais plus combien de flacons, un homme sibon, si brave, si loyal ! Ah ! J’en mourraipeut-être ! »

Il sanglotait. Toutes, autour de lui, le dorlotaient, l’unebordant les couvertures, l’autre arrangeant les oreillers, uneautre lui présentant une tasse de tisane.

Un valet qui entra mit fin à cette scène en disant :

« Monseigneur le cardinal-évêque est là qui attend.

– Disparaissez toutes ! » dit l’Arétin.

Cet ordre fut exécuté avec promptitude et toute la nichées’envola, effarouchée par l’arrivée du sinistre personnage qu’ellesredoutaient.

Bembo entra.

Roland avait entendu le valet, et, avec un frémissement, avaitpoussé le judas invisible que lui avait signalé Pierre Arétin.

Il reconnut Bembo.

Ses lèvres pâlirent légèrement. Ce fut le seul indice de lacolère qui se déchaîna en lui. Une foule de questions assaillirentson esprit. Que s’était-il passé ? Pourquoi Bembo, qu’il avaitlaissé enfermé au fond de la Grotte Noire, était-il à Venise, chezl’Arétin ?…

Cependant, Bembo s’était assis près du lit.

« J’étais au palais ducal tout à l’heure, dit-il ; ledoge m’a prié de venir te demander quelques explications au sujetde ta lettre.

– Hélas ! fit l’Arétin d’une voix violente, tu vois,mon ami, j’en suis malade.

– Ainsi, c’est vrai ?

– Trop vrai !

– Tu as vu toi-même mourir le Grand-Diable ?

– Comment l’aurais-je écrit sans cela !

– C’est un terrible malheur…

– Pour moi, dit l’Arétin.

– Pour tous ! »

Bembo garda quelques instants un sombre silence. Ce quil’épouvantait réellement, ce n’était pas que Jean de Médicis fûtmort, mais que ce coup qui les frappait, lui et le doge, eût étéporté par Roland Candiano.

« Voyons, dit-il, donne-moi des détails. »

L’Arétin se lança dans une brillante narration qui faisaithonneur à son imagination ; il broda sur la lettre qui luiavait été dictée, et les détails que lui suggéra sa féconditéd’invention furent pathétiques au point qu’ils lui arrachèrent deslarmes nouvelles.

Il fut dès lors bien évident aux yeux de Bembo que Pierre Arétinavait réellement assisté à la mort du Grand-Diable.

Il avait écouté ce récit avec un intérêt que l’Arétin prit pourune sorte d’hommage muet décerné à son talent littéraire.

Pourtant il ajouta :

« Ce n’était pas le récit de l’agonie que je te demandais,ta lettre est assez prolixe sur ce chapitre. Mais il y a dans toutcela deux ou trois points qu’il faut que j’éclaircisse.

– Précise ! dit l’Arétin.

– Procédons avec ordre : d’abord, as-tu échangé avecJean de Médicis quelques paroles au sujet de ta mission ?

– Je n’en ai pas eu le temps.

– Ainsi, le Grand-Diable est mort sans savoir ce que tuvenais faire à son camp ?

– Justement.

– Il en résulte que lui-même, avant de mourir, n’a puparler à personne des intentions de Foscari ?

– J’en réponds.

– Bien, passons à une autre question, dit Bembo hésitant.Celui qui a tiré sur le Grand-Diable…

– Eh bien ?…

– C’est sans doute un soldat ennemi ?

– Nullement. J’ai écrit et je répète que le meurtrier étaitinconnu au camp et dans Governolo. Plusieurs ont dit que c’était lefils d’un doge.

– A-t-on prononcé un nom ? balbutia Bembo.

– Oui, quelques officiers m’ont assuré que le meurtrier nepouvait être que l’homme reçu dans la nuit par Jean de Médicis etavec qui il avait eu une altercation violente.

– Le nom de cet homme ?

– Roland Candiano. »

Bembo tressaillit violemment comme s’il n’eût pas dû s’attendreà ce nom. Il se leva, et regarda autour de lui avec terreur. À cemoment, il se disait que Roland allait peut-être apparaître, lesaisir, l’entraîner à nouveau dans sa formidable caverne. Il vitl’Arétin qui, dans son lit, le regardait avec étonnement. Il euthonte de cette terreur irréfléchie et se rassit endemandant :

« Voyons, avant de partir, n’as-tu parlé à personne decette mission ?…

– À personne au monde », dit l’Arétin après une légèrehésitation.

Mais si courte qu’eût été cette hésitation, Bembo l’avaitremarquée.

« Misérable, gronda-t-il en s’approchant du lit, tu asparlé !

– Non, je le jure !

– Sais-tu, reprit Bembo en secouant violemment la main del’Arétin, sais-tu qui était ton secrétaire ?…

– Quel secrétaire ? Deviens-tu fou ?…

– Le mystérieux secrétaire sur lequel je t’ai vainementinterrogé et dont tu ignorais tout, jusqu’à son nom ! Sais-tuqui il était ?

– Non, par les cheveux de Chiara !

– Où est-il ? Qu’est-il devenu ?

– Il a disparu la veille de mon départ. Que le diable letienne en sa digne garde !

– Eh bien ! triple fou, c’était RolandCandiano !

– Bah !…

– C’était lui, te dis-je !

– Eh bien ! Qu’y a-t-il là de si étrange ? Et queveux-tu que cela me fasse ? En quoi les faits et gestes deM. Roland Candiano me regardent-ils, après tout ?… Il estparti, bon voyage ! Il ne reviendra pas, ou reviendra, à sonaise ! »

Ces derniers mots firent tressaillir Bembo. Une flamme d’espoirterrible brilla soudain dans ses yeux.

« S’il allait revenir ! »songea-t-il. »« Ce que je vois de plus en plus clair entout cela, continuait l’Arétin, c’est que je perds, moi, outrel’amitié de Jean de Médicis, deux mille cinq cents bons écus que jedevais toucher en rentrant, une fois ma mission terminée.

– Écoute, fit Bembo. Veux-tu toucher la somme tout demême ?

– Si je le veux ! s’écria l’Arétin qui s’arrêtasoudain de pleurer.

– Veux-tu en toucher le double, le triple, tout ce que tuvoudras ?

– Parle, ami Bembo, tu parles d’or. Que faut-ilfaire ?

– Presque rien. Ton secrétaire…

– Le fameux Roland Candiano ?

– Oui. Eh bien… tu as dit qu’il reviendraitpeut-être. ?

– C’est lui-même qui me l’a fait dire.

– Bon. Eh bien ! quand il reviendra, il s’agit de luifaire bon visage, de le retenir, coûte que coûte, auprès de toi,une heure ou deux…

– Ce n’est pas difficile.

– Et, tout aussitôt, de me faire prévenir.

– Ah ! ah !

– Hésiterais-tu ? gronda Bembo.

– Non pas, mort diable ! Je ne connais pas cet homme,ni ne veux le connaître. Peu m’importe, ce qui peut luiarriver ! C’est dit, Bembo ! S’il revient, je t’envoieprévenir tout courant.

– Et dès le jour même tu touches dix mille écus.

– Dont j’aurais le plus grand besoin. Ces coquines, pendantmon absence, ont fait d’étranges dépenses. Je les ai retrouvéesavec des robes de soie brochée et des écharpes de prix. Outre quej’ai moi-même fortement écorné pendant mon voyage…

– Présente-toi au Trésor. Tu y toucheras mille écus. Onsera prévenu.

– Diavolo ! tu tiens donc les clefs de lacaisse ?

– Oui, Pierre, et songe que cette caisse, je l’ouvriraipour toi autant que tu voudras si tu nous rends ce service.

– C’est dit, et tu peux compter sur moi ! »

Bembo partit en toute hâte et revint au palais ducal où le dogeFoscari l’attendait avec impatience, se promenant tout agité dansson cabinet où ce jour-là il ne voulut donner aucune audience àpersonne.

« Eh bien ? fit le doge empressé en apercevant Bembo,as-tu quelque nouvelle positive ? sais-tu le nom du meurtrierdu Grand-Diable ?

– Monseigneur, dit Bembo, vous ne vous étiez pastrompé.

– C’est donc bien Roland Candiano ! exclama Foscari enpâlissant.

– C’est bien lui, monseigneur. Mais en apprenant cettemauvaise nouvelle chez l’Arétin, j’en ai une autre qui corrigequelque peu la première.

– Parle vite, Bembo ; car je te jure qu’en ce momentje ne vois autour de moi que malheurs et catastrophes.

– Eh bien, monseigneur, je crois que sous peu, RolandCandiano sera dans nos mains.

– Comment cela ?

– Candiano est en relations avec l’Arétin.

– Lui ! Que pouvait-il donc espérer de ce faiseur devers ?

– Je ne sais ; toujours est-il que Roland s’est mis enrelations suivies avec l’Arétin et qu’il est infiniment probablequ’il reviendra chez lui.

– Et alors ?

– Alors, Roland Candiano sera pris. »

Foscari secoua la tête. Le coup l’avait découragé.

« Non, Bembo, non ; Candiano ne tombera pas en notrepouvoir. Je me sens pris moi-même dans quelque formidableengrenage. La fatalité est sur moi. En vain, je me débats. La mortdu Grand-Diable survenant en un tel moment est un irréparabledésastre, voilà ce qu’il y a de plus terrible.

– Monseigneur, dit Bembo d’une voix calme, vous êtes perdu,en effet, parce que vous consentez à la perte. Résistez et vousserez sauvé. Vous parlez de fatalité. Il y a des concours decirconstances que la volonté puissante des hommes réellement fortsagrège ou désagrège. La situation est simple, après tout. Si vousattendez, vous serez frappé. Si vous frappez le premier, le dangers’évanouit. »

Bembo, en parlant ainsi, avait redressé sa taille.

Il apparaissait en ce moment ce qu’il était réellement :l’inspirateur de Foscari, l’âme damnée du terrible doge, le mauvaisgénie de Venise.

« Que faire, Bembo ? Que faire ? Conseille-moi…Je n’ai confiance qu’en toi ! Toi seul m’as jusqu’iciguidé…

– Parce que ma fortune, monseigneur, est indissolublementliée à la vôtre ; si vous succombez, je succombe. Si vousmontez vers les sommets des hautes puissances, vous m’entraînezdans votre ascension. Un autre vous parlerait d’amitié fidèle, dereconnaissance… Moi je vous dis seulement que votre grandeur est lagarantie de la mienne. Moi je ne crois pas à l’amitié, moi je necrois qu’à la force de la volonté. Et c’est pourquoi, monseigneur,vous avez confiance en moi ; vous avez en moi la mêmeconfiance que j’ai en vous. C’est pourquoi, aussi, à nous deux,nous formons une force. Je crois sincèrement que seul, c’est-à-diresans moi, vous seriez en danger. Je crois que sans vous je retombemisérablement dans cette situation d’ignominie dont vous m’aveztiré. Restons donc unis ; soyons-nous l’un à l’autre un appuisûr et infaillible. Que, dans un moment de désolation, vous ayez lacertitude que quelqu’un est là, près de vous, qui pense, combinepour vous, qui est prêt, sur un signe de vous, à tout oser, toutentreprendre… Songez à ce que nous pouvons en de pareillesconditions…

– Oui, Bembo, je sais et j’ai confiance en toi. »

La tirade du cardinal, modérée dans la forme, profondémentsubtile et habile dans les pensées qu’elle exprimait, avait produitune impression violente sur l’esprit du doge.

Il répéta.

« Que faire, Bembo ? conseille-moi… »

Mais ce fut sur un ton plus ferme et qui annonçait la volontéd’agir.

« Que faire, monseigneur ? dit Bembo. C’estfacile. »

Il se leva, s’approcha de la table et, lourdement, comme s’ileût assené un coup, posa sa main sur la feuille que le doge luiavait montrée et qui contenait déjà une centaine de noms :

La liste de proscription !

Le doge comprit.

« C’est toute une révolution, dit-il.

– Je le sais, monseigneur. Aussi faut-il vous entourer desprécautions nécessaires. Pouvez-vous compter sur lessoldats ?

– Altieri m’est tout dévoué.

– Oui, celui-là est inébranlable dans sa fidélité parce quecelui-là aussi a attaché sa fortune à la vôtre. Altieri fera dessoldats ce qu’il voudra. Il les a fanatisés. C’est une grandeforce. Voici donc ce qu’il faut faire : il faut dèsaujourd’hui faire venir Altieri et prendre avec lui les mesuresnécessaires à l’arrestation des suspects. Il sera bon que Dandolosoit au courant de ce qui se prépare afin qu’il sonde le Conseildes Dix. Si, dans le Conseil, il y avait des hésitants, c’est pareux qu’il faudrait commencer. »

Déjà le doge écrivait deux lettres.

Une pour Altieri, l’autre pour Dandolo.

Les lettres qui appelaient le capitaine général et le GrandInquisiteur au palais ducal furent aussitôt envoyées.

Bembo se retira. Au moment où il allait disparaître le doge luisaisit la main.

« Et Candiano ? demanda-t-il.

– Je m’en charge ! » répondit Bembo.

Bembo venait de donner un effort grave en parlant au doge commeil venait de le faire. Il connaissait Foscari, et avait essayé dele mettre dans la situation d’esprit qui lui semblaitindispensable.

Il s’en allait méditant, répondant d’un geste distrait auxprofondes salutations qui l’accueillaient au passage – les unesréellement respectueuses, les autres recouvrant des hainesfurieuses sous le vernis du respect.

Sur la place, une femme entourée d’enfants s’avança vers lui ets’agenouilla, les mains jointes, le front courbé.

Les enfants s’étaient agenouillés aussi.

« Que veux-tu, femme ? demanda le cardinal.

– Monseigneur l’évêque, mon mari, le père de mes enfants, aété arrêté cette nuit. Nous allons mourir de misère.

– Qu’avait fait ton mari ? fit durement lecardinal.

– Qui le sait, monseigneur ! Rien, sans doute, rien,je vous le jure ! Il ne songeait à rien qu’à son travail, etson seul bonheur était de rentrer le soir parmi nous. Monseigneurl’évêque, un mot de vous peut nous sauver. Je demandegrâce. »

Bembo, en maintes occasions, avait été supplié par quelquefemme, sœur ou épouse d’un malheureux que la dénonciation d’unsbire avait fait jeter sous les plombs ou au fond des puits.

Cette fois, comme les autres, il fut sur le point de passeroutre en haussant les épaules. C’est ce qu’il faisaitgénéralement.

Il regarda autour de lui et vit qu’une vingtaine d’hommes et defemmes du peuple faisaient cercle autour de ce spectacle, àdistance respectueuse.

Une idée soudaine traversa son esprit.

La femme pleurait, et, ayant conté son malheur, ne trouvait plusrien à dire que ce mot qu’elle bégayait parmi dessanglots :

« Grâce, monseigneur l’évêque !…

– Pauvre femme ! Pauvres enfants ! » ditBembo à haute voix.

Et sa physionomie prit une expression de miséricorde.

« Me jures-tu, continua-t-il, que ton mari n’est réellementpas coupable ?

– Je le jure, monseigneur, je le jure sur ma part deparadis !

– Relève-toi, femme, dit Bembo, Dieu a entendu ton humbleprière. Nous vivons sous un doge ami de la pitié. Le nom de Foscariveut dire Justice. Relève-toi et va en paix. Ton mari te sera rendudès aujourd’hui.

– Monseigneur ! Monseigneur ! balbutia lamalheureuse, ivre de joie.

– Vivat ! Vivat ! cria la foule qui s’étaitassemblée. Vive Foscari ! Vive l’évêque !… »

Bembo étendit la main et bénit le peuple qui se jeta àgenoux.

« Foscari, songea-t-il, je viens de travailler pourtoi !… Mais comme les peuples sont faciles à conduire !Cent arrestations sont oubliées parce qu’une grâce estpromise !… Peuple imbécile ! comme tu mérites bien leschaînes dont nous te chargeons !… »

Un sourire de mépris plissa ses lèvres.

Puis il reprit sa méditation :

« Foscari est un homme faible lorsqu’il se persuade que sachute est proche. Mais il devient fort, invincible et formidablelorsqu’il croit au succès de ses entreprises. C’est dans cettesituation d’esprit qu’il osa arrêter l’évêque et qu’il fomenta lachute de Candiano. Toute la question est de maintenir Foscari enforme de volonté et de décision. »

Il rentra dans son palais, songeant à ces choses, écrivitquelques lettres, et, sur le soir, s’étant revêtu d’un costumecavalier, sortit.

Il voulait aller chez Imperia.

Les images de la courtisane et de Bianca évoluaient dans soncerveau avec les images de Sandrigo et de Roland.

Bembo évita le chemin du canal, soit qu’il ne voulût pas êtreremarqué, soit qu’il voulût, en marchant, se donner encore le tempsde réfléchir.

Comme il pénétrait dans une ruelle, il aperçut à vingt pasdevant lui un homme qui marchait sans hâte.

Il tressaillit.

La tournure de cet homme, sa taille, sa manière de marcherformaient un ensemble qu’il connaissait, ou qu’il crutreconnaître.

Il s’enveloppa de son manteau, couvrit à demi son visage et hâtale pas. En passant près de l’homme, il le dévisagea.

« Ce n’est pas lui ! » murmura-t-il.

Et de nouveau, il se laissa dépasser par l’homme qui semblait nepas l’avoir remarqué. Mais alors, il fut repris de doute, etmachinalement se mit à le suivre.

« Voilà qui est étrange, songea-t-il. Cet homme, vu d’ici,c’est Roland Candiano. C’est sûrement lui ! C’est sadémarche, » c’est sa taille… C’est lui, j’en suiscertain ! Et pourtant, ce n’est pas son visage !… Non, cen’est pas son visage, mais était-ce son visage lorsque RolandCandiano m’est apparu sous les traits du secrétaire del’Arétin ? L’ai-je reconnu lorsque j’ai été entraîné dans lenavire ? L’ai-je reconnu avant la grotte ?… S’il a prisalors un déguisement, ne peut-il en avoir pris un autremaintenant ?… C’est lui… oui, c’est lui !… »

Le cœur de Bembo battait violemment.

Il commençait à faire nuit.

Au détour d’une ruelle, deux hommes étaient arrêtés, immobilessous l’auvent d’un cabaret.

Bembo reconnut deux sbires secrets.

Ils écoutaient ce qui se disait dans le cabaret où des ouvriersbuvaient et parlaient haut.

« Le Tronc des Dénonciations attendra », murmuraBembo.

Il alla droit aux deux sbires, se fit reconnaître d’eux et leurdit quelques mots à voix basse. Les sbires s’inclinèrent ;l’un d’eux disparut en, courant, l’autre se mit à suivre Bembo.

Cependant l’homme – que ce fût ou non Roland Candiano –continuait à marcher tranquillement.

Se doutait-il qu’il était suivi ?

Il traversa des ruelles, des ponts, et arriva enfin devant unemaison du port. Là, il s’arrêta un instant et regarda autour delui.

N’ayant sans doute rien vu de suspect il entra.

Bembo ne l’avait pas perdu de vue. Dès que l’homme fut entré, ilsortit de l’encoignure où il était tapi.

Maintenant, il avait près de lui quatre sbires.

Ils étaient tous solidement armés.

Bembo comprit qu’il était à une de ces minutes où se décide lavie d’un homme. Il tremblait de terreur et se disait que c’était dela folie que d’attaquer Roland avec les quatre hommes seulementqu’il avait ramassés en chemin. Celui qu’il avait envoyé pourchercher des renforts sérieux ne revenait pas.

Mais, d’autre part, l’occasion était unique.

Tenir là Roland Candiano et le laisser échapper !

« Il faut agir ! gronda-t-il, fût-ce au risque de lavie !… »

Bembo se tourna vers les sbires :

« Vingt écus d’or à chacun de vous si vous capturez l’hommequi vient d’entrer ici. »

Les sbires eurent un frémissement et leurs yeux brillèrent dansla nuit avec un éclat métallique. Vingt ducats d’or, pour ces gens,représentaient une petite fortune.

« Faut-il que l’homme soit pris vivant ? demanda l’und’eux.

– Vivant ou mort, peu importe ! » dit Bembo lesdents serrées.

Il ne s’agissait plus, déjà, de faire souffrir Roland. Ils’agissait de se débarrasser de lui coûte que coûte.

« Là n’est pas la question, continua Bembo. Qu’il soitpris, c’est tout ce qu’il faut. Maintenant, voici ce que je voulaisvous dire : l’homme va sûrement se défendre. Il est possibleque quelqu’un de vous soit frappé.

– C’est le risque de notre métier…

– Bon. Je vous ai promis vingt ducats d’or à chacun. Vousêtes quatre. Cela fait quatre-vingts ducats, quel que soit lenombre des survivants ; vous comprenez ?

– Marchons ! » reprirent-ils.

Ils s’enfoncèrent dans une allée noire au bout de laquelle setrouvait un escalier de bois.

Ils commencèrent à le monter.

On n’entendait aucun bruit. À eux quatre, ils ne donnaient pasun frémissement ; il n’y avait pas un craquement dans le bois.Ils montaient comme des chats-tigres.

La maison n’avait que deux étages.

Au premier, ils s’arrêtèrent, hésitants.

Il y avait deux portes.

Ils écoutèrent à chaque porte. Aucun bruit ne leur parvint.Leurs mains en se frôlant, échangèrent un signal.

Ils continuèrent à monter.

En haut, il y avait une porte.

Là, ils s’arrêtèrent net.

Ils percevaient derrière la porte le bruit lent et cadencé dupas d’un homme qui se promène.

L’homme était là…

En bas, dans une encoignure en face de la porte d’entrée, Bemboattendait, ramassé sur lui-même, haletant.

Ses yeux lentement, s’étaient levés le long de la façade de lamaison.

On eût dit qu’il suivait pas à pas l’ascension des sbires.

En effet, en même temps, qu’ils s’arrêtaient devant la porte,les yeux de Bembo se fixaient sur une fenêtre de la façade, laseule qui fût éclairée, semblable à un regard pensif dans un visageque la nuit faisait indéchiffrable…

Brusquement, cette lumière s’éteignit.

Alertes, rapides, silencieux, les sbires s’étaientconcertés.

L’un d’eux alluma une lanterne sourde.

Un deuxième, d’un geste souple et discret, fit glisser sonpoignard dans la jointure.

Les deux autres appuyèrent leurs épaules à la porte etpoussèrent.

L’homme qu’avait suivi Bembo était bien Roland.

S’était-il aperçu qu’il était suivi ? C’est peu probable.Il était absorbé par ses pensées qui toutes, à ce moment, seconcentraient sur Léonore.

Son retour dans Venise avait ravivé les souffrances quis’étaient apaisées pendant ces quelques jours de route.

Lorsqu’il avait vu Bembo, il avait eu un moment de fureur. Maisil s’était calmé. Il n’entrait pas dans son plan de tuer cet hommesur-le-champ.

Bembo ayant quitté l’Arétin, comme on a vu, Roland était sortide la pièce où il s’était caché.

« Ai-je parlé selon vos intentions, maître ? avaitdemandé l’Arétin.

– Oui.

– Et quant à la proposition que m’a faite Bembo de leprévenir si vous reveniez chez moi, que faudra-t-ilfaire ?

– Eh bien ! mais il faudra le prévenir. Je ne vois paspourquoi je vous priverais de la forte somme qui vous estpromise. »

L’Arétin avait ouvert de grands yeux ébahis.

« Seulement, avait ajouté Roland, je me réserve de vousindiquer le jour où il sera bon que vous préveniez votre excellentami. D’ici là, silence. »

Là-dessus, Roland était sorti à son tour.

Son intention était de retrouver Scalabrino et de couriraussitôt à la Grotte Noire.

Il se rendit donc à la maison du port.

Mais Scalabrino ne s’y trouvait pas.

« Pourtant, songea Roland, les huit jours sont écoulés. Quese passe-t-il !… Bembo délivré… Scalabrino absent, tué,peut-être !… Allons à la Grotte Noire. »

Il s’habilla, se fit un nouveau visage, sortit et gagna le GrandCanal.

Un grand trouble agitait ses pensées.

Si près du palais Altieri, si près de Léonore, il ne pouvait serésoudre à quitter encore Venise. Ce vague espoir qui conduit lespassionnés lorsque l’amour se trouve surexcité en eux le retenaithésitant sur les bords du canal.

Il eut un geste de découragement, s’en alla rôder pendantquelques heures dans l’île d’Olivolo, puis il se retrouva auxabords du palais Altieri sans qu’il eût décidé quoi que ce soit depositif.

Maintenant, il en venait à douter de la nécessité d’unevengeance.

« À quoi bon, puisque jamais plus il ne reverraitLéonore ! Ou du moins, s’il la revoyait, ce serait de loin, etpour souffrir encore. »

Oui ! à quoi bon se venger ! à quoi bon agir ! àquoi bon vivre !

Et il eut cette étrange sensation que la vie pesait sur lui d’unpoids formidable et que ce qui pouvait lui arriver de mieux,c’était de mourir !… Renoncer !… Oublier tout dans lamort !

Il était dans cette situation d’esprit lorsqu’il s’aperçut quela nuit venait peu à peu : il s’éloigna, marcha au hasard,passa non loin du palais d’Imperia, puis, las d’une immenselassitude, se dirigea vers la maison du port comme vers une sortede refuge où il cherchait un peu de repos pour le corps, un peu decalme pour l’esprit.

Arrivé dans cette chambre où était morte sa mère, où rienn’avait été changé depuis des années, il retrouva en effet un peude calme.

Toute son exaspération de la journée, toute sa douleur se fonditet quelques larmes brûlantes glissèrent sur ses joues.

Il se mit à se promener lentement, songeant parfois à ce Foscarià qui il venait de porter un si rude coup, tantôt à ce Bembo quilui échappait.

Tout à coup, il perçut un léger craquement à la porte ets’arrêta court.

Presque au même instant, un deuxième craquement retentit, maisplus fort ; il y eut un violent déchirement, la porte s’ouvrittoute grande, et les quatre sbires firent irruption dans lachambre.

D’un coup de poing, Roland renversa le flambeau qui éclairait lachambre, et, sans un mot, s’accula d’un bond dans l’angle le pluslointain de la porte, c’est-à-dire près de la fenêtre.

Les quatre sbires s’avancèrent de front, le poignard à lamain.

L’un d’eux gronda :

« Rends-toi, allons ! »

Roland assura dans sa main le large poignard qu’il avait tiré.Dans l’ombre, il compta les sbires. Ils étaient quatre.

Leurs attitudes ramassées, leur démarche ferme et prudente, leurmanœuvre, tout prouva à Roland qu’il avait affaire à des hommesdéterminés.

Il comprit qu’il était perdu.

En effet, il pouvait bien porter deux ou trois coups décisifs,mais il était certain qu’il serait atteint lui-même.

Ces quatre sbires qui, en plein air, eussent été une forceinsignifiante pour Roland, devenaient, dans cet espace resserré,une véritable machine prête à le broyer.

Il s’apprêta à mourir en se défendant jusqu’au bout.

« Te rends-tu ? » grondèrent les policiers.

Pour toute réponse, il détendit violemment le bras. L’un dessbires recula avec un hurlement. Les trois autres se ruèrent,silencieux, formidables.

Mais à peine avaient-ils esquissé ce mouvement, à peine Rolandavait-il levé le bras que des clameurs d’épouvante retentirent, uneterrible bousculade renversa les sbires l’un sur l’autre, et Rolanddemeura le bras levé, dans une attitude de stupéfaction. Quelquechose comme une trombe venait de faire irruption dans lachambre ; une sorte de colosse hirsute dont les formesherculéennes paraissaient, dans la nuit, plus gigantesques encore,se précipita, rugissant des jurons ; son bras énorme selevait, sifflait dans l’air, pareil à une massue, et s’abattait surles policiers. Puis le colosse, sans se donner la peine d’ouvrir lafenêtre, la défonçait, la faisait voler en éclats ; alors, ilempoignait le premier sbire qui lui tombait sous la main, et, àtoute volée, l’envoyait dans l’espace ; le bruit sourd ducorps qui se brisait sur les dalles du quai retentit.

« Et d’un ! » hurla le colosse.

Puis d’instant en instant, il continua sa terriblebesogne :

« Deux !… Trois !… Quatre !… Il n’y en aplus ?… À qui le tour ?… »

Les quatre sbires s’étaient écrasés l’un près de l’autre sur lesdalles, dans une large mare de sang…

« Scalabrino ! Scalabrino ! rugit Roland.

– Moi-même, monseigneur ! Il paraît que j’arrive àtemps !… Mais vite… fuyons !… »

Tous les deux s’élancèrent.

Au moment où ils atteignaient l’allée du bas et où ils allaientse jeter dehors, un tumulte de pas nombreux retentit au dehors etune voix – la voix de Bembo – clama :

« Cernez la maison ! Fouillez ! Entrez !Tuez tout !

– Enfer ! gronda Scalabrino.

– Fonçons ! dit Roland.

– Non, monseigneur, remontons… Suivez-moi… »

Roland et Scalabrino avaient remonté l’escalier au moment mêmeoù les premiers archers pénétraient dans l’allée. En quelquesinstants, ils regagnèrent l’ancien logis de Juana et entassèrentdevant la porte défoncée le lit, une armoire, la table, tout cequ’ils trouvèrent de meubles.

« Nous avons trois minutes à nous, dit Roland.

– Venez, monseigneur, venez ! » réponditScalabrino en entraînant son compagnon dans la deuxième pièce,sorte de petite cuisine, on s’en souvient.

La porte de communication fut elle-même barricadée.

Déjà on entendait des coups sourds à la première ported’entrée.

Scalabrino s’était mis à genoux devant la cheminée.

Roland, deux pistolets aux mains, s’était planté devant laporte, sans s’occuper de ce que faisait Scalabrino, se disant quelà allait se livrer la suprême bataille.

Scalabrino, cependant, de son poignard, labourait l’un des côtésde la cheminée. En quelques secondes, il eut descellé plusieursbriques.

La porte de communication commençait à céder sous les coups.

« Tenez bon, monseigneur ! » cria Scalabrino,continuant à travailler avec rage.

Une grande clameur retentit : une déchirure venait de seproduire dans la porte et les assaillants criaient victoire.

Un coup de feu éclata, et l’un des sbires tomba, frappé à mort.Il y eut un recul, un silence, puis tout à coup, des cris sauvagesse ruèrent ensemble.

Un deuxième coup de feu…

Un homme encore tomba.

Roland jeta son deuxième pistolet et mit le poignard à lamain.

Un craquement terrible…

C’était la fin…

« Le passage ! rugit Scalabrino. Le passage estouvert ! »

Roland se tourna vers son compagnon. Sur l’un des flancs de lacheminée, un large trou béant.

Scalabrino le lui montra, et, haletant, prononça :

« À vous, monseigneur !

– Passe ! » répondit Roland.

Scalabrino comprit que Roland ne céderait pas. Il n’y avait pasune seconde à perdre ; il s’enfonça dans le trou.

Roland le suivit.

Au même moment, la porte céda, la petite pièce fut pleine desbires hurlant et gesticulant. Ils virent le passage. Il n’y avaitplace que pour un homme à la fois… L’un d’eux, brave ou plusfurieux, s’y engagea… les autres demeurèrent silencieux, haletants,penchés sur le trou… Deux secondes s’écoulèrent puis ilsentendirent un râle sourd…

Roland, en suivant Scalabrino, s’était trouvé dans un étroitboyau. Il rampa l’espace de quelques pas, puis, à grand-peine, seretourna vers l’ouverture par laquelle il venait de passer. Àgenoux, le poignard à la main, il attendit.

Scalabrino s’arrêta aussi, comprenant l’intention de Roland.

L’attente ne fut pas longue !

Roland vit le sbire qui rampait vers lui.

Son bras, d’un geste foudroyant, se détendit, et c’est alors quel’on entendit ce râle sourd de l’homme qui expire.

Alors, pâle mais calme, Roland se tourna vers Scalabrino etdit :

« Maintenant, le boyau est bouché !…

– En route ! » répondit Scalabrino.

Ils s’avancèrent alors en rampant ; cela dura une minuteenviron. Derrière eux, ils entendaient les hurlements de rage dessbires.

Tout à coup, Scalabrino se dressa debout. Le boyau montait droitvers les toits.

Scalabrino se mit à monter en s’accrochant à des crampons de ferqui avaient été disposés jadis le long des parois de cette sorte depuits. Bientôt tous les deux se trouvèrent sur le toit de la maisonvoisine. Ils s’avancèrent à plat ventre le long de la bordure. Enpenchant sa tête dans le vide, Roland vit une foule sur le quai.Cette foule grondait et quelques cris de « Mort auxarchers ! » montèrent jusqu’à lui.

Tout à coup, Scalabrino disparut : il venait de s’enfoncerpar une lucarne dans un grenier. Roland l’y suivit.

Scalabrino ouvrit une porte, descendit rapidement un escalier,et cinq minutes plus tard, ils se trouvaient tous les deux dans uneruelle écartée, silencieuse, déserte et noire.

Alors Scalabrino eut un gros rire de satisfaction.

« Lorsque j’ai songé à établir ce passage pour m’assurerune fuite à tout hasard, il y a plus de dix ans de cela, je nesongeais guère qu’il devait un jour servir au fils du doge alorsrégnant…

– Ce qui prouve, Scalabrino, que tu es un homme d’ordre etde méthode.

– Bah ! monseigneur, je fais comme j’ai vu faire auxrenards de la montagne, voilà tout. Ils se terrent dans un trou,mais ils ont toujours soin de s’ouvrir une porte de derrière.

– Partons… et chemin faisant, raconte-moi ce qui t’estarrivé et comment tu t’es trouvé à point nommé pour me montrerl’issue de ce terrier. »

On nous permettra de nous substituer à Scalabrino dans ce récitqui, nous osons espérer, est attendu par le lecteur avec la mêmecuriosité que par Roland. En effet, si le bon géant a su inspirerquelque sympathie, on n’aura peut-être pas oublié que nous avionsdû le laisser dans une situation fort critique.

Pendant que le patron de l’auberge de l’Ancre d’Or etSandrigo se penchaient sur le couvercle de la trappe poursurprendre le dernier cri d’agonie du malheureux précipité dans lacave inondée, Scalabrino, repoussé peu à peu par l’eau qui montait,s’était réfugié jusque sur la dernière marche de l’escalier.

Il avait d’abord résolu d’en finir en se laissant couler à fondet s’était jeté à l’eau.

Alors l’instinct de vivre avait amené un soudain revirement dansson esprit, et il s’était mis à nager autour de la cave.

L’eau était montée presque jusqu’au plafond.

En sorte que Scalabrino, en rasant la muraille, finit par setrouver au niveau de l’ouverture grillée par où l’eau seprécipitait et il s’était cramponné aux barreaux.

La secousse qu’il imprima au fer lui fit pousser un rugissementd’espoir fou. En effet, il avait senti que les barreaux tremblaientdans leurs crampons. Ces barreaux étaient vieux, usés, limés par larouille.

Scalabrino s’arc-bouta sur ses genoux et commença à tirer sur lefer. Sa force herculéenne, décuplée par l’imminence du danger,entreprit la besogne impossible.

Ce fut, pendant quelques minutes, une lutte tragique de cethomme cramponné aux barreaux qu’il attirait, ployait, brisait pardes secousses frénétiques.

L’un des barreaux céda.

Scalabrino essaya de passer.

Il passa !

Mais ce qu’il allait tenter était effroyable.

L’ouverture communiquait directement avec le canal.

Une fois levée, la plaque de fer que manœuvrait le Borgne,c’était le canal lui-même qui se précipitait dans la cave.

Scalabrino, en passant, se trouva donc au fond du canal, ayant àremonter une sorte de courant ou de tourbillons qui faisaittrombe.

Il s’élança d’un effort de tout son être, en retenant sarespiration.

Il lui sembla que quelque démon le tirait par les pieds, tandisqu’il s’efforçait de remonter.

Combien de temps cela dura-t-il ?

Par quel effort surhumain Scalabrino parvint-il à échapper à laformidable étreinte du tourbillon ?

Lui-même n’eût pu le dire.

Il se trouva tout à coup dans une eau plus tranquille, et uncoup de talon le fit remonter à la surface du canal.

Il était sauvé !

Une demi-heure plus tard, il était dans la maison du port, etchangeait de vêtements.

La tentative avait donc avorté.

Il avait cherché à s’emparer de Sandrigo pour sauver Bianca.L’aventure qui venait de lui arriver lui prouvait que Sandrigoavait à Venise des appuis contre lesquels il faudrait lutter.

Tel fut le récit que Scalabrino fit à Roland.

« Mais que diable avais-tu été chercher à l’Ancred’Or ? demanda celui-ci lorsque le colosse eutachevé.

– Voilà, monseigneur. C’est le plus dur qui me reste à vousdire. »

Scalabrino devint sombre.

Quelque chose comme une grosse larme brilla un instant dans sesyeux.

Tout en causant, ils avaient marché. Ils se trouvaientmaintenant dans l’île d’Olivolo.

Roland s’approcha de la maison Dandolo.

« Monseigneur, observa Scalabrino, ne m’avez-vous pas ditau moment de votre départ que cette maison étaitsuspecte ?

– Oui, à ce moment-là. Mais on a dû cesser de lasurveiller. D’ailleurs nous allons voir. »

Suivi de son compagnon, Roland escalada le mur et marcha droit àla maison.

Il frappa à la porte.

« Qui va là ? » demanda une voix au bout dequelques minutes.

Et le vieux Philippe, une lanterne à la main, apparut,entrebâillant la porte.

« Ne reconnais-tu pas Jean di Lorenzo, ton nouveaumaître ? fit Roland.

– Pardon, monseigneur », dit le serviteur enouvrant.

Il s’empressa d’allumer des flambeaux.

Roland remarqua que les mains du vieillard tremblaientlégèrement et qu’il lui jetait parfois un singulier regard.

« Tu ne me reconnais pas ? demanda-t-il.

– Monseigneur, je vous ai reconnu à votre voix, et vousreconnais encore, bien que votre visage ne soit plus celui duseigneur di Lorenzo.

– Oui, c’est une fantaisie que j’ai quelquefois de changerma figure. »

Le vieillard secoua la tête.

« Que veux-tu dire ? » fit Roland.

Philippe désigna Scalabrino d’un coup d’œil.

« Tu peux parler devant lui.

– En ce cas, je vous dirai, monseigneur, que votre visagede maintenant n’est pas plus le vôtre que celui de Jean diLorenzo… »

Scalabrino pâlit. Ses poings se crispèrent.

« Paix, Scalabrino, dit Roland. Je connais de longue datele vieux Philippe, et je sais qu’il est incapable d’une trahison.Il doit avoir une raison sérieuse pour parler comme il vient de lefaire, et, cette raison, il va nous la dire.

– Oui, monseigneur Roland !… » s’écria levieillard.

À ce nom ainsi brusquement jeté, Roland ne put s’empêcher detressaillir.

Le vieillard était courbé, accentuant encore son attitude derespect.

« Parle, dit Roland.

– J’ai vu hier la signora Léonore. »

Philippe ne disait plus « la signora Altieri ».

Roland étouffa une exclamation et, sous ses fards, devint trèspâle.

« Elle est revenue ici ? demanda-t-il d’une voixrauque.

– Non, monseigneur. Elle m’a appelé près d’elle, au palaisAltieri. Et là, dans le secret, seul à seule, elle m’a tout dit,monseigneur. Je sais le véritable nom de Jean di Lorenzo, je saisce que vous avez souffert… et maintenant, je me demande comment jene vous ai pas reconnu du premier coup lors de votre premièrevisite. »

Roland se taisait, agité de sentiments tumultueux.

« La signora, continua Philippe, m’a affirmé que vousreviendriez sûrement ici.

– Ah ! elle a dit cela ! fit Roland d’une voixétouffée.

– Oui, monseigneur, et elle m’a commandé de veiller quandvous seriez là. Je veillerai donc. Voilà ce que j’avais à vousdire. J’ajouterai seulement que vous êtes aussi en sûreté danscette maison qu’au temps où libre, heureux, vous y veniez enfiancé, non en proscrit… En ces années de soudaines révolutions etde bouleversements, j’avais songé à préparer pour le seigneurDandolo et sa fille une retraite sûre et introuvable. Cetteretraite, j’en ai gardé jusqu’ici le secret… Vienne donc le danger,monseigneur, et il passera à côté de vous, je le jure. Tel estaussi le serment que j’ai fait à la signora Léonore. »

Roland, silencieusement, tendit sa main au vieillard qui laserra avec une sorte d’effroi respectueux.

« Monseigneur, dit-il, voulez-vous, à tout hasard, voir laretraite dont je vous parle ?

– Allons », dit Roland.

Accompagné de Scalabrino, il suivit le vieux Philippe.

Celui-ci se dirigea vers le cèdre.

Cet arbre, nous l’avons répété, était énorme. Son tronc noueuxet tordu offrait, en outre, une particularité singulière : ilétait composé de neuf troncs différents, issus tous des mêmesracines et formant un cercle de neuf colonnes.

Les troncs différents, qui, à l’origine avaient dû pousserisolément, avaient fini par se réunir et n’en formaient plusqu’un.

Seulement, le cercle intérieur demeurait vide, et il y avait làune sorte de puits circulaire dont les parois naturelles étaientles neuf troncs cimentés l’un à l’autre par le lent travail de lanature[8] .

Les branches du cèdre, pesantes, s’allongeaient, s’inclinaientvers le sol.

Philippe saisit l’une de ces branches et, avec plus d’agilitéqu’on n’eût pu lui en supposer, s’enleva. Bientôt il atteignait lenœud du tronc central. Roland et Scalabrino suivirent le mêmechemin.

Le vieillard déblaya alors quelques branchages et des roncesparasites entremêlées de lierres et d’épines. L’ouverture d’unesorte de puits apparut. Philippe projeta dans ce puits la lumièrede sa lanterne.

« Voilà, dit-il. Il n’y a qu’à se laisser tomber au fond.Hier, j’ai descendu là un siège, une petite table que vous voyezcouverte de vivres. Au besoin, on demeurerait là deux ou troisjours. Il y a deux bonnes couvertures… j’ai découvert cela il y aune quinzaine d’années en voulant dénicher les merles.

– Excellent ! » dit Scalabrino.

Les trois hommes redescendirent et se dirigèrent vers la maisonoù Roland et Scalabrino restèrent seuls, tandis que Philippedemeurait dans le jardin, en sentinelle.

Roland était pensif et sombre.

« Monseigneur, dit Scalabrino, voulez-vous que je remette àdemain la suite de mon récit ? »

Roland tressaillit, violemment ramené par ces paroles à lasituation présente.

« Non, non, dit-il, parle, mon bon Scalabrino.

– J’allais donc vous expliquer pourquoi j’avais eu l’idéede me rendre dans cette damnée auberge de l’Ancre d’Or oùj’ai failli boire pour la dernière fois. Il faut que vous sachiez,monseigneur, qu’après votre départ, je me rendis à la Grotte Noireoù je trouvai tout en bon ordre. Je transmis vos ordres aux chefs.Puis, tout galopant, je me rendis à Mestre. Une douloureusesurprise m’y attendait. »

Cette altération que Roland avait déjà remarquée chez Scalabrinose produisit dans sa voix et sa physionomie.

« Mon père ! s’écria Roland qui frémit de terreur.

– Non, non, monseigneur, ne craignez rien. Le vieux dogeest toujours à Mestre, sous la garde de Juana.

– Alors ?…

– Bianca, monseigneur !

– Eh bien ?

– Enlevée !

– Par qui ?… Le sais-tu ?

– Juana m’a tout dit. Enlevée par Sandrigo…

– Ce bandit qui est devenu ton ennemi ?

– Oui, monseigneur, et qui doit avoir contre vous une haineterrible, car c’est vous qu’il a voulu certainement frapper enenlevant Bianca.

– Moi ! comment cela ?

– Que sais-je ? Il a peut-être supposé que vous aimiezcette enfant…

– Et pourquoi m’en voudrait-il ?

– Ne l’avez-vous pas vaincu, humilié devant seshommes ? »

Roland devint pensif :

« Ainsi, cet homme, pour me frapper, s’en est pris à Biancaet a épargné mon père…

– Il a pensé que la blessure serait ainsi plusprofonde.

– Mais Juana ?

– Juana, monseigneur ! Ah ! la pauvrepetite ! Ce que je vais vous dire va bien vous surprendre, etpourtant cela est ! Juana aime Sandrigo. »

Roland tressaillit.

« Elle aime cet homme depuis bien longtemps, elle atoujours espéré devenir sa femme, et pourtant elle a bien défenduBianca, elle s’est battue comme une lionne. C’est alors que je suisvenu à Venise. Je voulais voir Sandrigo, Je voulais la sauver,savoir s’il y avait en lui quelque sentiment que je puisse fairevibrer. Vous savez comment Sandrigo m’a répondu.

– Le drame qui doit se passer dans le cœur de Juana estvraiment effrayant, murmura Roland.

– Mais ce n’est pas tout, monseigneur. Après m’être évadéde la cave de l’Ancre d’Or, comme vous savez, je n’eusplus qu’une pensée : vous retrouver. Pendant les jours quisuivirent, espérant que vous étiez revenu, je vous cherchai danstous nos rendez-vous. Je passai par Mestre où je revis Juana etvotre père. J’aboutis enfin à la Grotte Noire où j’ai trouvé touten désordre : par surcroît, Bembo a disparu.

– Cela, je le sais. Continue…

– C’est tout, monseigneur. Ne vous ayant trouvé nulle part,je suis revenu à Venise, j’ai attendu la nuit et je suis arrivé auport. Devant la maison stationnait un homme que j’ai pris pour unsbire. Alors je me suis élancé dans l’escalier. Vous savez lereste… »

Scalabrino garda un sombre silence.

Le cœur de ce colosse était né à la vie du jour où cetteprofonde, respectueuse et admirative affection qu’il avait conçuepour Roland était entrée en lui…

Ce jour-là, une aube de lumière s’était levée dans cette âmeobscure.

Puis, la pleine clarté l’avait inondé avec cetterévélation :

Il avait une fille !

Un être vivant, issu de lui, quelque chose comme une partie deson cœur…

Dès lors, Scalabrino avait aimé et, par conséquent,souffert.

Que Bianca eût été enlevée, qu’elle l’eût été justement parSandrigo et que ce Sandrigo lui eût dit brutalement sa passion pourla jeune fille, c’était là une catastrophe qui l’hébétait, ne luilaissant même plus la force de combiner une défense.

Dans cette situation d’esprit, Roland devenait pour lui unesorte de dieu qui allait le sauver.

Sa confiance était sans bornes dans celui qui avait fait de luiun homme.

Il le regardait aller et venir avec cette patience tranquillesous laquelle couvait le désespoir.

Roland lui jetait parfois un coup d’œil à la dérobée et suivaitpas à pas sa pensée.

Et sans doute ces regards qu’ils échangeaient leur suffisaientpour se comprendre, car tout à coup Roland s’arrêta devant lecolosse et, paisiblement, lui dit :

« Rassure-toi, c’est elle que nous sauverons la première.Je te demande seulement un jour pour m’assurer que mon père est àl’abri.

– Je vous accompagne, monseigneur, dit Scalabrino d’unevoix frémissante.

– Partons donc à l’instant. »

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