Le Pont des soupirs

Chapitre 16PIERRE ARÉTIN

Dans la Grotte Noire, aux sombres lueurs de la torche qu’avaitallumée Scalabrino, la silhouette de Pierre Arétin se détachait envigueur. Sa physionomie était celle d’un audacieux aventurier quis’est rendu compte une fois pour toutes que le monde appartient àceux qui savent jouer des coudes.

Roland l’examinait avec une attention profonde.

« Monsieur, dit Pierre Arétin abandonnant ce langagemaniéré qu’il affectait d’habitude, je vous estime pour avoircompris qu’il y a en moi autre chose qu’un faiseur de vers. À montour, je vous dirai que, dès notre première entrevue à Mestre,votre aspect m’avait inquiété. Vous portez en vous quelque chose deformidable que je ne connais pas. Mais vous m’inspirez uneconfiance illimitée. Je vais vous dire ce que je suis et ce que jeveux être… Ce que je suis ? Un homme sans nom, puisque jeporte le nom de la petite cité où je suis né ; sans fortune,puisque je n’ai pas un écu vaillant ; je n’ai pas depère ; ma mère est morte à l’hôpital ; quant à moi, j’aiexercé divers métiers, notamment celui de domestique ; oui,moi, j’ai sur mon dos la brûlure de la livrée. Voilà qui je suis.Voici maintenant ce que je veux être. Je me sens dévoré d’appétitsénormes. Une vaste intelligence bouillonne sous mon front. Et jeveux ma place au soleil. Je veux être fort, je veux être riche. Lesgrands ! Je me hausserai à leur taille. Je veux faire tremblerles princes et les rois. Et pour mener à bien ce plan gigantesque,je n’ai qu’une arme faible et dérisoire en d’autres mains,puissante et mortelle dans les miennes – la voici : »

En disant ces mots, Pierre Arétin saisit une plume sur la table.Il la serrait dans son poing.

« Avec ceci, reprit-il, j’ai déjà brisé bien des orgueilset fait ployer bien des puissances. Je tue avec le ridicule, commed’autres tuent avec la dague. Je trempe cette plume dans l’encrier,et ce n’est pas l’encre qu’elle va distiller, c’est du poison.L’injure imprimée, la calomnie qui parcourt le monde, voilà,monsieur, de redoutables auxiliaires, voilà des forces auxquellesnul ne résiste ! Je n’ai pas de haine contre les hommes. Maisj’ai pour moi-même un immense amour. Je veux le bonheur de cet êtrespécial qui est moi. Je n’admire nul au monde que moi-même.Lorsqu’un homme me frappe, je me demande si je puis le faire servirà mon bonheur, et si cela est, je deviens son ami. Lorsqu’un hommem’accable de sa bonté, je me demande s’il peut un jour nuire à monbonheur, et si cela est, je deviens son ennemi. Voilà ce que jesuis, monsieur. Et vous ? »

Roland ne répondit pas tout de suite. Il demanda :

« Pourquoi mettez-vous ainsi votre âme à nu devant unétranger ? C’est une faute, cela, dans votre plan. »

L’Arétin sourit.

« Monsieur, dit-il, je suis extrêmement paresseux. Letravail est une déchéance, monsieur ; avoir le droit de nerien faire, c’est une gloire. Et c’est pourquoi les hommesénergiques, forts et subtils font travailler les faibles. Mais siparesseux que je sois, j’ai dû me créer des outils perfectionnéspour édifier ma fortune. J’ai donc dû travailler. Je l’ai fait avecacharnement, avec rage, pendant dix ans. Maintenant mes deux outils– car je n’en ai que deux – sont prêts. Le premier, c’est lascience du verbe, la connaissance des paroles qui caressent et desparoles qui empoisonnent. La deuxième c’est la science du visagehumain, la connaissance de l’âme de ceux à qui je parle ; lepremier, c’est donc l’écriture, et le deuxième, la lecture… dans celivre qui s’appelle une physionomie.

– Et ma physionomie vous indique que vous pouvez avoirconfiance en moi ?

– Oui, monsieur. Votre visage porte le stigmate indélébiled’une loyauté absolue…

– Le stigmate ?…

– Oui ! Car je considère la loyauté comme unefaiblesse, une tare, une plaie. Vous voyez à quel point j’aiconfiance en vous, puisque je vous suppose capable de ne pas memépriser après de telles paroles.

– Maître Arétin, dit alors Roland, vous avez bien desqualités pour réaliser le plan que vous vous êtes tracé. Mais moiqui suis physionomiste à mes heures, je vais vous donner confiancepour confiance, et vous dire que parmi tant de qualités qui vousétaient nécessaires, il vous en manque une qui estindispensable…

– Laquelle, monsieur ? fit Arétin avec étonnement.

– Le courage.

– Le courage !… s’écria Pierre Arétin enpâlissant.

– Oui… Vous êtes lâche. Et cela peut contrarier vosdesseins.

– Ah ! monsieur, vous êtes grand et vous êtesterrible. Vous venez, du premier coup, de toucher le fond de monâme, et vous m’en voyez confondu… Oui, je suis lâche ; oui,j’ai peur. J’ai tout fait, tout entrepris pour me guérir de cettemaladie. »

Roland le toucha à l’épaule, et lui dit doucement :

« Croyez-vous que je sois brave, moi ?…

– Oui… d’une bravoure étrange. Tenez, vous avez le couraged’un homme qui considérerait la mort comme un bienfait…

– Donc, dit-il, vous savez que je suis brave. Eh bien,dites-moi, n’avez-vous jamais conçu cette pensée que vous pourriezauprès de votre lâcheté, placer une bravoureprotectrice ?…

– Que voulez-vous dire ?… Je n’ose vouscomprendre…

– Ceci : Vous allez aller à Venise. Selon ce quej’entrevois de vous et ce que vous m’avez confié, vous ne tarderezpas à vous attirer des haines formidables. Alors, où sera cebonheur matériel après lequel vous courez ? À quoi bon tenterd’être heureux, puisque vous aurez trop peur pour jouir du bonheurpéniblement conquis ?

– Par les saints, monsieur, vous m’épouvantez !

– Mais si quelqu’un, près de vous, veille nuit et jour survotre vie ! Si ce quelqu’un se charge de frapper ceux quidoivent vous frapper, si dans l’orbite de votre existence évoluaitun autre vous-même, un deuxième Arétin qui se chargerait d’êtrebrave, fort et vigilant à votre place !…

– Ah ! s’écria l’Arétin dont les yeux étincelèrent.Quel rêve magnifique vous me faites entrevoir. Ah ! si celaétait !…

– Eh bien, c’est cela que je vous offre !

– Prenez garde de me laisser trop espérer ! s’écriaPierre Arétin.

– Puisque vous avez étudié l’art de lire sur lesphysionomies, lisez sur la mienne que je ne parle jamaisinutilement.

– Oui ! oui ! Vous êtes grand, je m’abandonne àvous…

– Donc, à partir de ce moment, cessez de redouter quoi quece soit au monde. Allez à Venise. Accomplissez-y votre destinée, etne craignez plus : je veillerai sur vous et votre maison.

– Mais que me demandez-vous, à moi, en échange ? Rienau monde ne saurait payer une telle protection. Je puis récompenserle roi de France par un sonnet ; je puis offrir à l’empereurune ballade. Mais vous, vous, monsieur : Vous que je sens, queje devine plus grand que l’empereur et le roi, que vousoffrirai-je ?…

– Pour me payer de la protection que je vous accorde, jevous demande de devenir l’ami intime de quatre hommes… mais,entendez-moi bien, leur ami indispensable, l’ami de leur cœur, deleurs pensées, l’ami de tous les instants, celui à qui on doittout, devant qui on rit et on pleure.

– J’accepte ! répondit l’Arétin. Maintenant, le nom deces quatre amis ?

– Le Grand Inquisiteur Dandolo, dit Roland qui devintlivide en prononçant ce nom. L’évêque Bembo. Le capitaine généralAltieri. Le doge de Venise, Foscari. »

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