Le Pont des soupirs

Chapitre 14LE PONT DES SOUPIRS

Il était environ sept heures du matin, c’est-à-dire qu’il auraitdû faire grand jour. Mais le ciel était noir, et le peu de lumièreépandue dans les airs ne jetait qu’un éclat livide. Seulement,d’instant en instant, ce ciel noir s’ouvrait, comme éventré parquelque gigantesque faucille de feu, et Venise apparaissait uneseconde dans la clarté bleuâtre de l’éclair…

La plupart des exécutions avaient lieu dans la prison même.Quelquefois on exécutait le condamné sur la chaise de pierre duPont des Soupirs. D’autres fois enfin, et quand on voulait frapperl’esprit populaire, on dressait un échafaud sur la placeSaint-Marc.

Pour se rendre à l’échafaud, le condamné devait alors traverserle Pont des Soupirs. Ce pont avait la forme d’un sarcophage, nousl’avons dit. Il unissait les prisons au palais ducal. Il étaitrecouvert d’une voûte en maçonnerie légère. En sorte que le Pontsemblait n’être que la continuation d’un des couloirs de la prison.Sur le côté qui était tourné vers la mer, on avait aménagé unesorte de fenêtre garnie de barreaux. Devant cette fenêtre, onpermettait au condamné de s’arrêter un instant, afin qu’au momentde mourir, il pût emplir ses yeux d’une dernière vision deVenise.

Lorsqu’on eut monté un étage, le prêtre dit :

« Mon fils, vous allez entendre la sainte messe etcommunier… »

Roland frémit. Pour communier, il faudrait qu’on lui retirât levoile noir. Et alors on le reconnaîtrait !

L’huissier qui marchait en tête se retourna :

« Vénérable père, dit-il, si nous ne hâtons pas le pas,l’exécution sera impossible ; la cérémonie de la chapelleempêchera la cérémonie de la place Saint-Marc. »

Comme pour lui donner raison, un violent coup de tonnerre vintrépercuter ses échos puissants le long des corridors.

Le prêtre pâlit.

« Marchons donc ! dit-il ; je remplacerai lamesse par une prière et la communion par un Deprofundis ! »

Le bourreau approuva de la tête ; le cortège se remit enmarche ; Roland respira : cette fois, il était sûr demourir !

Arrivé en haut des escaliers, le cortège s’avança sur le Pontdes Soupirs et, selon l’usage, on montra au condamné la fenêtregrillée, pour qu’il s’y arrêtât un instant. À ce moment, un largeéclair déchira l’obscurité du pont : Roland fut enveloppéd’une violente lumière, et une voix, dominant les grondements dutonnerre, s’écria :

« Cet homme n’est pas le banditScalabrino !… »

Une imprécation de désespoir éclata sur les lèvres de Roland,lui-même déchira l’étoffe légère ; il apparut étincelant,formidable, baigné de lumière.

L’imprévu de cette scène tragique, l’éblouissement livide deséclairs, les détonations répétées du tonnerre glacèrent de terreurles gardes, leurs chefs, et jusqu’au bourreau.

Qui était cet homme si hâve et si terrible ?…

Nul ne le reconnaissait !

De cette seconde de suprême répit, Roland profita pour, d’unbond, renverser les gardes qu’il avait sur sa gauche et s’acculercontre la paroi de la voûte, près de la fenêtre…

Mourir… Oui, il mourrait !… Mais ce ne serait pas surl’échafaud !… Ce serait dans une bataille dernière, dans unelutte forcenée… Mais il ne redescendrait pas vivant dans satombe !

« Saisissez-le ! gronda la même voix que tout àl’heure. Saisissez-le sans le tuer ! »

Mais cette voix fut couverte par un effroyable coup de tonnerre.Le pont vacilla. La paroi de la voûte se lézarda. Une violenteodeur de soufre emplit la voûte, une fumée âcre déroula sesvolutes…

« Sauve qui peut ! hurlèrent des voix affolées tandisque retentissait le rire puissant du condamné. Sauve quipeut ! La foudre est sur le pont ! Le pont est enfeu ! »

À ce moment précis, un spectacle inouï acheva d’épouvantergardes, prêtre et bourreau !

Au bout du pont, à l’entrée des prisons, un homme apparut, uncolosse velu, avec les bras nus, la poitrine nue, le visage livide,les muscles saillants, comme prêts à crever la peau. Il étaitfantastique, fabuleux. Et c’était quelque chose d’énorme qu’ilportait sur sa tête, une pierre monstrueuse, une dalle géante…

Cet homme, cet être cyclopéen, poussa droit devant lui comme unetempête qui se fût mêlée à la tempête du ciel. Le bloc qu’ilportait sur la tête renversa sept, ou huit gardes, qui roulèrent,le front fendu. Et dans le boyau du pont fuligineux, dans letumulte des coups de tonnerre, dans l’épouvante des spectateurs, ilbondit, s’arrêta devant la fenêtre grillée… On vit un instant ladalle se balancer au bout de ses deux bras de titan, puis cettedalle lancée comme une catapulte vola, heurta formidablement lesbarreaux de la fenêtre, passa, tomba dans le canal avec cinq ou sixgrosses pierres arrachées, déchirées par le choc…

En même temps, Scalabrino saisit Roland, et par le trou béant,sauta dans le vide…

Des coups d’arquebuse retentirent… mais l’instant d’après, lesgardes massés dans le boyau du pont reculèrent, aveuglés, asphyxiéspar l’épaisse fumée… Le pont brûlait… le feu se communiquait aupalais ducal !

Roland se sentit d’abord entraîné au fond de l’eau et son piedtoucha le lit du canal. Il était dans cet état de surexcitationnerveuse où on accomplit des prodiges. Il se mit à nager entre deuxeaux, cherchant à gagner le plus possible à chaque brasse, ens’éloignant du Pont des Soupirs. Près d’une demi-minute s’écoulaainsi. À ce moment, Roland sentit qu’il lui fallait à tout prixrespirer. Alors, d’un vigoureux coup de talon, il remonta, etémergea entre deux gondoles serrées l’une contre l’autre. Cramponnéaux flancs de deux barques, Roland aspira avec volupté l’air purque balayaient des souffles d’ouragan, l’air de laliberté !…

À ce moment, près de sa tête, surgit de l’eau une autretête.

Scalabrino apparut, s’ébroua fortement. Ils ne se direntrien.

Bientôt Roland replongea, suivi de son compagnon.

Ils recommencèrent la même manœuvre, et lorsqu’ils revinrentrespirer, ils étaient à plus de cent brasses du pont. Autour d’eux,les quais étaient déserts. Maintenant une pluie de déluges’abattait sur Venise.

Deux fois encore, ils nagèrent entre deux eaux. À la dernièrefois qu’ils revinrent à la surface, ils avaient tourné l’angle ducanal, et le Pont des Soupirs, le palais ducal, les prisons avaientdisparu.

Scalabrino, cette fois, se hissa dans une barque amarrée à unpieu. Roland le rejoignit et s’étendit, pantelant, sous la tentedont son compagnon referma les rideaux de cuir. À l’arrière de labarque, Scalabrino trouva le large caban du gondolier et le jetasur ses épaules. Puis il détacha la gondole et, s’emparant de larame, il se mit à pousser activement l’embarcation.

Roland, étendu sous la tente, la face tournée vers le ciel enfeu, sous la pluie diluvienne qui semblait voguer dans les airs parlarges rafales, les yeux grands ouverts, regardait, écoutait,aspirait, pour ainsi dire, de la vie.

Et comme au moment de mourir, à cette minute, où il revenait àla vie, le même nom fut murmuré par ses lèvres, toutdoucement :

« Léonore ! »

Et déjà il bâtissait un plan. Il irait à l’île d’Olivolo, seferait reconnaître de Dandolo, puis il se montrerait à Léonore.Ensemble, ils partiraient de Venise, Il retrouverait sa mère, ilretrouverait son père, et soit à Milan, soit à Florence, ilrecommencerait pour lui et les siens une vie qu’il se sentaitcapable de leur faire assez belle pour que l’horrible aventure fûtà jamais oubliée.

Ses ennemis, il les ignorait. Il se croyait encore victime dequelque fausse dénonciation. Seulement, quand il évoquait lesupplice infligé à son père, toutes ces obscurités s’illuminaientd’un éclair pareil à ceux qui déchiraient le ciel, et à tout sonrêve d’amour se mêlait un seul projet de vengeance : avant dequitter Venise, il tuerait Foscari qui avait présidé au supplice duvieux Candiano.

« Monseigneur, dit tout à coup Scalabrino, nous sommesarrivés. »

Dix minutes plus tard, Scalabrino entrait dans une maisondélabrée, montait tout en haut par un escalier de bois très raideet toquait à une porte. Une jeune femme vint ouvrir.

« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?murmura-t-elle.

– Juana ! dit Scalabrino. Je suis donc bienchangé ?… »

La femme le considéra un instant avec des yeux agrandis parl’effroi et la stupéfaction.

« Jésus, Marie ! fit-elle enfin. Est-il possible quece soit toi !…

– Entrons maintenant », fit Scalabrino.

Roland pénétra dans le logis. Tout y était pauvre, mais nondépourvu d’une certaine coquetterie. Juana était demeurée immobile,toute pâle, et sa main désignait sur une table un morceau deparchemin cloué sur une planchette.

Roland suivit la direction de la main, aperçut le parchemin ets’en approcha. Il entendit alors Juana qui bégayait :

« Je l’ai arraché hier à la porte basse de Notre-Dame de laSalute… »

Ce parchemin, c’était une des tablettes qui annonçaient aupeuple l’exécution publique du bandit Scalabrino.

Il était daté du 4 juillet de l’an 1515.

Cette date fulgura devant les yeux de Roland.

« Six ans !… »

Le premier moment fut un étonnement inexprimable chez Roland.Si, la veille, on lui eût brusquement demandé depuis combien detemps il était enfermé, il eût répondu :

« Deux ou trois ans, peut-être… »

Au-dessus de la table, il y avait un miroir.

Il se regarda et fut épouvanté de ne pas se reconnaître. Deuxplis verticaux très durs, très profonds barraient son front, seslèvres s’étaient comme pétrifiées ; ses traits devenus durss’étaient creusés.

Il détourna son regard qui, machinalement, retomba sur latablette.

– DANDOLO, Grand Inquisiteur d’État.

– FOSCARI, doge.

– ALTIERI, capitaine général.

Au-dessous des trois noms, l’évêque de Venise demandait aupeuple une prière pour l’âme du condamné.

Et ces dernières lignes étaient signées :

– BEMBO, par la grâce de Dieu évêque deVenise.

Roland, sans un mot, attira à lui une chaise. Il s’assit, plaçases deux coudes sur la table, mit sa tête dans ses deux mains.

Et alors, d’une voix étrange, il assembla ces quatre noms qui,sur la tablette du condamné, se détachaient en lettres defeu :

« Dandolo ! Foscari ! Altieri !Bembo !… »

Et il lui sembla que le nom du condamné, ce n’était pasScalabrino, mais Roland Candiano !…

Scalabrino, lui aussi, avait vu la tablette que lui montraitJuana. Mais il ne lui avait accordé qu’un coup d’œil indifférent.La première émotion passée, il saisit la jeune femme dans ses deuxbras, l’enleva et l’embrassa sur les joues en disant :

« Tu ne t’attendais pas à me voir ce matin, dis ?…

– Je priais ! répondit la pauvre Juana qui éclata enlarmes.

– Tu ne m’avais donc pas oublié, toi ?

– T’oublier ! N’est-ce pas toi qui as pris soin de monenfance ? Pour moi, tu fus toujours le bon frère…

– C’est vrai ! dit Scalabrino attendri.

– Mais, reprit-elle, ils t’ont donc fait grâce ?

– Grâce ! fit Scalabrino. C’est moi qui me suis faitgrâce !

– Que veux-tu dire ?

– Que je me suis évadé ; que si le bourreau ou lessbires des Dix apprenaient que je suis ici, dans une heure ma têteroulerait sur les dalles de la place Saint-Marc !

– Tu t’es évadé ! Le matin où tu allais être…Oh ! je tremble quand j’y songe !… Comment as-tu pu…

– Comment ? Je ne sais plus moi-même !…

– Et lui ? fit Juana à voix basse en désignantRoland.

– Lui ! murmura le colosse, dont les yeux sevoilèrent.

– Qui est-ce ?…

– Tais-toi… Laisse-le !… Viens, donne-moi àmanger… »

Le logis se composait de deux pièces. Celle dans laquelle setrouvait Roland servait de chambre à coucher. L’autre, plus petite,dans laquelle Juana entraîna Scalabrino, était une cuisine oùmangeait la jeune femme. Elle improvisa un repas sommaire queScalabrino dévora avec volupté.

Lorsque l’appétit du colosse fut à peu près satisfait, il se mità regarder Juana avec un certain étonnement.

« Te voilà belle, dit-il… et même, on dirait… plus coquetteque jadis… un ruban rouge dans tes cheveux ? un collier à toncou ? »

Juana baissa la tête. Scalabrino la considéra avecattention :

« Tu as un amoureux ?

– Non !…

– Alors ?… Voyons, dis-moi… »

Elle pâlit davantage encore et se mit à pleurer.

« Oh ! je comprends ! dit sourdement Scalabrino.Pauvre petite ! Pauvre Juana !… Tu as donc souffert de lamisère en mon absence, pour en être réduite à ce terriblemétier !…

– Ainsi, tu ne me méprises pas ? demanda la pauvrefille.

– Moi, te mépriser !… Eh ! que suis-je donc pouravoir le droit de mépriser quelqu’un !

– Tu es bon, frère, dit Juana essuyant ses yeux.

– Allons, console-toi. Je suis là, maintenant, et par laMadone tu redeviendras ce que tu étais…

– Tout mon mal, continua-t-elle, est venu du jour où lasainte qui partageait mon logis…

– De qui veux-tu parler ? fit-il, haletant.

– Souviens-toi. Celle que tu apportas ici par cette nuitd’émeute et de bataille… celle devant qui, pour la première fois,je te vis pleurer… C’était la femme du doge Candiano, la mère decet infortuné jeune homme arrêté au moment de ses fiançailles…

– Qu’est-elle devenue ?…

– Elle est morte.

– Morte ! » exclama Scalabrino en pâlissant.

À ce moment, la porte qui faisait communiquer les deux piècess’ouvrit, et Roland apparut. Il était livide. D’une voix douce etqui ne tremblait pas, il dit : « Raconte-moi comment mamère est morte…

– Votre mère ! exclama Juana. Vous êtes donc…

– Je suis Roland Candiano. Et puisque tu as vu mourir mamère, je désire que tu me dises comment elle est morte.

– D’où faut-il prendre les choses, monseigneur ?

– Du moment où Scalabrino sortit d’ici pour ne plusrevenir…

– Soit, donc, puisque vous le voulez… Donc,Mme Silvia attendit en vain le retour deScalabrino. Qu’était-il devenu ? J’appris un mois plus tardqu’il avait été arrêté. Je pleurai… Mais que pouvaient meslarmes ?

– Pauvre petite Juana ! dit le colosse.

– Mme Silvia, elle, ne pleura pas. Maiscette douleur muette me déchirait vraiment le cœur. Tous les jours,elle sortait de bonne heure et ne rentrait que le soir à la nuit.Je la suivais de loin, pour lui porter secours, car il m’avaitsemblé voir qu’on la regardait de travers. On eût dit qu’ellefaisait peur aux gens.

– Ainsi, demanda Roland, nul n’eut pitié de mamère ?

– Du moins, murmura-t-elle, ceux qui eurent pitié n’osèrentle montrer ! murmura Juana baissant la tête.

– Et que faisait-elle dehors ?…

– Elle rôda longtemps autour des palais qu’habitaient lesprincipaux chefs de l’État.

– Oh ! je comprends ! râla avec un sanglotintérieur Roland, elle demandait ma grâce !…

– Un jour, elle put approcher le seigneur Foscari, continuaJuana ; mais il la fit repousser par ses gardes. Un soir,comme je l’avais suivie de près, je vis un homme qui l’abordait etqui lui parla. Que lui dit-il ?… Je ne sais. Mais lorsqueMme Silvia eut regagné le logis, je vis qu’elleétait d’une pâleur de cire. Toute la nuit, malgré mes prières, elledemeura sur une chaise. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’elle selaissa soulever dans mes bras. Je la couchai. Elle tourna la têtecontre la muraille. Je crus qu’elle allait s’endormir. Maislorsque, sur la pointe des pieds, je revenais la voir, jeremarquais que ses yeux étaient grands ouverts et qu’elle murmuraitconstamment ces mots : « Mort ! il estmort ! Tout est fini ! »

Roland essuya son front couvert de sueur et fit quelques pasdans la petite pièce.

« Et cet homme qui avait parlé à ma mère, leconnais-tu ?…

– Oui, monseigneur !

– Son nom ?

– Il s’appelait Bembo et est devenu évêque de Venise…

– Continue !

– C’est le plus triste qu’il me reste à vous raconter,monseigneur, dit alors Juana. Je parcourais les rues vendant desoranges et des citrons, ou des roses et des œillets, selon lessaisons. Lorsque j’eus Mme Silvia à la maison, jecherchai à augmenter ma vente. Mais loin d’augmenter, ellediminuait de jour en jour. Je ne pouvais deviner la cause de monmalheur, mais de plus en plus, les clients s’écartaient de moi, etles fleurs que j’achetais pour les revendre se fanaient dans monpanier. Enfin, un jour, j’eus l’explication que je cherchais envain. Une femme que je ne connaissais pas me dit, en regardantautour d’elle avec effroi, que tous ceux qui m’achetaient desfleurs étaient dénoncés… « Mais pourquoi ? balbutiai-je,interdite. – « Pourquoi, enfant ? Pourquoi recueilles-tuchez toi la mère du rebelle condamné par le puissantConseil… » Je demeurai étourdie, indignée.

– Et l’idée ne te vint pas de te séparer de cette vieillefemme qui causait ton malheur ?

– Non, monseigneur, répondit ingénument Juana. Je m’étaisattachée à Mme Silvia, et je l’aimais comme unemère.

– Que fis-tu donc ? » demanda Roland.

Juana baissa la tête et, de ses deux mains, couvrit son frontdevenu pourpre.

« Monseigneur, fit-elle à voix basse, ne me le demandezpas… Bientôt je manquai d’argent. Et pourtant, il fallait uncertain vin vieux pour la pauvre vieille qui m’avait appelé safille…

– Tu dis que ma mère t’appela sa fille ?

– Oui, monseigneur !… Mais peut-être n’étais-je pasdigne de ce beau titre… car je ne sus pas résister… Un soir, jevoyais bien que les forces de Mme Silvias’épuisaient… il eût fallu acheter un cordial… je me désespérais,et elle, cependant, me souriait. Alors, je perdis la tête… Jedescendis… il faisait nuit… un homme m’aborda… un jeune seigneur…Quand je remontai, j’avais le cordial, j’avais des vivres…Ah ! monseigneur, pardonnez-moi d’avoir employé de l’argentimpur à nourrir votre mère !… »

Roland fit un pas et se laissa tomber à deux genoux, et ilsaisit les mains de Juana sur lesquelles, pieusement, il déposa unbaiser, tandis que des sanglots lui secouaient les épaules.

« Que faites-vous, monseigneur ? s’écria Juana.

– Ce que je fais ! sanglota Roland. Je te révère et tebénis, et je te dis : « Juana, ma sœur, tu m’essacrée.

– Tonnerre de Dieu, j’étouffe ! » grondaScalabrino en ouvrant violemment la fenêtre.

Roland se releva, ses traits bouleverséss’immobilisèrent :

« Achève, mon enfant… dit-il.

– Je n’ai plus que peu de mots à vous dire, poursuivitJuana avec une sorte de timidité. Les forces de votre pauvre mèredéclinèrent rapidement… Je fis ce que je pus pour qu’elle n’eût pasà souffrir. Quand je n’avais plus d’argent, je savais maintenant oùen trouver… Un soir, c’était le 10 juin de l’an 1510, un an jourpour jour après votre arrestation, elle s’éteignit dans mes bras,en murmurant votre nom. Je mis un rameau de buis entre ses mainspâles, et je l’ensevelis dans un drap blanc. Et le lendemain, quandon l’eut enlevée, quand je me retrouvai toute seule en ce monde, jepleurai amèrement… C’est tout monseigneur !… »

Longtemps, Roland garda le silence.

Un dernier grondement de la tempête qui s’apaisait au-dehors lefit tressaillir, le réveilla de cette tragique rêverie.

« Juana, dit-il doucement, à partir de ce jour, tu n’esplus seule en ce monde. Tu as un frère. Va Juana, va, ma sœur… Vaaussi, Scalabrino… Laissez-moi seul… »

Juana et Scalabrino, ayant jeté sur Roland un regard où il yavait presque de l’effroi, obéirent…

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