Le Pont des soupirs

Chapitre 31CHOC DE PASSIONS

Au fond du palais d’Imperia, dans cet appartement qui étaitréservé à Bianca et que la courtisane avait paré avec une virginaleélégance… La mère et la fille, assises l’une près de l’autre,causaient, les mains dans les mains. Bianca venait de raconter à samère les péripéties de son voyage à Mestre, son séjour auprès deJuana, la soudaine arrivée de Sandrigo.

Elle avait à peine parlé de Roland, mais dans le peu de motsqu’elle avait dits, Imperia avait senti un respect passionné, uneadmiration et une confiance sans bornes. Elle avait écouté lesparoles de sa fille avec une sombre inquiétude.

« Enfin, dit-elle, nous voilà unies, mon enfant ; tevoilà hors de tout danger, grâce au courage de ce brave officier…le seigneur Sandrigo.

– Mais, ma mère, dit Bianca, je n’étais pas en dangerauprès de Juana… Le danger était ici… le danger c’était cet hommequi m’enlevait… cet être hideux que je n’ai fait qu’entrevoir, maisdont les traits demeurent gravés dans ma mémoire… »

Bianca parlait de Bembo. Elle frissonna.

« Ne crains plus rien de cet homme », dit sourdementImperia.

Bianca hocha la tête.

« Qui sait s’il ne reviendra pas ! murmura-t-elle.

– Il est mort ! » dit sourdement Imperia.

Et elle se perdit dans une songerie sombre. Oui, Bembo étaitmort, frappé par Roland. Lui-même le lui avait annoncé. Et quisavait maintenant où s’arrêterait la vengeance deCandiano ?

Elle avait su que Roland, traqué dans la maison de l’îled’Olivolo, était parvenu à fuir. Mais il reviendrait ! Elle enétait sûre !

Elle ignorait d’ailleurs le rôle de Léonore. Mais ce rôle, ellele soupçonnait. Sa lutte avec Léonore se retraça vivement à sonesprit. Elle avait été vaincue !

Elle avait dû livrer le secret de l’évasion de Roland !…Sans doute, à ce moment, Léonore songeait au moyen de rejoindrecelui qu’elle aimait ! Peut-être lui avait-elleparlé ?

Et maintenant, elle enveloppait dans la même haine LéonoreDandolo et Roland Candiano, ceux qu’autrefois on appelait lesamants de Venise ! Oui, elle les haïssait tous les deux,farouchement. Elle n’aurait de paix qu’au jour heureux où elleserait sûre que la pierre d’une tombe était à jamais scellée surles amants…

À ce moment, la femme de chambre favorite d’Imperia entra dansla pièce où se tenaient la fille et la mère.

« Signora, dit cette femme, quelqu’un est là qui veut vousparler…

– Qui est ce quelqu’un ? demanda Imperia.

– Il ne dit pas son nom, signora.

– Mais est-ce quelqu’un qui soit déjà venu ici ?

– Je n’ai pu voir son visage qu’il tient à demi caché dansles plis de son manteau. »

Ce mystère et ces précautions amenèrent à l’instant même un nomet une image dans l’esprit de la courtisane.

Roland Candiano !…

Seul Roland avait intérêt à se cacher ainsi pour entrer chezelle.

Aussitôt, elle fut debout, pâle, agitée, son regard dans ungrand miroir. Machinalement, du bout de ses doigts, elle arrangeases cheveux, elle chercha à se faire plus coquette.

Pour qui ? Pour Roland ?… Ne le haïssait-elle donc pasde toutes ses forces depuis que – de toutes ses forces – elleaimait Sandrigo, lieutenant des archers de Venise ?…

« Si c’est lui, et ce ne peut être que lui, murmura-t-elle,il ne sortira pas d’ici vivant. »

Et en parlant ainsi, elle saisissait un écrin d’argent,l’ouvrait, y puisait un crayon dont, avec une activité fébrile etune parfaite sûreté de main, elle rehaussait d’une ligne noirel’éclat de ses yeux et d’un léger trait rouge la fleur rouge de seslèvres.

Elle avait oublié sa fille.

Bianca, elle aussi, se demandait qui pouvait être cet inconnuqui voulait parler à sa mère. La pauvre petite tremblait.

Ce n’était pas la figure de Roland qu’elle évoquait.

Ce qu’elle entrevoyait, c’était la redoutable figure, la hideusephysionomie qui hantait ses nuits de mauvais rêves.

Et tout à coup, elle le vit dans l’entrebâillement de la porte,derrière la femme de chambre. Ses yeux louches et ardents sefixaient sur elle et dardaient d’âpres convoitises. Il souriait, etce sourire glaçait la malheureuse enfant. Éperdue, folle deterreur, Bianca se rejeta en arrière en poussant un cri deterreur.

Imperia se ressaisit et vit l’homme.

« Bembo ! » exclama-t-elle presque aussiépouvantée que sa fille.

Bembo voulut s’avancer.

Il saluait, s’inclinait, cherchait à se faire gracieux.

« Je m’ennuyais d’attendre… j’avais une si grande hâte derevoir la signora… et vous aussi… vous surtout, signorina »,ajouta-t-il en s’adressant directement à Bianca.

Surmontant sa terreur superstitieuse, trop certaine que Bemboétait bien devant elle en chair et en os, Imperia s’élança, saisitle cardinal par la main, et ordonnant d’un signe à la servante deveiller sur Bianca, referma la porte.

Quelques instants plus tard, la courtisane et le prêtre setrouvaient dans cette petite pièce où Imperia recevait sesintimes.

« Pourquoi ne pas être restés là-bas ? bégayaBembo.

– Pourquoi ? Une fois, déjà, vous vous êtes avancéjusqu’à l’appartement de ma fille… Cette attitude, je doisl’avouer, me paraît étrange. »

Bembo prit place sur un fauteuil.

Son sang-froid lui revenait. L’émotion violente qu’il avaitressentie à la vue de Bianca faisait place à cette subtile présenced’esprit qui l’abandonnait bien rarement.

« Je vois, dit-il, que nous avons à causer une bonne foisde nos affaires. Veuillez donc m’écouter, madame. »

*

* *

On n’a pas oublié sans doute la scène dans laquelle Sandrigoavait annoncé au cardinal Bembo son proche mariage avec Bianca etlui avait demandé de bénir lui-même leur union dans une imposantecérémonie qui aurait lieu dans la cathédrale même.

Bembo était demeuré d’abord comme frappé de la foudre.

Puis il s’était dirigé vers le palais d’Imperia, bouleversé,sachant à peine ce qu’il voulait faire ou dire.

Mais lorsque sa gondole l’avait déposé devant les degrés demarbre de la somptueuse demeure, il avait déjà combiné un plan.

On a vu qu’il avait évité de se faire reconnaître.

Bembo avait depuis longtemps étudié l’intérieur du palais etsavait exactement par où il fallait passer pour arriver jusqu’àBianca. À peine se trouva-t-il dans la pièce où on venait del’introduire qu’il fut pris de l’irrésistible désir de revoir lajeune fille, dût-il être encore accueilli par un gested’horreur.

Il s’élança donc à travers les couloirs, et parvint jusqu’àl’appartement de Bianca presque en même temps que la femme dechambre… Il vit Bianca.

Elle lui apparut plus belle, plus désirable que jamais.

Ce fut à ce moment que Bianca l’aperçut.

L’idée de Bembo était d’entrer coûte que coûte et de parlerdevant la jeune fille. Mais la passion l’avait bouleversé à un telpoint que, lorsque Imperia saisit sa main et l’entraîna, il selaissa faire sans résistance.

La courtisane, maintenant, le regardait avec stupéfaction.

C’était Bembo qui était là devant elle !…

Mais alors, Roland Candiano s’était donc vanté ?

Il était donc moins redoutable qu’il ne le paraissait, puisqu’ilavait été obligé de mentir, puisque Bembo était vivant.

« Vous avez été blessé ? demanda-t-elle sans répondreaux dernières paroles du cardinal.

– Moi ? Pas le moins du monde… Croyez-vous que l’on meblesse aussi facilement ?… Ah ! madame, ajouta-t-il enjouant sur le mot, il faut, en effet, que je sois assez difficile àblesser, puisque je ne m’émeus pas de l’accueil qu’on me faitici !

– Mais votre absence…

– Un voyage, madame, un petit voyage aux environs deVenise.

– Quoi ! vous n’avez même pas été blessé le soir oùvous avez tenté d’enlever ma fille !… Quoi ! RolandCandiano ne vous a pas arraché Bianca !…

– Qui vous a fait ce beau conte ?

– Candiano lui-même !

– Vous l’avez donc vu, vous aussi ! s’écria Bembod’une voix sombre.

– Ah ! vous voyez bien que vous l’avez vuvous-même !

– Eh bien ! oui, c’est vrai. Je l’ai vu, et je puisvous dire, madame, que notre vie à tous est en danger.

– Je le sais ! dit Imperia frissonnante.

– Plus que jamais nous devons veiller, plus que jamais nousdevons rester unis. Si je lui ai échappé cette fois, c’est par uneévidente protection du Ciel. Mais peut-être une autre foisserais-je moins heureux… Pour moi encore, pour Foscari, pourAltieri, la lutte est facile ; nous sommes des hommes, etRoland Candiano si redoutable qu’il soit n’est qu’un homme. Maisvous, madame, vous, une femme, faible, isolée dans Venise, qui vousprotégera, qui vous défendra, sinon nous, sinon moisurtout !… »

Il étudia l’effet de ces paroles sur Imperia… À sa grandesurprise, elle ne témoigna pas l’épouvante qu’il espérait.

Imperia songeait en effet qu’elle avait un protecteur dont elleconnaissait la force et l’audace. C’était Sandrigo.

« D’où lui vient une pareille tranquillité ? »songea Bembo.

Et changeant aussitôt ses batteries, il reprit :

« Tout, d’ailleurs, madame, vous oblige à demeurer monalliée fidèle.

– J’y suis résolue, croyez-le, dit froidement Imperia.

– Frappons le grand coup », murmura entre ses dentsBembo exaspéré.

Il leva vers la courtisane un visage implacable, et de cettevoix douceâtre qui ressemblait à un glissement dereptile :

« Vous ignorez peut-être, madame, de quoi je suis capablesi le malheur voulait que nous devenions ennemis…

– Pourquoi deviendrions-nous ennemis ? balbutia lacourtisane.

– À Dieu ne plaise, madame ! Mais enfin si de péniblescirconstances m’obligeaient à vous considérer comme mon ennemie,j’aurais à prendre aussitôt telles mesures de défense que je croisdevoir vous exposer…

– Je vous écoute…

– Mon premier soin serait de jeter au Tronc desDénonciations un billet qui est tout préparé et que je portetoujours sur moi… J’en connais les termes par cœur. Je vais vousles dire. Je dois d’ailleurs vous prévenir qu’un ami sûr est chargéde déposer la même dénonciation au cas où je viendrais àdisparaître plus d’un mois. Cela dit, madame, vous n’ignorez pasque les Candiano ont toujours eu des amis dans le Conseil des Dix.Vous devez vous rappeler que si le vieux Candiano fut condamné danscette nuit dont je n’ai pas besoin de vous retracer les péripéties,c’est qu’il fut prouvé que Roland Candiano avait assassinéDavila, votre amant. Vous me suivez bien, n’est-ce pas ?…

– Je vous suis, dit Imperia dont les dentss’entrechoquaient.

– Parfait. Il ne me reste plus qu’à vous réciter le textede ma petite dénonciation. Elle est d’ailleurs en termes mesurés,et digne d’un bon citoyen désireux d’assurer le libre cours de lajustice. Le voici :

« Le soussigné a l’honneur de prévenir le très haut et trèspuissant Conseil des Dix que sa vigilance et sa justice ont ététrompées dans la nuit du 6 juin de l’an 1509. L’assassin du nobleet regretté Davila n’était pas Roland Candiano. C’était une femmedu nom d’Imperia, qui habite encore Venise, en son palais du GrandCanal. »

Bembo garda une minute le silence.

Le visage d’Imperia était décomposé par la terreur.

Elle grelottait comme par un grand froid.

« Je termine, continua Bembo. Ce billet, je le signe.Appelé devant le tribunal suprême, je maintiendrai les termes de madénonciation à laquelle mon caractère de prêtre, mon autorité decardinal-évêque donneraient tout le poids nécessaire. Vous êtes,madame, beaucoup trop intelligente pour ne pas imaginer les suitesfatales du procès qui vous serait fait…

– Que voulez-vous donc ?… »

Bembo se leva, se pencha sur Imperia :

« Je ne veux pas que tu donnes ta fille à Sandrigo, car tafille m’appartient !… »

Imperia s’écroula dans son fauteuil, le visage dans les deuxmains.

Lorsqu’elle releva la tête, Bembo avait disparu.

Le cardinal s’était éloigné silencieusement.

« Qu’elle reste trois jours sous cette impression,gronda-t-il, que la terreur accomplisse son œuvre dissolvante danscette âme !… Dans trois jours je reviendrai, et Bianca sera àmoi ! »

Il avait ouvert une porte, et un valet se présentait à lui pourl’escorter. Au moment où il entrait dans le vaste salon qu’il luifallait franchir pour sortir du palais et où on faisait attendreles visiteurs, il aperçut un homme qui franchissait une des portesconduisant à l’intérieur.

Il le reconnut aussitôt : c’était Sandrigo.

« Mon ami, dit-il tranquillement au valet qui l’escortait,prends ces dix écus et réponds-moi. »

Le valet saisit l’argent et s’inclina en homme tout dévoué.

« Mon ami, reprit Bembo, l’homme qui vient de franchircette porte, là… qui est-ce ?

– Je l’ignore, monseigneur. Je sais seulement que c’est unvisiteur qui attendait pour être conduit auprès de la signora.

– Et il est en ce moment près d’elle ?

– Sans aucun doute.

– Cinquante doubles ducats pour toi, si je peux entendre ceque cet homme et la signora vont se dire…

– Cinquante doubles ducats !

– Oui ! me reconnais-tu ?

– Oui, monseigneur.

– Ce soir, en mon palais, tu toucheras la somme.

– Venez ! »

Le valet entraîna Bembo. Quelques instants plus tard, celui-cise trouvait dans une étroite pièce, et le valet, mettant un doigtsur sa bouche, lui désignait d’un coup d’œil une tenture derrièrelaquelle on entendait un murmure de voix.

Le domestique s’inclina en murmurant :

« Quand vous voudrez vous retirer, vous ouvrirez cetteporte ; je serai là et vous conduirai sans que vous soyezvu. »

Puis il disparut silencieusement.

Bembo, étouffant le bruit de ses pas sur le tapis épais duparquet, s’approcha lentement de la tenture, s’assit et écouta.L’homme qui parlait en ce moment à Imperia était en effetSandrigo.

« J’avais hâte de vous revoir, disait-il.

– Et moi, je vous attendais », répondit Imperia decette voix enveloppante qui était déjà une promesse de plus suavestendresses.

Mais Sandrigo, faisant effort pour échapper à l’ensorcellement,reprit :

« Je me suis préoccupé de chercher un prêtre pour bénir monunion avec Bianca. »

La courtisane pâlit légèrement.

Et si, en ce moment, elle fût descendue au fond de son cœur,peut-être eût-elle été épouvantée d’y trouver l’aube livide d’unsentiment qui devait être de la haine…

Oui, elle était jalouse, maintenant… jalouse de sa fille.

« Un prêtre ! fit-elle. Et qu’importe le prêtre quiprononcera les paroles du rite ! Et puis, pourquoi tant sepresser ?…

– La question du prêtre avait pour moi de l’importance, ditfermement Sandrigo en évitant de relever les derniers motsd’Imperia. Ou plutôt la question de la cérémonie. Je suis inconnu àVenise ; les rares personnes qui me connaissent sont des chefsde sbires et ils ne connaissent en moi que le bandit. Je veux doncune belle cérémonie, au grand jour, dans la plus belle église, etje veux un prêtre qui jouisse du respect universel.

– Et qui est ce prêtre ?

– Le cardinal-évêque en personne. Il consent à officierpour unir le lieutenant Sandrigo à la fille d’Imperia.

– Bembo ?

– Lui-même. »

Et Sandrigo eut un sourire de triomphe.

« Cela vous étonne, n’est-ce pas ? On fera pour moi cequ’on ferait pour un fils de doge. Voyez-vous Saint-Marc pavoisé,illuminé de mille cierges, tout le clergé réuni, les chanoines, lesdiacres, et la haute société de Venise accourue, le capitainegénéral, le Grand Inquisiteur, peut-être le doge lui-même ! Etau maître-autel, entouré de ses dignitaires, l’évêque de Venise, lecardinal Bembo !… Qu’en dites-vous ?…

– Il vous a promis ?

– Ce matin même.

– Et il sait le nom de la fiancée ?

– Il le sait. »

Imperia passa ses deux mains sur son front.

L’étonnement qu’elle éprouvait tenait du cauchemar.

Il n’y avait pas dix minutes que Bembo était là, penché surelle, le visage convulsé, menaçant, lui disant :

« Je ne veux pas que Bianca soit la femme de Sandrigo,Bianca m’appartient ! »

Et maintenant, Sandrigo, remplaçant l’atroce figure du cardinal,lui disait :

« Bembo consent à bénir mon union avec Bianca. »

Il y avait là quelque terrible mystère, et sa première penséefut que l’évêque avait donné sa promesse à Sandrigo pour ne paséveiller ses soupçons…

« La chose, continuait Sandrigo, est en effet assezsurprenante. Mais elle cessera de vous étonner quand je vous auraidit que Bembo me doit la vie. »

Et, en peu de mots, il raconta son expédition aux gorges de laPiave.

Dès lors, il fut évident pour Imperia que Bembo avait promistout ce que le bandit avait pu demander en feignant une vivereconnaissance, mais qu’il s’apprêtait à se débarrasser de lui.

Devait-elle prévenir Sandrigo ?

Oui, certes !… Tout lui dire, le mettre en garde, unirleurs deux efforts, leurs deux énergies contre Bembo.

Mais l’inévitable conclusion en cas de victoire, c’était lemariage de Sandrigo et de Bianca !

Elle ne trouva d’autre solution que de gagner quelques heures,pendant lesquelles elle pût réfléchir, prendre unedétermination.

Avec l’instantanéité de son fougueux tempérament, elle écartaalors toute pensée, toute préoccupation pour se livrer entière àVénus qui grondait en elle. Ces troubles profonds, ces terreurssuccessives avaient surexcité ses nerfs.

Pâle d’amour, languissante, elle se leva, se jeta sur les genouxde Sandrigo, l’enveloppa de ses bras et murmura :

« Qu’importe le prêtre qui t’unira à une autre.…Moi, je n’ai pas besoin de prêtre pour me donner àtoi !… »

Lorsque Sandrigo s’éloigna, ivre de volupté, il se demandalaquelle maintenant tenait la plus grande place dans ses penséessurexcitées :

La mère ou la fille !…

Bembo, derrière sa tenture, avait assisté à tout cet entretienqui s’était terminé par une scène d’amour effréné, par une sauvageétreinte de deux impudeurs déchaînées.

Et il résolut de porter un grand coup.

Au moment où Imperia brisée, languissante, achevait de rajusterses vêtements en désordre, il souleva la tenture et apparut.

Imperia fut si stupéfaite, si bouleversée de terreur qu’elle neput faire un geste, prononcer un mot.

Déjà Bembo s’inclinait devant elle et disait :

« Madame, j’ai votre secret, maintenant. Vous aimezSandrigo. Vous êtes la rivale de votre fille, et dans votre âme quela passion domine, une seule question domine toutes lesautres : comment faire pour que Sandrigo n’aime plus Bianca,pour que votre amant soit à vous seule, tout entier !… Est-cevrai, madame ?

– C’est vrai ! gronda Imperia parvenue à ces limitesd’exaspération où la dissimulation est impossible.

– Eh bien, dit alors Bembo, la solution, je vous l’apporte,moi !…

– Vous !…

– Tenons pour nul et non avenu tout ce que nous avons dittout à l’heure. Oubliez vos menaces. Soyons amis. Soyons alliés.Voulez-vous ?

– Je le veux…

– Eh bien, à vous Sandrigo… à moi Bianca. Je vous laissel’un, je vous jure qu’il ne lui sera fait aucun mal… Donnez-moil’autre ! Voulez-vous ? »

La mère frémissante, la courtisane déchaînée répondit :

« Je le veux !

– Bien ! Cessez donc de vous inquiéter. Sous peu,Bianca ne s’élèvera plus entre vous et votre amour. Est-ceconclu ? »

Imperia eut un tressaillement profond : peut-être undernier soubresaut de son amour maternel. Bembo la dévorait duregard.

Elle dit enfin, audacieuse, frénétique :

« Conclu !… »

Et Bembo s’éloigna, ivre d’espoir, comme Sandrigo s’étaitéloigné ivre de volupté…

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